22 février 2012, le photoreporter français Rémi Ochlik et la journaliste américaine Marie Colvin sont tués dans le bombardement d’un immeuble à Homs, dans l’ouest de la Syrie. Les tirs de missiles, imputés à l’armée syrienne, blessent également grièvement la journaliste Edith Bouvier, rapatriée à Paris dix jours plus tard. Le 2 mars, le parquet de Paris ouvre une enquête préliminaire pour l’« homicide » de Rémi Ochlik et la « tentative d’homicide » sur la personne d’Edith Bouvier. Alors que l’enquête piétine, l’avocate d’Edith Bouvier et la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) bataillent pour que l’affaire soit confiée à des magistrats spécialisés. « Il ne s’agit pas d’un meurtre et d’une tentative de meurtre, mais bien d’un crime de guerre, insiste Clémence Bectarte, avocate associée à la FIDH. Nous disposons de plusieurs éléments montrant que l’immeuble abritant les journalistes a été sciemment visé par le régime, pour les faire taire. » Les faits seront finalement requalifiés deux ans plus tard, et le dossier transféré au pôle du parquet dédié aux crimes internationaux.
Quand les magistrats spécialisés s’emparent de cette affaire en 2014 – la première en France liée au conflit syrien en cours – le Pôle Crimes contre l’humanité, crimes et délits de guerre n’a que trois ans d’existence. Fondé fin 2011, dans la foulée de l’intégration du Statut de la Cour Pénale Internationale (CPI) dans la loi française, il est alors rattaché au Parquet de Paris et rassemble trois procureurs. Du côté des magistrats du siège, trois juges d’instruction sont également dédiés à ces affaires hors normes. Leur « bras exécutif » au sein de la Gendarmerie nationale - l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité, les génocides et crimes de guerre (OCLCH) – existe lui depuis 2013.
La montée en puissance d’une justice française spécialisée
Dix ans après sa création, le Pôle Crimes contre l’humanité est désormais rattaché au Parquet national antiterroriste. « Depuis juillet 2019, nous sommes cinq procureurs, assistés de trois assistants spécialisés, précise Aurélie Belliot, vice-procureure à la tête du Pôle, Et nous travaillons avec trois juges d’instructions spécialisés, qui seront rejoints par un quatrième en septembre prochain. » De son côté, l’Office dispose aujourd’hui de trente gendarmes et quatre policiers. Sept nouveaux enquêteurs les rejoindront en septembre prochain, et les effectifs pourraient à nouveau se renforcer en 2022, estime le général de brigade Jean-Philippe Reiland, commandant de l’OCLCH. Car ces dernières années les dossiers se sont empilés sur les bureaux des magistrats et des gendarmes. « À l’origine, l’essentiel de nos ressources étaient consacrées aux affaires liées au génocide des Tutsis au Rwanda, rappelle Aurélie Belliot. Aujourd’hui, ces affaires restent importantes, avec 31 enquêtes et instructions ouvertes. Mais nous traitons désormais des crimes commis dans une trentaine de pays différents. Et le nombre de dossiers syriens n’a cessé d’augmenter ces dernières années. » Avec 24 enquêtes préliminaires et 15 informations judiciaires ouvertes sur 150 dossiers en cours au Pôle, les investigations irako-syriennes sont désormais majoritaires.
À l’origine de cette augmentation exponentielle, un afflux de dossiers concernant des exclus du statut de réfugié : les dossiers dits « 1F », en référence à un article de la Convention de Genève de 1951. Celui-ci prévoit que tout État qui a de sérieuses raisons de penser qu’un individu a commis de graves crimes contre la paix dans son pays peut lui refuser sa protection. Et depuis juillet 2015, l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA) est tenu de signaler ces situations au parquet, lequel peut ensuite demander l’ouverture d’une enquête sur l’individu concerné. « Mais il ne faut pas non plus négliger le rôle important joué par la société civile », ajoute le général Reiland. Et les affaires syriennes en particulier ne manquent pas de relais en France, note-t-il. En se constituant parties civiles, les victimes, soutenues par des organisations syriennes exilées et des ONGs internationales, font également ouvrir des enquêtes.
Le rôle de la société civile
En juillet 2012, quelques mois après le début de l’enquête préliminaire dans l’affaire Ochlik/Bouvier, c’est ainsi une plainte de la FIDH et de la Ligue des droits de l’homme (LDH) qui est à l’origine de l’ouverture d’une instruction pour complicité de crimes contre l’humanité, à l’encontre de l’entreprise Qosmos. Cette société française était accusée par les deux ONGs d’avoir fourni du matériel électronique utilisé par le régime de Bachar Al-Assad dans une vaste opération d’écoute et de surveillance de sa population. L’affaire se soldera finalement par un non-lieu, en décembre 2020. Si la société Qosmos « n’a pu qu’avoir conscience qu’elle prenait le risque évident d’apporter son aide à une politique répressive violente constitutive de crimes contre l’humanité et d’actes de torture, l’information judiciaire n’a pas permis de démontrer de lien de causalité entre les sondes vendues par la société Qosmos, dysfonctionnelles, et les tortures et crimes contre l’humanité imputables à son client, le gouvernement syrien », a conclu la juge d’instruction Claire Thépaut dans une ordonnance, dévoilée par NextInpact.
Les témoignages et informations apportées par la société civile sont « un atout non négligeable, car les enquêtes syriennes sont d’autant plus complexes que l’accès au territoire syrien est impossible », note le commandant de l’OCLCH. Aurélie Belliot rappelle cependant que ces organisations et parties civiles ne sont, par définition, pas neutres. Si celles-ci peuvent être des intermédiaires dans la recherche de témoins, il serait dangereux de « sous-traiter » ce type de recherche, rappelle le général Reiland : « Il faut qu’on soit le plus inattaquable possible sur l’impartialité de nos enquêtes. C’est pour cela que nous avons séparé, au sein de l’OCLCH, la division des enquêtes sur les crimes internationaux, qui traite les témoignages et les données rassemblées ; et la division de la stratégie qui s’occupe du recueil de renseignements, des contacts avec la société civile, les organisations internationales et les polices étrangères. »
Depuis 2012, les enquêtes syriennes se sont multipliées en France, dont une majorité portant sur des crimes présumés du régime. Et ce en dépit de certains verrous légaux. « Contrairement à l’Allemagne, nous ne disposons pas d’une compétence totalement universelle en matière de crimes de guerre, de génocide et de crimes contre l’humanité, explique Aurélie Belliot, S’agissant de crimes commis à l’étranger, la justice française est compétente si l’un de ses ressortissants est concerné, qu’il s’agisse d’une victime ou d’un auteur présumé. Notre compétence s’étend ensuite aux crimes internationaux commis par un auteur étranger si le suspect a sa résidence habituelle en France. » Exceptions à la règle : dans des cas de torture et de disparitions forcées, ainsi que pour les crimes relevant de la compétence des anciens tribunaux de l’Onu pour le Rwanda (TPIR) et pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), la simple présence du suspect sur le territoire suffit à la justice française pour se saisir du cas.
Les vertus des enquêtes structurelles
Pour Clémence Bectarte, l’année 2015 marque un tournant judiciaire et politique sur le dossier syrien. En septembre 2015, le ministère des Affaires étrangères dépose sur le bureau du Pôle le dossier « César », du nom de code du photographe militaire syrien qui a exfiltré quelque 28 000 photos de corps suppliciés, sortis des centres de détention du régime syrien. Quelques mois plus tôt, la France avait tenté de convaincre le Conseil de sécurité de l’Onu de saisir la CPI sur les crimes commis en Syrie. Les vétos russe et chinois l’avaient mise en échec. La transmission du dossier César est « un coup politique, une manière pour l’État français de montrer qu’il s’engageait sur ce dossier, commente Me Bectarte, mais en dépit des grands discours, un seul enquêteur a été chargé à l’époque de cette enquête titanesque. Jusqu’à ce que le Pôle et l’OCLCH bataillent pour obtenir davantage de moyens sur ce dossier et en faire une véritable investigation structurelle. »
Si l’enquête devait, à l’origine, déterminer si la justice française était compétente, elle s’est rapidement transformée en recherche de fond sur le système de détention des services de renseignements syriens, menant à la création d’une équipe commune d’enquête avec l’Allemagne. C’est dans ce cadre que, le 12 février 2019, les gendarmes français et les policiers allemands arrêtent trois Syriens, des deux côtés du Rhin. Parmi eux, le sergent Eyad Al-Gharib, condamné en février dernier par la justice allemande pour complicité de crimes contre l’humanité, et son co-accusé, le colonel Anwar Raslan, dont le procès se poursuit depuis plus d’un an à Coblence.
L’enquête à l’encontre du suspect arrêté en France semble, elle, piétiner. Le suspect a d’ailleurs dû être libéré sous contrôle judiciaire. Un cuisant revers ? Le général Reiland assure que l’enquête est encore en cours. Mais il semblerait que les gendarmes français peinent à rassembler les preuves de l’implication du suspect dans les crimes des renseignements syriens. S’il semble établi qu’il a bien travaillé pour le régime aux heures sanglantes de 2011 et 2012, Abdulhamid C. n’aurait tenu qu’un rôle mineur dans la hiérarchie – contrairement aux accusés de Coblence – et sa participation directe aux crimes commis reste encore à prouver. Pour l’heure, cette investigation franco-allemande autour du dossier César a essentiellement débouché sur des procédures outre-Rhin, reconnaît le général Reiland. Le gendarme l’explique notamment par l’importance de la communauté exilée syrienne en Allemagne. « Les témoins et les victimes susceptibles d’apporter des éléments aux enquêtes y sont donc plus nombreux », explique-t-il. La probabilité que d’anciens bourreaux y aient trouvé refuge semble également plus forte que dans l’Hexagone.
Mais cette enquête structurelle n’est pas totalement sans impact en France. Car elle est venue en alimenter une autre, ouverte après la plainte en 2016 du Franco-Syrien Obeida Dabbagh, portant sur la disparition de son frère et de son neveu dans les geôles du régime, trois ans plus tôt. Les disparus Mazen et Patrick Dabbagh possédaient également la double nationalité, justifiant automatiquement l’ouverture d’une enquête à Paris. L’affaire Dabbagh débouchera sur l’émission de trois mandats d’arrêts internationaux en octobre 2018, à l’encontre de hauts responsables du régime syrien : Abdel Salam Faraj Mahmoud, directeur des investigations de la branche de Mezzeh (un quartier de Damas) ; Jamil Hassan, le chef des renseignements de l’armée de l’air, également visé par un mandat d’arrêt allemand ; et, tout en haut de la hiérarchie, Ali Mamlouk, directeur du Bureau de la sécurité nationale et numéro 2 du régime. « Ces mandats d’arrêt ont été rendus possibles à la fois par la plainte d’Obeida Dabbagh et par les informations recueillies dans le cadre de l’enquête César, permettant de remonter la chaîne des responsabilités jusqu’au plus haut niveau de l’État », souligne Me Bectarte, avocate du Franco-Syrien.
C’est tout l’objet d’une investigation de fond, souligne le général Reiland : « Une enquête structurelle permet d’alimenter et d’ouvrir d’autres enquêtes, puisque l’on analyse du matériel qui peut permettre de remonter la chaîne de commandement et ainsi déterminer des responsabilités. » Il semble pour autant peu probable de voir un jour ces très hauts gradés du régime jugés devant une cour française. Et si la France dispose de la possibilité d’ouvrir des procès par contumace, ceux-ci restent rares.
Une triple dynamique, politique, judiciaire et militante
Des procès liés au conflit syrien pourraient cependant voir le jour dans les prochaines années, impliquant cette fois des membres de groupes islamistes. Dans la foulée de l’investigation structurelle César, le Pôle a ouvert en 2016 une autre enquête de ce type, portant sur les crimes de l’organisation État Islamique (EI) à l’encontre des minorités ethniques et religieuses, notamment la population yézidie. Deux informations judiciaires visant des combattants français de l’EI sont en cours, portant sur des chefs de génocide et crimes contre l’humanité.
En juin 2019, le Syrian Center for Media and Freedom of Expression (SCM) de l’avocat Mazen Darwish a donné un autre coup d’accélérateur en déposant une plainte en France, visant Jaych Al-Islam. Ce groupe armé a dominé par la terreur plusieurs zones de la banlieue de Damas, jusqu’en 2018. Darwish soupçonne notamment la faction islamiste d’être derrière la disparition de l’avocate Razan Zaitouneh et de ses trois collègues, enlevés en décembre 2013 alors qu’ils documentaient les crimes commis dans la zone. Six mois après le dépôt de la plainte et l’ouverture d’une enquête, Islam Allouche est arrêté par l'OCLCH à Marseille. De son vrai nom Majdi Mustafa Nameh, cet ancien porte-parole de Jaych Al-Islam est mis en examen pour crimes de guerre, torture et disparitions forcées. Après avoir fui en Turquie, l’homme d’une trentaine d’années s’était racheté une image de « chercheur en sécurité ». Au point manifestement de berner les services français. Arrivé en France avec un visa étudiant, il vivait incognito dans la cité phocéenne depuis novembre 2019.
En mars dernier, quatre mois après avoir lancé une procédure similaire en Allemagne, le SCM, l’organisation Syrian Archive et l’ONG internationale Open Society Justice Initiative ont également déposé sur le bureau du Pôle un épais dossier rassemblant des preuves d’attaques aux armes chimiques en 2013 et 2017. Pour les organisations plaignantes, il ne fait aucun doute que ces attaques ont été perpétrées par le régime, dans le cadre d’une politique généralisée d’usage d’armes chimiques contre la population syrienne. La plainte française a été suivie d’une même procédure en Suède, en avril. Les trois ONGs espèrent ainsi que les justices européennes joindront leurs forces dans une équipe commune d’enquête, comme dans le cadre de l’enquête César.
« L’essor de toutes ces affaires est liée à une triple dynamique, estime Me Bectarte. Il y a eu, d’une part, cette volonté politique de la France de s’engager sur ces sujets, mais aussi une vraie implication des acteurs judiciaires qui se sont battus pour avoir plus de moyens sur leurs enquêtes, qui sont allés chercher des témoins à l’étranger, etc. Et enfin, ces affaires existent également grâce à la dynamique impulsée par des organisations syriennes qui se sont totalement engagées dans la démarche judiciaire, en montant des dossiers et en se constituant partie civile. »
La lenteur des instructions françaises
Mais si les enquêtes se multiplient, aucun procès portant sur les crimes internationaux commis en Syrie n’a encore vu le jour en France. Un retard qui pourrait partiellement s’expliquer par les délais de la justice française, bien plus longs qu’outre-Rhin, où le procès doit s’ouvrir moins de deux ans après l’arrestation d’un suspect. Les procès allemands peuvent s’étendre sur plusieurs années, mais en France, c’est l’instruction qui, souvent, se prolonge. Elle peut ainsi durer trois ans, davantage même s’il s’agit des crimes les plus graves. Entre l’arrestation d’un suspect et son jugement, le temps s’étire.
Les inculpations elles-mêmes semblent moins nombreuses en France qu’elles n’ont pu l’être au nord de l’Europe. « En dehors des mandats d’arrêts internationaux émis dans l’affaire Dabbagh, les enquêtes françaises peinent encore à se traduire sur le plan judiciaire », note Clémence Bectarte. Un retard qu’elle explique notamment par les restrictions imposées à la compétence "universelle" française, lesquelles lieraient les mains de la justice. « Les aboutissements judiciaires ne sont pas à la mesure des avancées obtenues dans les enquêtes françaises et notamment l’investigation structurelle César, qui a permis d’accumuler une vaste quantité de preuves », regrette l’avocate.
Mais le travail mené par les enquêteurs français ne se limite pas à l’Hexagone, rappelle Aurélie Belliot, qui insiste sur la nécessaire entraide européenne et internationale dans ces procédures. « Nos enquêtes alimentent celles de nos homologues et inversement, rappelle-t-elle, Nous préservons ainsi des preuves et nous les rendons accessibles pour des procédures en cours ou à venir, qu’elles soient en France ou à l’étranger. »