« Après l’avoir abattu dans son maquis, la France et ses valets centrafricains ont voulu le tuer dans les cœurs des Camerounais. Mais sans succès », indique l’activiste André Blaise Essama, en référence à Ruben Um Nyobè. Cet indépendantiste camerounais fut tué il y a précisément 63 ans, par l’armée française. Quand Essama était enfant, c’est dans le plus grand secret qu’était évoqué le nom de ce héros. Mais, aujourd’hui, contre vents et marées, la mémoire d’Um Nyobè est sortie de la clandestinité. Au grand dam de l’actuel régime de Paul Biya, qu’Essama et d’autres militants camerounais accusent d’être « un valet » de la France.
Du fils de paysans au militant nationaliste
Um Nyobè voit le jour en 1913 en pays bassa, dans le Sud du Cameroun alors sous occupation allemande. Sa mère et son père sont de petits paysans. Après la défaite allemande à la fin de la Première Guerre mondiale, la nouvelle Société des nations (SDN) confie en partage à la France et au Royaume-Uni le mandat d’administrer le Cameroun. Après ses études dans des écoles presbytériennes du Cameroun français, Um Nyobè devient fonctionnaire. Il se fera connaître comme syndicaliste avant de créer, en 1948 à Douala, l’Union des populations du Cameroun (UPC), un parti nationaliste. L’UPC milite pour la réunification du pays, l’indépendance et la justice sociale. Très vite, il devient le chef incontesté du nationalisme camerounais. On commence à l’appeler le Mpodol (« porte-parole des siens », en langue bassa).
« Ruben Um Nyobè jouit d’une aura presque mythique, extrêmement puissante. C’est un personnage clé dans la lutte pour l’indépendance du Cameroun, la cheville ouvrière, un penseur, un organisateur hors pair, un rassembleur d’une intégrité absolue. Il jouit d’un respect immense de la part de ses compatriotes et ses qualités sont reconnues dans les rapports confidentiels rédigés par l’administration et la police françaises. Il est la figure la plus emblématique de l’UPC », explique le journaliste français Thomas Deltombe, co-auteur avec Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa du livre « Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique (1948-1971) ».
En 1955, un nouveau Haut-Commissaire, Roland Pré, débarque au Cameroun, décidé à en finir avec l’UPC et avec Um Nyobè, dont le charisme dérange. A peine après l’arrivée de Pré, une agitation sociale secoue le Cameroun, faisant plusieurs morts. Le gouvernement français en tire prétexte pour interdire l’UPC le 13 juillet 1955. Um Nyobè entre dans la clandestinité, dans une forêt de sa région natale. Et l’administration coloniale jure de le retrouver et de l’abattre. La chasse commence.
Corps immergé dans un bloc de béton
« Son maquis est repéré aux environs du 13 septembre 1958. Lors d’opérations de ratissage, des compagnons d’Um Nyobè sont arrêtés. Sous la torture, certains, parmi eux, vont désigner sa cachette à l’armée française. Le 13 septembre 1958, il est abattu par une troupe de supplétifs commandée par un officier français », relate l’historien camerounais Jacob Tatsitsa, dans un entretien avec Justice Info.
Dans son livre « La naissance du maquis dans le Sud-Cameroun », le philosophe camerounais Achille Mbembe décrit cette mise à mort qui, selon lui, eut lieu, au petit matin. « Les militaires, dont un conscrit tchadien, Sara Abdoulaye, tiraient dans tous les sens. Les “pisteurs” n'avaient pas reconnu Um Nyobè d'emblée. (…) C'est alors qu'un des guides le désigna à la troupe. Abdoulaye tira et l'atteignit de dos. Um Nyobè s'écroula, laissant tomber non loin de là une serviette renfermant quelques documents et des carnets où il notait ses songes, puis mourut en râlant ». Avant d’être enseveli, son corps fut immergé dans un bloc de béton. « En défigurant le cadavre, on voulut détruire l'individualité de son corps et le ramener à une masse informe et méconnaissable », conclut Mbembe. L’objectif ultime était, complète Deltombe, de « déraciner l’idée d’indépendance de l’esprit même des Camerounais ».
L’assassinat d’Um Nyobe ne signe cependant pas l’arrêt de mort du mouvement indépendantiste camerounais, même si « elle lui porte un coup dur, démobilise une partie des combattants », indique Tatsitsa.
Ahmadou Ahidjo, poulain de Paris, mate les insurgés UPC
Après s’être débarrassée du principal indépendantiste, la France accorde l’indépendance au Cameroun, le 1er janvier 1960. Des élections ont lieu en mai de la même année alors que dans les régions bassa et bamiléké, l’armée française poursuit la répression des militants de l’UPC. Ahmadou Ahidjo, poulain de Paris, va tirer profit de cette situation et devenir à la suite de fraudes électorales massives le premier président de la République du Cameroun.
L’UPC lance alors une insurrection armée qui va être matée par Ahidjo avec l’aide de conseillers militaires français. Selon le livre « Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique », ce sont des officiers français qui dirigent clandestinement les opérations menées par la nouvelle armée camerounaise contre les insurgés. Une batterie de méthodes sont mises à contribution : tortures, regroupement forcé des populations, exécutions extrajudiciaires, guerre psychologique, empoisonnements. Les leaders nationalistes seront tués non seulement au Cameroun mais aussi dans leur exil. Rentré au pays pour coordonner l’insurrection depuis l’intérieur, Ernest Ouandié, un compagnon de lutte d’Um Nyobè, est arrêté en 1970, puis jugé et condamné à la peine de mort. Il sera exécuté le 15 janvier 1971.
Des crimes jamais reconnus par la France
A cause du secret stratégiquement entretenu par la France autour de ce conflit, il est difficile d’en donner un bilan humain. Les archives britanniques évoquent 76.000 morts entre 1954 et 1964. En visite au Cameroun en 2009, François Fillon, alors Premier ministre français déclarera sans broncher. « Je dénie absolument que des forces françaises aient participé en quoi que ce soit à des assassinats au Cameroun. Tout cela est de la pure invention ».
Le 3 juillet 2015, après un entretien avec Paul Biya, à Yoaundé, le chef de l’État français François Hollande franchit un premier pas timide, en répondant à la presse. « Sur la question de l’histoire, j’y suis revenu. C’est vrai qu’il y a eu des épisodes extrêmement tourmentés et tragiques même, puisqu’après l’indépendance, il y a eu une répression en Sanaga maritime et en pays bamiléké… ». Le mot « guerre » reste subtilement évité.
Pour autant soixante-trois ans après l’assassinat de Um Nyobè, les traces de cette sanglante répression sont encore visibles. « J’ai rencontré des survivants qui souffrent encore de pathologies liées à la torture subie » entre les mains de l’armée française, affirme Tatsitsa. « La région Bassa reste toujours enclavée, une sorte de punition pour son indocilité à l’armée française ». Pour l’historien camerounais, la France doit réparer : « A l’instar des Britanniques qui ont indemnisé les combattants Mau-Mau (au Kenya), la France devrait indemniser les combattants UPC et procéder à des investissements économiques et culturels dans les zones concernées, en guise de réparation collective ».
Théophile Nono, secrétaire général du collectif Mémoire 60, constate cependant qu’il n’existe « pas encore de mouvement structuré qui revendique les réparations de manière officielle ».
Des « événements » éclipsés par la guerre d’Algérie
Pour Deltombe, la guerre du Cameroun a été occultée par « la conjonction de différents facteurs ». D’abord, la France à laquelle les Nations unies avaient confié la tutelle sur le Cameroun se devait d’occulter la répression massive car celle-ci était illégale au regard du droit international et contrevenait aux « accords de tutelle » signés avec l’Onu en 1946. Ensuite, « la concomitance avec la guerre d’Algérie qui monopolise alors l’attention » de l’opinion et des médias français. Enfin, la défaite des nationalistes a elle-même contribué à cette occultation, et les autorités du Cameroun indépendant ont poursuivi l’œuvre d’anéantissement de l’UPC, en interdisant toute référence à Um Nyobè et à ses compagnons de lutte.
Le Camerounais Tièmeni Sigankwé, chercheur au Centre national d’éducation, partage cette analyse. « Cet épisode est peu connu par ce que tous ceux qui ont lutté pour la réunification et l’indépendance ont été éliminés ou écartés. Aujourd’hui, dans les programmes scolaires d’histoire, une part famélique est consacrée à ces nationalistes. A un moment donné, il était même interdit de parler de l’UPC, le fait d’évoquer les personnes qui se sont battues pour l’indépendance était considéré comme un acte subversif ».
Sous l’actuel président Biya, au pouvoir depuis 1982, il a fallu attendre décembre 1991 pour que soit promulguée une première loi portant « réhabilitation de grandes figures de l'histoire du Cameroun, aujourd'hui disparues, qui ont œuvré pour la naissance du sentiment national, l'indépendance ou la construction du pays, le rayonnement de son histoire ou de sa culture ». La loi mentionne Ruben Um Nyobè et Ernest Ouandié… mais aussi Ahmadou Ahidjo.
Famille, proches et admirateurs d’Um Nyobè s’engouffrent alors dans cette brèche, pour ériger en 2007 un monument à la mémoire de l’icône dans le village d’Eseka, en pays Bassa, terre natale du leader indépendantiste. Mais, selon les médias camerounais, le gouvernement n’est pas représenté à l’inauguration, le 22 juin 2007, quoiqu’invité en bonne et due forme. « La loi de réhabilitation ne s’est pas traduite dans les faits », déplore Sigankwé.
Les Camerounais s’attendaient à un geste concret à l’occasion du cinquantenaire de l’indépendance, le 1er janvier 2010. Mais, comme le souligne Sigankwé, « dans son discours, le président Paul Biya a fait référence à ceux qui se sont battus pour l’indépendance, mais sans citer un seul nom ».
Aujourd’hui, le fait de mentionner la guerre d’indépendance et ses héros n’est plus un acte subversif. Mais le gouvernement dispose d’autres cartouches, comme en témoigne Théophile Nono, secrétaire général du collectif Mémoire 60. « Notre association a été créée en 2010 mais l’administration refuse de nous reconnaître parce que notre objectif est de promouvoir le devoir de mémoire de la lutte pour la réunification et l’indépendance du Cameroun ».
La croisade du « combattant » Essama
L’activiste Essama lui, n’a pas besoin de cette reconnaissance pour agir. Depuis une dizaine d’années, il est en croisade contre les symboles du colonialisme trônant encore dans le pays, notamment à Douala. « La décolonisation des espaces publics est un impératif, détruire les monuments des colons est un acte de salubrité publique. A chaque peuple, ses héros, à chaque nation, sa fierté », explique-t-il à Justice Info.
Sa première cible a été la statue du général Philippe Leclerc considéré en France comme un héros de la Seconde Guerre mondiale. Essama voulait la remplacer par un monument à la mémoire d’Um Nyobe. Après avoir renversé la statue du général français en 2003, il l’a décapitée plusieurs fois, ce qui lui a valu des séjours en prison. Après avoir procédé, à chaque fois, à la restauration de la tête de la statue, les autorités de Douala l’ont finalement scellée et ont affecté des gardes pour la sécuriser. Essama indique avoir renoncé aujourd’hui à s’attaquer aux statues, au profit d’une campagne menée avec son groupe, Essama Hoo Haa, pour l’érection de monuments à la gloire de héros camerounais et africains.
Dans les rues de Douala, « le combattant », personnage haut en couleurs, enfourche son vélo pavoisé des couleurs du Cameroun et revêtu à l’avant d’une banderole à la mémoire d’Um Nyobe. Pour commémorer l’assassinat de son héros, Essama annonce que son groupe va projeter, cette semaine, un documentaire dans lequel interviennent des proches du nationaliste encore vivants, dont ses enfants et ses deux femmes. « Les autorités ne pourront pas arrêter notre mouvement ! », affirme-t-il.