Pendant près de deux décennies, un journal gambien, The Point, a publié dans son coin supérieur gauche la question suivante : « Qui a tué Deyda Hydara ? » Hydara était l'un des fondateurs du journal. Et finalement, en juillet 2019, Malick Jatta, membre d’un commando opérant sur ordre de l'ancien président Yahya Jammeh, a avoué devant la Commission vérité, réparation et réconciliation (TRRC) avoir participé à l'opération qui a tué le journaliste, en décembre 2004. Depuis, The Point a remplacé sa question par une affirmation : « Jammeh a tué Deyda Hydara ».
Le 6 septembre, deux jours à peine après que l'Alliance patriotique pour la réorientation et la construction (APRC) de Jammeh a annoncé qu'elle avait signé un accord de coalition avec le Parti national du peuple (NPP) de Barrow en vue des élections présidentielles de décembre, la première page de The Point saisissait toute la contradiction gambienne : sous l’encadré indiquant toujours "Jammeh a tué Deyda Hydara" et un article de Une annonçait l'alliance controversée et le possible "retour de Jammeh".
Le 30 septembre, le rapport final de la Commission doit être présenté au président gambien. Comme celle-ci doit inculper ceux qui portent la plus grande responsabilité des crimes passés, on pourrait s'attendre à ce qu'elle incrimine Jammeh. "Étant donné que nous connaissons la position anti-TRRC [du parti de Jammeh], je me demande comment le président Barrow va poursuivre son propre allié lorsque la TRRC le recommandera", a déclaré l'universitaire gambien Sait Matty Jaw à Justice Info.
L'amnistie de Jammeh sur la table
L'accord signé entre le parti de l'actuel président Barrow et le parti de Jammeh n'a pas été rendu public. Mais l'APRC n’a jamais caché son projet : le retour de Jammeh et son amnistie, avec tous les avantages accordés à un ancien chef d'État, est sa principale exigence.
Pour l'APRC, les preuves déduites des 2 600 déclarations et 393 témoignages recueillis au cours des deux dernières années et demie devant la Commission vérité font partie d’une propagande destinée à diffamer l'ex-président Jammeh. En juillet, son parti a organisé une manifestation à Banjul à l’issue de laquelle il a remis une pétition au ministre de la Justice, Dawda Jallow, afin qu'il la remette à Barrow. Son contenu n'a jamais été rendu public. Mais deux choses étaient claires : ils voulaient que le gouvernement rejette les recommandations de la Commission et qu’il libère un ancien ministre, Yankuba Touray. En juillet, Touray a été condamné à mort pour son rôle dans un meurtre.
« Nous voulons que, lorsque le rapport final de la TRRC sera publié, il soit mis à la corbeille, tout comme le rapport de la Commission de révision constitutionnelle", a déclaré Fabakary Tombong Jatta après avoir soumis la pétition de l'APRC contre la Commission vérité au ministre de la Justice Dawda Jallow, le 26 juillet dernier. Jallow devait transmettre la lettre au président. Jatta est devenu le leader de l'APRC après le départ de Jammeh pour la Guinée équatoriale où il vit en exil depuis 2017.
Le porte-parole du parti de Jammeh, Dodou Jah, a déclaré à Justice Info que l'une des conditions principales de leur soutien au NPP était qu’il leur assure « le retour inconditionnel de l'ancien président ».
"La pire trahison sur terre"
« La preuve en est que ni [Barrow] ni le NPP ni l'APRC n'ont le cran de divulguer publiquement leur odieux protocole d'accord depuis qu'ils disent l’avoir signé le 2 septembre », a décrié l'activiste Madi Jobarteh. « Au contraire, cet accord criminel a été tenu à l'écart de la vue et de la connaissance du public parce qu'ils savent qu'il représente la pire trahison sur terre », a-t-il déclaré à Justice Info.
La loi portant création de la Commission vérité lui impose, à la fin de ses travaux, de soumettre son rapport final au président de la Gambie, au secrétaire général des Nations unies et aux organisations régionales et internationales. Dans les six mois, le président doit publier un document indiquant ce qu'il compte en faire. Selon la loi, la Commission vérité peut accorder l'amnistie, à l'exclusion des crimes « constitutifs d'un crime contre l'humanité ».
"Si la Gambie n'agit pas, la CPI pourrait intervenir"
"Le droit international est très clair sur le fait que les gouvernements ont l'obligation légale d'enquêter et de poursuivre la torture et les crimes contre l'humanité, et que ces crimes ne peuvent pas être amnistiés. La décision de la Cour suprême gambienne refusant l'immunité à Yankuba Touray suggère qu’elle pourrait ne pas voir d'un bon œil les tentatives de protéger des officiels contre les poursuites", a déclaré à Justice Info Reed Brody, conseiller à la Commission internationale de juristes.
"Les tribunaux de pays tels que l'Argentine, le Salvador et l'Ouganda ont refusé d'autoriser les amnisties", a déclaré l'avocat américain spécialisé dans les droits de l'homme qui travaille avec les victimes de Jammeh. "Une amnistie n'empêcherait pas non plus d'autres pays voisins dont des citoyens ont été assassinés, comme le Ghana, le Nigeria et le Sénégal, ou tout autre pays compétent, d'ouvrir une enquête. Elle n'empêcherait pas non plus la Cour pénale internationale (CPI) d'enquêter. Le nouveau procureur Karim Khan a déclaré que ‘justice doit être rendue’ pour les crimes commis sous l'ère Jammeh. Donc, si la Gambie n'agit pas, la CPI pourrait intervenir", a ajouté Brody.
Soutien populaire à la TRRC
Après l'annonce de l'accord, plusieurs membres du parti de Barrow ont exprimé leur indignation. Sa conseillère en communication stratégique, Fatou Jaw Manneh, a démissionné. "Je suis fermement convaincue que cette alliance sape l'intégrité de notre gouvernement et met en péril tout ce que je défendais", a déclaré Manneh. Elle est la deuxième à avoir démissionné après Alagie Kijera, un leader du NPP de la diaspora.
Mais il semble également que Barrow se méprenne sur l'état de l’opinion dans son pays.
Selon une étude réalisée par Afrobarometer, un institut de sondage panafricain indépendant, près des trois quarts (73 %) des Gambiens pensent que les auteurs de crimes et de violations des droits humains sous le régime de Jammeh devraient être jugés, soit une augmentation de 5 points par rapport à un sondage précédent réalisé en 2018. En outre, les citoyens s'attendent à ce que le travail de la TRRC aboutisse aux résultats suivants : la paix, la réconciliation, le pardon et la guérison à l’échelle nationale (34 %) ; une documentation précise des violations des droits humains commises par le régime précédent (30 %) ; des poursuites contre les auteurs présumés (28 %) ; et un soutien apporté aux victimes et à leurs familles pour surmonter des douleurs longtemps enfouies (16 %).
Réconciliation des dirigeants, contre les victimes ?
Souhaitant limiter les dégâts, le NPP de Barrow a publié une déclaration indiquant qu'il n'avait pas signé d'accord avec l'APRC concernant le retour de Jammeh ou son amnistie. Le parti a déclaré que leur alliance découle de "la nécessité croissante de travailler ensemble dans l'intérêt de la sécurité nationale, de la réconciliation, de l'unité et de la paix pour le bien commun de nos populations diverses". Cependant, le numéro deux du parti APRC, Ousman Jatta, a réfuté cette déclaration, le 8 septembre, soulignant que l'amnistie et le retour de Jammeh font partie de leur accord.
"L'APRC semble vouloir se réconcilier sans accepter les atrocités qui étaient liées à Jammeh. Mais c'est très différent de ce que la TRRC a été chargée de faire", a réagi Jaw. "Ils (la TRRC) devaient enquêter sur les violations des droits humains, fournir des réparations et promouvoir la guérison et la réconciliation. Bien sûr, on peut discuter de la mesure dans laquelle la TRRC s'en est acquittée. Mais ignorer l'approche centrée sur les victimes et pousser à la réconciliation des dirigeants montre qu'au lieu d’aller dans le sens du plus jamais ça, ils vont vers l'impunité", a-t-il déclaré.
"La justice transitionnelle est toujours en action"
Le ministre gambien de la Justice, Jallow, souligne que son ministère n’a pas eu connaissance de l'accord que le NPP a pu signer avec l'APRC. "En ce qui me concerne, ce n'est pas une affaire de gouvernement ou d'État. Cela n'a pas d'impact direct sur la politique dont je suis en charge", a déclaré Jallow à Justice Info. "La justice transitionnelle est toujours en action. Nous attendons la présentation du rapport et nous élaborons des stratégies pour déterminer ce qui sera fait lorsque nous recevrons le rapport", a-t-il ajouté.
Le 6 septembre, Jallow a rencontré le Centre d'aide aux victimes, un observatoire créé par les victimes de l'ancien dictateur afin que justice soit rendue pour ses crimes présumés. Le Centre a publié une déclaration le même jour décrivant l'alliance comme "choquante" et "déplorable", et exprimant ses doutes sur l'engagement du gouvernement en faveur de la justice. Jallow a indiqué qu'il les a assurés de l'engagement du gouvernement à garantir la justice pour les crimes de l'ère Jammeh.
"Ceux pour qui des poursuites seront recommandées, bien sûr, nous allons travailler à les poursuivre jusqu'à ce que le gouvernement en décide autrement", a déclaré Jallow.
L'avocat principal de la Commission candidat à la présidentielle
Cette décision fait suite à une autre controverse, venant cette fois de l’ancien avocat principal de la Commission vérité, Essa Faal. Devenu célèbre depuis sa nomination à la Commission, Faal a annoncé sa candidature à la présidence le 26 août. "Je ferai une croisade pour que justice soit rendue aux victimes. Je veillerai à ce que toutes les victimes obtiennent les réparations dont elles ont besoin et la reconnaissance qu'elles méritent. Je ne dirigerai pas un gouvernement qui mettra (la justice) sous le tapis", a-t-il déclaré à l’annonce de sa candidature.
Bien que l'alliance Barrow-Jammeh puisse légitimer à la fois l'initiative de Faal et son statut de héros national auprès d’une partie de la population gambienne, il est trop tôt pour savoir s'il parviendra à traduire cela en votes.