Par une soirée moite de mai dernier, dans une salle mal éclairée d’un motel voisin du presbytère de l’évêché de Butare, au sud du Rwanda, une lumière diffuse jette sur le mur des zones d’ombre. Deux hommes sont en conciliabule. L’un d’eux, col romain, mains jointes comme dans une prière, gestes mesurés, jette par moments des regards à gauche et à droite. Et pour cause : libéré de prison, l’abbé Denis Sekamana, raconte pour la première fois à un journaliste son histoire rocambolesque : de son expérience du génocide à son retour dans la communauté, en passant par ses procès, sa condamnation et sa détention. Son récit le prend tellement qu’il en oublie de siroter son verre de Virunga, sa bière préférée, prenant plutôt soin d’essuyer la sueur qui perle sur sa calvitie.
« J’ai été en prison mais la prison n’est pas entrée en moi, cela ne m’a pas affecté », explique-t-il. Ce clerc à la contenance d’Alcibiade, à la veille de ses 80 ans, semble encore très en forme dans son corps athlétique. « Loin de moi la haine et la rancune, ou la méfiance », vis-à-vis des victimes, assure-t-il. Pourtant, à sa sortie de prison en janvier 2019, raconte-t-on et lui-même s’en souvient, un rescapé serait tombé en syncope quand il l’a vu distribuer « de ses mains maculées du sang des Tutsis », le saint sacrement aux chrétiens, « comme si de rien n’était ».
C’est ici à Butare qu’il « a fait le génocide », dit un rescapé. Qu’il a été jugé, condamné et a purgé sa peine. C’est ici qu’il refait sa vie, entre hostilité et indifférence des uns, indulgence et solidarité des autres. A-t-il réintégré ses activités pastorales ? Oh que oui ! « Mon agenda est si surchargé, explique-t-il, que je risque d’avoir un surmenage, si je ne fais pas attention ». Et les interactions avec les chrétiens ? Ça non ! « J’ai bien compris ta question sur des prêtres qui ont purgé leurs peines et n’ont pas repris leur travail de prêtre », dit-il, après un rien de temps de réflexion, apparemment convaincu du bien-fondé de l’entretien. « Ici, il y a un confrère de Cyangugu et moi-même. Mais s’il y a quelqu’un qui a beaucoup à faire, c’est bien moi. »
Le pesant tabou des « prêtres égarés »
Au Rwanda, la participation au génocide a été tellement ‘inclusive’ que les prêtres, religieux et religieuses, pasteurs et imams qui y ont pris part sont, bon gré mal gré, revenus vivre au milieu de leurs victimes. Comment sont-ils intégrés dans leur communauté ? « Je n’en sais rien, va poser la question à nos représentants ! » s’entend-on répliquer le plus souvent par chaque clerc, pasteur ou imam approché à ce sujet. Une question taboue, sur le linge sale que chaque confession religieuse veut gérer in petto, allant jusqu'à cacher ses « prêtres égarés ».
Cela nous a pris près d’une année pour arranger la rencontre avec « ce prêtre sanguinaire et génocidaire », une « rencontre impossible » avec « ces gens qui ont la manie de tout cacher », « c’est un sujet tabou », « ce confrère impossible ! » Autant de propos entendus, qui de clercs, qui de rescapés, qui de gens de media, qui auraient pu ruiner la tenue de cette soirée.
Le plus important, reconnait-il, est qu’il a la confiance de l’évêque de son diocèse. « La plupart de ceux qui m’ont connu avant me réclament aujourd’hui, explique-t-il. Et puis, ce n’est pas moi qui décide de ma nomination. C’est mon évêque. » Aujourd’hui, sa « ordo » (mission) liturgique court du lundi au dimanche, jusqu’en octobre prochain. Pour des sessions bibliques, des retraites, des messes chez les Petites Sœurs, chez les Sœurs de la charité, ou chez les Sœurs de Jésus-Marie-Joseph, pour ne citer que celles-ci des plus de soixante communautés du diocèse de Butare.
Le confrère de Cyangugu dont il parle, l’abbé Laurent Ntimugura, n’a peut-être pas la même chance. Libéré après avoir purgé une peine de vingt ans, « il est quasi inaccessible. Il vit à l’évêché sous l’ombre de son évêque et ne sort pas. Moi-même, je l’ai rencontré au hasard d’une visite de travail à l’évêché. Il n’aime pas parler de son passé », révèle un habitué de l’évêché de Cyangugu.
Sekamana : « Je suis en train d’être réhabilité »
En février 2019, lors des obsèques de l’abbé Eulade Rudahunga, alors l’ainé des clercs rwandais, les évêques obligent Sekamana, tout juste sorti de prison, à quitter la procession et la cérémonie et à ôter sa chasuble de concélébrant. Ce passé pas si lointain le « fait souffrir », dit-il.
Cette mise en quarantaine devrait-elle être levée ? « Je ne voudrais pas quelque chose qui me remette sur la scène, pour réveiller les vieux démons. Je suis en paix maintenant et je suis en train d’être réhabilité. » L’abbé a néanmoins des appréhensions : « Je ne lis pas dans le cœur des gens. Peut-être qu’il y en a qui me pointent du doigt pour dire : regardez cet Interahamwe, ce génocidaire ! »
Et il n’a peut-être pas tort. Dans les rues de Butare, il ne peut passer inaperçu, ni sans qu’untel chuchote dans son dos. Et, à chaque dix-mètres couvert, ses coups d’œil par-dessus l’épaule et sur ses flancs témoignent de son sentiment d’être observé et, bien sûr, de l’intention d’assurer ses arrières. « C’est humain », dit-il, parce que « quand on sort de prison, on a peur de n’importe quoi. Et si par bonheur tu rencontres des gens qui t’accueillent à bras ouverts […] les détracteurs t’oublient petit à petit. »
Et si un jour, les évêques décidaient de renvoyer leurs prêtres condamnés pour génocide ? Sa façade d’assurance se met soudain à fondre. « Je l’accueillerais, souffle-t-il, mais péniblement et le cœur déchiré. Je partirais convaincu d’être victime d’injustice. »
Pour les laïcs dont la responsabilité dans le génocide a été établie, la réhabilitation passe par une « pastorale de repentir et de pardon », initiée par un membre du clergé. Mais paradoxalement, l’église n’en a pas conçu pour la réhabilitation de ses prêtres et religieux. « Nous, nous sommes différents des laïcs de par nos responsabilités », explique l’abbé Sekamana, avant d’ajouter : « Nous sommes entre les mains de nos évêques, et toute décision [sur nous] leur appartient ».
« Parodie de procès, corrompu par un missionnaire »
Le pasteur pentecôtiste Mfizi François-Xavier, lui, est peu communicatif. Comment s’est passée ta réintégration ? » « Je n’en sais rien. Va poser la question à nos représentants ! » Il coupe court à un entretien qu’il juge de « mauvais goût ». Aujourd’hui pentecôtiste et responsable d’une paroisse de l’Association des églises protestantes au Rwanda à l’ouest du pays, il était en 1994 pasteur au sein de l’Église presbytérienne au Rwanda à son quartier général historique de Kirinda. Quand le génocide éclate, il y interrompt un séminaire national de tous les pasteurs du Rwanda. Des pasteurs hutus, dont François-Xavier Mfizi et Léonidas Ntibimenya, autour de leur représentant légal Michel Twagirayesu, se seraient alors illustrés dans l’organisation et la supervision des massacres de centaines de Tutsis, à commencer par leurs confrères et familles.
Dans un premier jugement rendu en juin 1999 par une chambre spécialisée du tribunal de Kibuye, les pasteurs François-Xavier Mfizi et Léonidas Ntibimenya sont respectivement condamnés à des peines d’emprisonnement à perpétuité et à la peine capitale, assorties de dégradation de leurs droits civiques et politiques. Près de cinq ans après, la cour d’appel de Ruhengeri, située au nord du pays, les acquitte « à l’insu et loin des victimes et témoins, après une parodie de procès, corrompu par un missionnaire », selon un pasteur rescapé des massacres de Kirinda qui s’était constitué partie civile.
Au sein de l’Église presbytérienne, la règle ne souffre pas d’exception : sont exclus d’office, de toute fonction, tous les condamnés de génocide ! Mais force est de constater que le pasteur Ntibimenya, récemment décédé de mort naturelle, avait été vite récupéré par l’Église méthodiste libre, et Mfizi, par l’Association des églises protestantes où il officie toujours.
Pourtant, à Kirinda, certaines images de ce dernier restent dans les mémoires. Surtout celles de ce barrage routier où il se tenait, sur le pont de la rivière Nyabarongo, passage obligé d’entrée ou de sortie de Kirinda. Ou sa réplique à des ouailles en fuite et en quête de refuge, qui résonne encore dans la tête d’Anicet, un génocidaire repenti : « Je ne suis pas pasteur, je suis agronome ! » « N’a-t-il pas renié sa foi devant des brebis en détresse ? », s’interroge Anicet.
« A quand les sanctions canoniques ? »
Après avoir purgé sa peine de vingt ans de servitude pénale, l’abbé Laurent Ntimugura a rejoint sa communauté à la paroisse de l’évêché de Cyangugu. Dans la foulée de cette libération, en septembre 2016, le président du Conseil épiscopal et évêque de Butare, Mgr Philippe Rukamba, précisait : « Il est possible, après l’examen des crimes dont il a été condamné, qu’il soit à nouveau jugé par le tribunal de l’Église. Les victimes peuvent initier la plainte, ou l’Église elle-même peut s’autosaisir ». Aujourd’hui, son point de vue semble avoir changé : « On ne peut faire autrement, nous ne pouvons les renvoyer de l’état clérical, même s’ils se sont rendus coupables de génocide. »
Ce n’est pas l’avis de Jean Ndorimana, un ancien prêtre catholique défroqué, lui-même rescapé du génocide. Dans un article intitulé « A quand les sanctions canoniques pour les clercs rwandais coupables de génocide », peu clément envers une Église qu’il a servie, mais qu’il accuse d’atermoiement dans sa gestion du contentieux du génocide. Aussi a-t-il claqué la porte comme tant d’autres confrères ou consœurs qui, écrit-il, « après avoir revu dans [leurs] activités éducatives ou caritatives un frère ou une sœur qui a livré des Tutsis, […] ont quitté leurs instituts. Il n’est pas donné à tout le monde d’échanger le baiser de paix au cours de la messe, de partager la prière, et même le repas, avec un confrère ou une consœur coupable d’une si haute trahison. Trahison vis-à-vis de l’Évangile et des vœux solennellement assumés ».
« Lequel des deux délits, l’abus sexuel et le génocide, est plus grave que l’autre ? », interpelle Ndorimana, ancien vicaire général du diocèse de Cyangugu de 1988 à 2002. Si l’Église réprime le premier par le renvoi de l'étatclérical, la plus grande des sentences, que ne le fait-elle pas pour le crime de génocide, sur lequel elle ferme les yeux ? Et de s’interroger : « Quand est-ce que l’Église du Rwanda et le Vatican se pencheront sur les cas des clercs coupables de génocide ? Les évêques rwandais ignorent-ils que la législation civile ne remplace pas la législation canonique ? »
Un habitué des méandres de la conférence épiscopale [qui rassemble l’ensemble des évêques, NDLR] décrit la circonspection avec laquelle ce problème y est abordé : « Certains, dit-il, sont d’avis de déférer les clercs condamnés devant le tribunal ecclésiastique, d’autres non, pour des raisons diverses et parfois individuelles ». Qu’adviendrait-il, en effet, de la relation État-Église, si cette juridiction ecclésiale acquittait l’un ou l’autre des condamnés par les juridictions civiles ?
« S’il est innocent, qu’il aille célébrer à la cathédrale ! »
Un prêtre du diocèse de Cyangugu, qui a sans doute le plus de clercs condamnés pour génocide, ajoute : « Au sein de notre communauté, dit-il, il y a un courant qui les considère non comme des brebis perdues, galeuses, mais comme des innocents, victimes d’une injustice bien orchestrée, des bouc-émissaires, des martyrs de l’Église. » Il rappelle le procès controversé de l’ancien évêque de Gikongoro, Mgr Augustin Misago, accusé de génocide par la justice, par ses propres prêtres et par une religieuse. Le Vatican a pesé de tout son poids pour sa défense, dans ce procès où il voyait un « acte de violence contre l’Église catholique ». Comme Ndorimana, ce prêtre épingle l’Église et ses campagnes d’intimidation et de corruption, dit-il, dans la plupart des procès de clercs accusés de génocide, même devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda.
L’abbé Sekamana, condamné deux fois pour génocide, clame pourtant son innocence. « Mais qui ai-je tué et qui m’en a accusé ? Je subis cette affaire et cela me fait souffrir, mais j’essaie de me soulager le cœur. » Son entourage semble moins clément : « S’il est vraiment innocent, qu’il aille célébrer à la cathédrale, ou un mariage à la Saint Michel ! », s’indigne un coreligionnaire.
Dans un article publié par Jeune Afrique, l’universitaire Jean-Pierre Karegeye le déplore : « La démission des évêques rwandais n’aura pas lieu », car l’Église a « sa propre table des valeurs ». En effet, jamais elle « n’a sanctionné les ecclésiastiques compromis dans le génocide des Tutsis au Rwanda », alors qu’elle s’est, par le passé, montrée sans pitié avec « les démissions successives des évêques Anastase Mutabazi, en 2004, et Kizito Bahujimihigo, en 2007, pour malversations financières et relations douteuses avec des femmes chez le premier.
La repentance et le pardon
« La main qui a tué peut à nouveau être levée pour bénir », estime le pasteur Antoine Rutayisire de l’Église anglicane au Rwanda, mais à condition que l’auteur se repente du fond du cœur et demande pardon à Dieu et aux hommes, et pose des actes concrets. « L’apôtre Paul n’est-il pas un exemple trop parlant ? », dit-il.
Chez les Adventistes du 7ème Jour, on est catégorique : on écarte la brebis galeuse, explique son représentant légal, le révérend Esron Byiringiro ! « Personne n’est au-dessus de la loi, dit-il, et la loi va de pair avec la justice. S’il y a évidence que quiconque est condamné par la justice pour implication au génocide nous ne le tolérons pas, il ne peut continuer à servir notre église ». Même avec des démêlés avec la justice, ajoute-t-il, la confiance est rompue.
Par le passé, la Commission nationale de lutte contre le génocide aussi bien que la Commission nationale pour l’unité et la réconciliation (CNUR) avaient adopté une position radicale : le renvoi de prêtres, pasteurs et cheikhs reconnus coupables de crimes de génocide. Aujourd’hui, la CNUR semble adoucir le ton, par la voix de son secrétaire exécutif, Fidèle Ndayisaba : « Le linge sale doit se laver à l’intérieur de chaque organisation religieuse », dit-il, car selon lui « la repentance et le pardon sont une étape importante pour le processus de réconciliation. »
Cette procédure doit commencer, poursuit-il, par « engager la personne concernée dans le cheminement de repentance qui est de prime abord un concept religieux ; accepter la responsabilité du tort causé à la société et devant laquelle la personne considérée a perdu l'autorité morale ; faire preuve de remords pour le mal infligé aux victimes ; prendre l'engagement de changer et de renoncer au génocide, à son idéologie et aux infractions connexes ; et manifester la volonté de participer à la réparation possible. »
D’aucuns s’en remettent à Jésus qui, dans son sermon sur la montagne, disait à ses disciples assemblés autour de lui : « Vous êtes le sel de la terre. Si le sel se dénature, comment redeviendra-t-il du sel ? Il n’est plus bon à rien : on le jette dehors et les gens le piétinent. »