Habituellement, je n’écris pas. Mon métier consiste, à Justice Info, à publier les articles livrés par nos journalistes, à les habiller visuellement puis à les diffuser sur Internet en leur donnant un maximum de visibilité. Je parle un langage fait d’acronymes et d’anglicismes : AFP, Photoshop, CMS, community management, SEO... Mais exceptionnellement – l’événement se déroulant sur l’espace numérique, continent à la fois étranger et familier aux consommateurs d’information sur Internet –, l’équipe éditoriale m’a demandé de raconter cette histoire.
Google : fidèle allié statistique et outil d’investigation
Fin-juin, au moment de produire mon rapport statistique du mois, au beau milieu d’une courbe d’audience tout à fait classique pour notre site d’information, se dresse une colline, que dis-je une montagne. Du 15 au 18 juin, notre audience a fait un bon de près de quatre fois son amplitude, avec un sommet en date du 16.
Pour en connaître la raison, je plonge tête la première dans les statistiques. Première chose à faire : identifier la publication qui, sur Justice Info, génère tout ce trafic. Google Analytics, outil de référence en la matière, indique qu’il s’agit de l’article suivant, dans sa version anglaise : « Will Fatou Bensouda face the Truth Commission in Gambia? ». Un article sensible car nous y révélions deux témoignages de Gambiens, victimes de tortures sous le régime autoritaire de Yahya Jammeh, qui mettaient en cause directement Fatou Bensouda lorsqu’elle exerçait de hautes fonctions judiciaires dans son pays natal, la Gambie, bien avant de devenir procureure générale de la Cour pénale internationale (CPI), à la Haye.
Deuxième question à résoudre : sur quelle plateforme cet article, qui date du 11 juillet 2019, resurgit-il subitement en 2021 ? C’est là que l’enquête se complique. Au bout de quelques minutes à fouiller dans les méandres de l’outil statistique de Google, j’obtiens quelques précisions importantes. Du 14 au 30 juin, l’article en question cumule 4.448 « vues uniques » (le nombre de personnes différentes accédant à cette page). Et 88 % de ce trafic provient… de Facebook. Pourtant, nous ne l’avions pas republié sur ce réseau social depuis 2019, même si cet article, qui appartient désormais à nos archives, demeure bien « référencé » sur Google.
J’en viens donc à me poser une troisième question : qui sont ces gens qui viennent nous lire subitement au sujet de Bensouda ? Il s’avère que 73 % d’entre eux (toujours selon Google Analytics) disposent d’une « adresse IP » localisée aux Philippines. Une adresse IP, dans notre jargon, c’est l’identifiant unique attitré à chaque terminal numérique connecté à Internet, permettant, en principe, de connaître le lieu depuis lequel cet ordinateur ou ce smartphone se connecte.
Une vingtaine de « posts » relativement influents
Mais pourquoi diable les Philippins s’intéressent-ils au passé controversé de Bensouda ? Pour en savoir plus, il faut sortir de Google pour aller chercher sur Facebook. En saisissant simplement le titre anglais de notre article dans le moteur de recherche interne du célèbre réseau social, je m’aperçois que 20 publications récentes y citent notre article. Ces « posts », en langage Facebook, sont généralement accompagnés d’un court commentaire introductif, pas toujours très fin, rédigé par leur auteur philippin. Notez que ces comptes sont relativement influents puisque les messages les plus populaires génèrent jusqu'à 1 000 "likes" et plusieurs dizaines de commentaires.
Les profils Facebook en question proviennent de personnes résidant aux Philippines ou ayant un rapport avec ce pays. Certains sont liés au réseau de l’Université des Philippines, une université d’État. Le « patient zéro » (le premier des 20 internautes à avoir posté) s’est d’ailleurs exprimé sur le groupe des anciens élèves de cette université, qui compte 12 500 membres.
Un des profils de cet escadron numérique anti-Bensouda se présente en tant que « Popoy De Vera ». On remonte facilement la trace de ce compte pour lire sa biographie officielle. En 2018, le Dr J. Prospero "Popoy" de Vera a été nommé par Duterte président de la Commission philippine de l'enseignement supérieur (CHED). Il se présente comme « un académicien qui a utilisé son expertise technique pour aider les décideurs politiques, éduquer le public et mener des campagnes politiques ».
Des Philippines à Duterte, de Duterte à Bensouda
Comment expliquer que ces Philippins, travaillant essentiellement dans un cadre universitaire, s’intéressent à Bensouda avec la volonté manifeste de la discréditer ? Facile : le 14 juin, la procureure de la CPI a officiellement demandé l’ouverture d’une enquête sur la sanglante « guerre contre la drogue » menée par le président Duterte. Celui-ci avait déjà retiré, en mars 2018, l’adhésion de son pays au Statut de Rome (ratifié par chaque État membre de la CPI) et signifié qu’il ne collaborerait pas avec celle-ci. L’annonce de Bensouda a donc fait couler beaucoup d’encre dans de nombreux médias, aux Philippines et ailleurs.
Duterte lui-même se serait-il servi du réseau académique le plus étendu des Philippines pour une manœuvre d’influence sur les réseaux sociaux ? Les Philippins ne sont-ils pas, en effet, passés experts en matière de trafic d’influence numérique ? Selon une haut responsable de Facebook, citée par le journal américain Los Angeles Times, le pays est qualifié de « patient zéro dans la pandémie mondiale de désinformation ». Ou est-il plus vraisemblable qu’il s’agisse d’une opération plus spontanée d’un réseau de militants pro-Duterte, sachant qu’on ne parle, après tout, que de 4.500 « vues uniques » dans un pays de 108 millions d’habitants ?
Le fait que les « posts » Facebook soient très similaires et tous publiés en l’espace de trois jours, permet de penser qu’il y a eu concertation entre ces différents comptes. C’est en tout cas la deuxième fois en moins d’un an que les Philippines s’immiscent ainsi dans nos statistiques. En effet, la première intrusion avait eu lieu lors de notre scrutin fictif de décembre 2020 qui permettait à nos lecteurs d’élire, de manière symbolique, leur candidat préféré pour succéder à Bensouda comme procureur de la CPI, le mandat de cette dernière s’achevant en juin 2021. De nombreux Philippins (souvent avec la même adresse IP) avaient alors voté en masse pour le candidat Karim Khan. L’avocat britannique est désormais le patron des enquêtes de la CPI, dont celle sur les actions anti-drogue de Duterte qui vient d’être autorisée par les juges. Mais il peut sans doute d’ores et déjà se préparer à la fin de son idylle numérique avec les Philippins.
Cet article a été modifié le 27/09/2021.