Cinq "conversations présidentielles", dont une chaotique avec son plus redoutable critique. Il s'agit là d'une réalisation capitale pour la Commission vérité et réconciliation (CVR) de Colombie, l'institution chargée de rechercher la vérité, à quelques mois de la fin de son mandat de trois ans, en novembre prochain, et du dévoilement de son rapport final.
Sa rencontre tumultueuse avec Alvaro Uribe, le 16 août, a été particulièrement révélatrice. Le président élu deux fois (2002-2010), qui a été le fer de lance de l'opposition à l'accord de paix de 2016 avec la guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), et qui ne reconnaît toujours pas le système de justice transitionnelle qui en découle. Cette fois encore, il l'a souligné au moins trois fois au cours de près de quatre heures de conversation.
Sur la terrasse de la maison de campagne d'Uribe
Trois mois seulement avant la fin du mandat de la CVR et après maintes tentatives, Uribe a finalement accepté de s'asseoir avec trois commissaires pour discuter de certains aspects de son administration. Il s'agit d'un revirement pour quelqu'un qui, par le passé, a qualifié les commissaires de partiaux, de "pom-pom girls de gauche" et même de pro-FARC.
Bien que ses prédécesseurs César Gaviria (1990-1994) et Ernesto Samper (1994-1998) se soient déjà adressés à la CVR au cours des deux dernières années, c'est probablement une autre entrevue qui a fini par décider Uribe. Il y a deux mois, Juan Manuel Santos (2010-2018) - son ancien ministre de la Défense et héritier désigné, devenu ennemi politique - s'est présenté devant la CVR, a en effet demandé pardon aux victimes d'exécutions extrajudiciaires perpétrées par des officiers de l'armée et a détaillé les mesures correctives qu'il a prises en tant que haut responsable du secteur de la sécurité.
Tout comme l’ancien président Andrés Pastrana (1998-2002) l’a fait à son tour il y a trois jours, Santos avait d'abord lu depuis un pupitre une déclaration écrite à l’avance, entouré de bannières portant le logo de la CVR, avant de s’asseoir pour répondre aux questions supplémentaires soulevées par le président de la CVR, le père Francisco de Roux.
Au lieu de cela, Uribe a demandé à la CVR de venir sur son territoire pour un échange qui devait être enregistré pour diffusion ultérieure, mais qui a finalement été retransmis en direct. Ils se sont assis sur la terrasse de la maison de campagne d'Uribe, dans la banlieue de Medellín, sa ville natale, surplombant une pelouse où l’on voyait parfois ses petits-enfants passer en courant, avec en arrière-plan sonore des hennissements de chevaux et des aboiements de chiens.
La vérité d'Uribe
Malgré le cadre bucolique, la conversation était tout sauf idyllique. Pendant la première heure et demie, Uribe a partagé avec la CVR sa vision de l'histoire récente de la Colombie, passant d'un sujet à l'autre et se référant toujours au programme en 62 points qu'il avait soumis à la commission.
Certains commentaires étaient personnels, comme lorsqu'il a décrit sa douleur après avoir appris l’assassinat de son père, l'éleveur de bétail Alberto Uribe, par les FARC lors d'une tentative d'enlèvement dans leur ferme en 1983. Ou lorsqu'il a raconté avoir échappé à une tentative d'enlèvement par la guérilla de l'Armée populaire de libération (EPL) en 1988.
Le reste du temps, Uribe a défendu son administration. Il a expliqué qu'il avait choisi son colistier, Francisco Santos, journaliste et militant anti-kidnappings, en raison de sa réputation dans les milieux des droits de l'homme. Il a affirmé que, sous sa direction, la Colombie s'est portée volontaire pour devenir le premier pays dont le bilan a été examiné par le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme. Il a vanté les succès de son gouvernement dans la lutte contre les homicides, les enlèvements et même des crimes moins connus comme les vols de pétrole. Il a rappelé à la CVR qu'il avait réussi à négocier avec les groupes paramilitaires, qu'il s'était efforcé de libérer les victimes des FARC et, d'une manière générale, que le pays était dans un état déplorable lorsqu'il a été élu en 2002.
Uribe a évoqué l'époque où il était député et gouverneur d'Antioquia dans les années 1980 et 1990, défendant les primes données alors aux dénonciateurs comme une politique de sécurité efficace, sa commission de facilitation de la paix et sa protection des politiciens régionaux de gauche à une époque où leur parti, l'Union patriotique, était exterminé.
Puis il a souligné certains traits de son caractère. Il a cité les noms de sept anciens rebelles qui ont travaillé avec lui après avoir abandonné la lutte armée, comme preuve de son engagement en faveur de la réconciliation. D'une manière générale, il a montré peu de regrets à l'égard de son mandat, en exprimant seulement deux : celui d'avoir proposé de fournir des armes aux informateurs civils, et celui d'avoir rejeté les « faux positifs ».
Un échange tendu
Après sa présentation, les trois commissaires de la CVR se sont relayés pour lui demander, notamment, pourquoi l'État colombien a mis tant de temps à démanteler les liens entre les groupes paramilitaires et certains segments de l'armée, ou pourquoi il y avait tant d’hommes en armes même après les négociations fructueuses avec les paramilitaires et les guérilleros.
Il s'agissait de questions de contexte qui, espéraient-ils, mèneraient à des réflexions sur les crimes qui prospéraient sous son mandat. À chaque fois, Uribe les a interrompus de manière laconique et a répondu dans son style caractéristique, décomposant les questions en s’attardant sur des événements spécifiques et en éludant largement le tableau d'ensemble.
Uribe a souligné qu'il respectait le père de Roux en tant que personne et en tant que prêtre, mais qu'il considérait la CVR et le reste du système de justice transitionnelle comme illégitime. Il a réitéré son affirmation selon laquelle la Colombie n'a jamais connu de conflit armé interne, mais une menace terroriste alimentée par le trafic de drogue. Il a exprimé sa douleur d'avoir été qualifié de paramilitaire par ses détracteurs et a dénoncé les stigmatisations politiques - tout en parlant des ONG de défense des droits humains qui "utilisent les droits de l'homme comme des masques" et en suggérant qu'une organisation indigène serait liée avec le trafic de drogue. "Vous avez été biaisée toute votre vie", a déclaré à un moment donné Uribe à la commissaire Lucía González, ancienne directrice de musée, compatriote de Medellín et amie de sa femme.
Lors d'un échange particulièrement tendu, Uribe s’est agacé : "Je vous vois juger, plutôt qu'écouter et clarifier." "Il ne s'agit pas de porter une accusation. Aidez-nous à comprendre, nous les Colombiens, afin que cela ne se reproduise plus jamais", a tenté de le calmer De Roux, alors qu'une flopée de soutiens du président protestaient bruyamment en arrière-plan. « Au lieu de voir cela comme une confrontation, vous pourriez dire : ‘Je vais contribuer à la clarification de tout ce qui s'est passé’, afin que nous puissions tous comprendre. »
Uribe sur les faux positifs
La tension ensuite n'a cessé de monter. Elle a finalement explosé lorsqu'ils ont abordé la question la plus épineuse : les civils assassinés par des militaires entre 2002 et 2008 et présentés comme des rebelles tués au combat, une tragédie décrite par euphémisme, sous le nom de "faux positifs". La juridiction spéciale pour la paix (JEP), l'organe judiciaire du système de justice transitionnelle, a récemment établi que 6 402 homicides de ce type avaient eu lieu pendant le mandat d'Uribe. Elle les a qualifiés de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité dans ses premiers actes d'accusation portés contre des militaires.
Uribe a soutenu que son gouvernement a agi dès que les premières plaintes ont été déposées, insistant sur le fait que le comptage des corps n'a jamais été une politique de l'armée, et que des opérations militaires réussies – comme celle qui a sauvé la candidate présidentielle Ingrid Betancourt sans tirer un seul coup de feu – le prouvaient. Il a nié que la pression d'en haut aide à expliquer pourquoi les faux positifs ont augmenté dans tout le pays, comme l'a établi la JEP. C'est la faute, a-t-il déclaré, "des incapables qui commettent des crimes pour truquer les résultats". "J'ai demandé des comptes en matière de redevabilité et de droits de l’homme », a-t-il insisté.
L'ancien président a énuméré un certain nombre de mesures correctives remontant à 2005 – bien que l'essentiel de ces mesures corresponde à des décisions prises entre 2007 et 2008, qui ont finalement conduit à une baisse de 92 % de ces crimes, comme l'a expliqué deux mois plus tôt Santos, ancien membre de son cabinet. Uribe n'a pas mentionné son nom une seule fois. Les questions des commissaires sur les retards à la mise en œuvre des mesures correctives ont irrité Uribe, qui a laissé entendre que la CVR avait choisi de croire son successeur. "Ces processus prennent du temps", a-t-il simplement répondu. Et lorsque le président de la CVR a souligné qu'il ne mentionnait pas Santos, Uribe a répliqué : "Vous n'avez pas besoin de le faire, père, il suffit de dire que les choses ont été résolues en 2008".
Alors que De Roux tente, une fois de plus, de recentrer la conversation sur ce qui a permis les exécutions extrajudiciaires, le fils aîné d'Uribe est intervenu de derrière la caméra. "Santos a été traité comme un roi !", a crié trois fois Tomás Uribe, avant de prendre à partie Lucía González à propos d'un tweet de 2017, dans lequel elle célébrait le fait que les FARC renoncent à la violence et deviennent un parti politique. Ce tweet a été rapidement repris en titre par les médias nationaux, pour résumer l'ensemble de la conversation.
Nombre des moments les plus intéressants sont restés dans l’ombre, comme lorsque le commissaire Leyner Palacios a demandé à Uribe d'adopter les futures recommandations de la CVR pour le bien de sa société meurtrie. "J'espère que vous vous engagerez à les suivre non pas en raison de ce qui s'est passé, mais de ce qui pourrait continuer à se passer. En tant que dirigeants politiques, vous devez vous remettre en cause et éviter de camper sur vos positions, car cela conduit à une prolongation de la guerre", lui a dit le leader afro-colombien survivant de l'un des massacres les plus atroces des FARC. Uribe l'écoutait attentivement.
"Ce pays a besoin d'une amnistie générale"
Vers la fin, Uribe a tenté d'expliquer son opposition à l'accord de paix de 2016, à la justice transitionnelle et aux peines non privatives de liberté pour les crimes graves qu'il considère comme rien de moins qu’une prime à l’impunité.
"Ce pays a besoin d'une amnistie générale, il a besoin de faire pratiquement table rase", a-t-il déclaré, arguant que les jeunes ne peuvent pas comprendre pourquoi le vol d'un vélo peut entraîner une peine de prison alors que d’anciens rebelles des FARC siègent au Parlement. Les militaires devraient être jugés par un autre tribunal que la JEP, afin d'éviter qu'ils ne soient assimilés à d'anciens guérilleros, a ajouté Uribe, reprenant une idée qu'il défend depuis longtemps.
Dans les jours qui ont suivi, l'ancien président a rendu public un plan détaillé, que son parti doit présenter au Parlement. Dans un méli-mélo de propositions, il a offert d'étendre les avantages juridiques aux personnes condamnées pour des crimes ordinaires, de lever les restrictions concernant les personnes exclues du service public et d'ouvrir les portes de la justice transitionnelle aux anciens paramilitaires qui font maintenant partie des réseaux de crime organisé. Uribe, probablement conscient que cela ne répondait pas aux normes juridiques nationales et internationales, est revenu sur ses propos en faveur d'une amnistie générale et d'y inclure les atrocités de masse. Il parle désormais d'un projet de loi visant à "surmonter les asymétries juridiques" et à "limiter les privilèges des FARC".
Ce n'est pas la première fois qu'Uribe flirte avec cette idée. En octobre 2018, peu après l'accession à la présidence de son protégé Iván Duque, Uribe alors sénateur a tenté de rallier des soutiens pour une réforme de la justice transitionnelle qui libérerait les agents de l'État emprisonnés depuis cinq ans, sans avoir à dire la vérité ou à reconnaître leur responsabilité. Lorsqu'on lui a répondu qu'il devrait accorder les mêmes avantages juridiques aux FARC, il a accepté. Mais finalement, le projet est tombé à l'eau, après que son collègue sénateur et ex-membre des FARC Carlos Antonio Lozada lui ait dit qu'ils préféraient s'en tenir à l'accord de paix.
Finalement, même si l’échange avec Uribe a fait les gros titres pour de mauvaises raisons et si l'ancien président a insisté sur l'illégitimité de la commission, le fait de l'avoir fait s'asseoir a rapproché la CVR de son objectif d'écouter tous les secteurs de la société colombienne.