Le 25 juillet, suite à une journée de manifestations provoquées à la fois par la gestion gouvernementale de l’épidémie du Covid-19, la crise économique et le ressentiment contre les partis politiques représentés au Parlement, le président de la République Kaïs Saïed déclenche l’article 80 de la Constitution sur l’état d’exception. Il limoge le chef du gouvernement, suspend les activités du Parlement et s’arroge les pleins pouvoirs, « pour un mois renouvelable », avant de prolonger ces mesures le 24 août, « jusqu’à nouvel ordre ».
Une liesse populaire applaudit, le soir du 25 juillet, le « coup » d’un président juriste de formation et antisystème de conviction. Mais plus de cinquante jours après, pour beaucoup d’ONGs de défense des droits humains, les décisions unilatérales du président, sa salve de décrets et de mesures administratives et judiciaires agitent le spectre d’un retour du pouvoir autoritaire longtemps exercé en Tunisie jusqu’à l’avènement de la révolution de 2011.
Désespoir des blessés de la révolution
Depuis, plusieurs décisions et adresses au peuple du chef de l’État laissent craindre un recul, voire un renoncement au processus de justice transitionnelle, qui connaît déjà retards, lenteurs et blocages dus à un manque de volonté politique.
Dès le 27 juillet, Saïed met fin aux fonctions d’Abderrazek Kilani. L’homme cumulait jusque-là la présidence de l’Instance générale des martyrs et blessés de la révolution et celle de la commission de gestion du Fonds de la Dignité pour la réparation et la réhabilitation des victimes de la tyrannie, sans désigner un remplaçant pour diriger ces deux structures.
Même si elle n’a pas pris en considération toutes les dimensions de la souffrance des blessés, et notamment leurs traumatismes, leur précarité professionnelle et sociale, l’Instance fournissait aux handicapés moteurs sondes, couches et médicaments. Cette catégorie de victimes, la plus fragile, est aujourd’hui livrée au désespoir. Début septembre, l’immolation d’un jeune blessé de la révolution, Néji Al Hafiane, en a donné la tragique illustration.
L’avocate Lamia Farhani, présidente de l’association Awfiya (Fidèle), défend les droits des blessés et des familles des martyrs du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011. « Quand on suspend les activités de l’Instance que dirigeait Kilani, à qui les victimes peuvent s’adresser ?, s’interroge-t-elle. Normal, alors, que l’on récolte de tels drames. Je reçois des appels au secours quotidiens. Les menaces de suicide ne manquent pas non plus. Je m’inquiète particulièrement pour Kaïs Ayadi, père de trois enfants, qui n’a plus ‘que la mort pour horizon‘, me dit-il. Malheureusement mon association n’est pas pourvue des moyens nécessaires pour apporter des aides d’urgence aux rescapés des violences de la révolution ».
Une décision populiste
Si le président a décapité d’un coup ces deux institutions de la justice transitionnelle, c’est probablement, explique Me Farhani, à cause de la mauvaise presse qu’ont les réparations auprès de beaucoup de Tunisiens. Kilani, selon elle, a été limogé pour exaucer les vœux de tous ces groupes sur les réseaux sociaux, qui à la veille du 25 juillet ont appelé à ne pas indemniser les victimes islamistes, accusées d’avoir vidé les caisses de l’État, accaparé l’administration publique et profité de la générosité de la coalition au pouvoir dans les années d’après la révolution. Ces groupes s’étaient formés à la suite de l’ultimatum lancé au gouvernement, le 1er juillet, par Abdel Kerim Harouni, président du conseil de la Choura (le parlement interne du parti islamiste) pour le presser d’inaugurer le Fonds des réparations.
Ce n’est pas l’avis de Wahid Ferchichi, professeur de droit public, président de l’Association des droits et libertés individuels et militant de la justice transitionnelle. « La justice transitionnelle ne fait pas partie du programme électoral de Saïed, souligne-t-il. Il n’a jamais parlé de la redevabilité de l’appareil sécuritaire. D’autre part, son projet de recouvrement de fonds publics afin de les utiliser pour le développement des régions est une sorte de transaction pénale. Une paix avec les hommes d’affaires, sur lesquels pèsent des soupçons de corruption, contre un paiement en pièces sonnantes et trébuchantes ».
Lorsqu’il est arrivé au pouvoir à l’issue des élections du 13 octobre 2019, Saïed a ignoré les demandes pressantes des victimes d’organiser une cérémonie d’excuses officielles au nom de l’État tunisien. « Ce geste du président était susceptible d’insuffler espoir et optimisme parmi les 62 000 victimes ayant présenté leurs dossiers à l’IVD », assure Ridha Barkati, frère de l’opposant Nabil Barkati, mort sous la torture en 1987.
« Saïed s’appuie sur la police et l’armée »
Un autre indicateur, pointé du doigt pas Sihem Bensedrine, ancienne présidente de l’Instance vérité et dignité (IVD), est la désignation par le chef de l’État à des postes clés au ministère de l’Intérieur de deux hauts fonctionnaires impliqués l’un, Sami Yahiaoui, dans la mort et les exactions des manifestants pacifistes du bassin minier en 2008 et l’autre, Khaled Marzouki, dans les violences policières à Tala et à Kasserine pendant la révolution. En août, le président Saïed les place, respectivement, à la direction générale des Services spéciaux et à la direction des Unités d’intervention. Suite aux protestations de la société civile, Marzouki est débarqué le 24 août, une semaine après sa nomination. Yahiaoui est lui maintenu à la tête des renseignements généraux. Depuis 2018, les deux hommes figurent sur la liste des accusés des Chambres judiciaires spécialisées en justice transitionnelle.
« Saïed s’est appuyé sur la police et l’armée pour organiser son coup. D’où l’impunité dont jouissent ces deux corps. Les syndicats de police sont les maîtres du pays aujourd’hui, ils disposent de la liberté de circulation des gens et se permettent de se venger de tous ceux qui les ont embêtés auparavant. L’IVD en premier. Il semblerait que tout le personnel de l’Instance soit sur la liste rouge, et interdit de voyager », assure Bensedrine.
Menaces sur les chambres spécialisées
Le 8 février dernier, quatre rapporteurs des Nations unies ont écrit au gouvernement tunisien pour s’inquiéter des blocages du processus de justice transitionnelle. Ils y ont dénoncé les campagnes de dénigrement du travail de l’IVD, visant notamment à justifier une nouvelle loi sur la justice transitionnelle, qui accorderait une amnistie aux auteurs présumés. « Nous voudrions rappeler que les normes internationales en matière de droits de l’homme demandent aux États de garantir l’héritage des commissions vérité et de protéger leurs membres contre la diffamation sans fondement », écrivent les rapporteurs onusiens.
Le 11 septembre l’un des conseillers du président, Walid Hajjem, déclarait sur, Sky News Arabia, une chaîne satellitaire d'information : « Saïed envisage de réviser le régime politique pour instaurer un régime présidentiel, une proposition qui sera soumise à référendum. Cela signifie la suspension de la Constitution et l'adoption d'autres mécanismes pour la gestion de l’État. Le régime politique mis en place par la Constitution de 2014 n'est plus opportun. »
L’intention du président d’amender la Constitution donne des sueurs froides aux militants de la justice transitionnelle. Cette initiative pourrait entraîner, s’inquiète Bensedrine, la disparition d’un garde-fou crucial, l’article 148 de la Constitution qui engage l’État à garantir la poursuite du processus. « Pire encore, si cet article est écarté, les chambres spécialisées n’auront plus aucune raison d’être. C’est tout le processus de lutte contre l’impunité qui est en jeu », s’alarme-telle.
Adepte affiché du « 17 décembre » (2010), date du déclenchement de la révolution par les régions intérieures et les précaires du pays, le président populiste s’oppose au « 14 janvier » (2011), date où les élites et les partis politiques sont entrés en scène. Dans sa pensée, la Constitution comme la justice transitionnelle incarnent des institutions venues pour mater et détourner la révolution.