Que se passe-t-il lorsque des survivants d'atrocités se voient accorder une importante somme en réparations, mais que le tribunal qui les a ordonnées a fermé et que la personne chargée de payer les réparations est décédée ?
C'est la question à laquelle sont confrontées les victimes du régime de l'ancien dictateur tchadien Hissène Habré.
Habré, qui a dirigé le Tchad de 1982 à 1990, est décédé à la fin du mois d'août dernier à la suite de complications liées à Covid-19 alors qu'il purgeait une peine de prison à vie au Sénégal pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité. Sa peine de prison avait été prononcée en 2016 par les Chambres africaines extraordinaires, une juridiction pénale spécialisée, créée à Dakar par un accord entre le gouvernement sénégalais et l'Union africaine (UA). Les Chambres africaines extraordinaires ont cessé leurs activités après avoir conclu la procédure d’appel, un an plus tard.
Ce procès avait été le fruit de plus de 25 ans d'efforts tenaces de la part de groupes de victimes tchadiens et de leurs partenaires non gouvernementaux pour traduire Habré en justice. Et les Chambres africaines extraordinaires ont également ordonné à Habré de verser plus de 82 milliards de francs CFA (plus de 140 millions de dollars US) à 7 396 victimes qui avaient participé au procès en tant que parties civiles. Cela reste le plus grand montant de compensation accordé par un tribunal pénal international(-isé).
Pourtant, plus de quatre ans après cette décision, aucune des victimes n'a reçu la moindre indemnisation.
Un fonds spécial qui n'existe que sur le papier
Les juges d'appel des Chambres africaines extraordinaires ont ordonné que les réparations soient mises en œuvre par le biais d'un "fonds d'indemnisation des victimes" similaire au modèle du Fonds au profit des victimes existant à la Cour pénale internationale. Mais aujourd'hui, Habré est mort, et le fonds n'existe toujours que sur le papier.
Les victimes au Tchad sont frustrées par la lenteur des progrès et ont fréquemment organisé des marches et des manifestations. Le Haut-commissaire aux droits de l'homme des Nations unies a souligné que la mort de Habré ne constitue en aucun cas un obstacle à la mise en œuvre du fonds et du jugement en réparations des Chambres africaines extraordinaires.
L'attention s'est donc portée sur l'UA et sur le gouvernement tchadien afin qu'ils parviennent à un accord pour mettre en place le fonds et commencer à indemniser les victimes. Il faut agir si l'on veut éviter que l'ordonnance de la Cour ne devienne une récompense fictive.
Les juges d'appel des Chambres africaines extraordinaires ont accordé au fonds une grande discrétion dans l'exécution de l'ordonnance en réparations. Cela inclut la possibilité d’approcher d'autres victimes, au-delà des parties civiles, et de collaborer avec le Tchad et les associations de victimes pour concevoir des réparations collectives non ordonnées par la cour. En outre, le fonds est devenu le dépositaire du produit des biens saisis à Habré. Il a également été chargé de surveiller la situation financière de Habré en vue d'identifier et de saisir des actifs supplémentaires.
Le jugement en appel des Chambres africaines extraordinaires a fait du fonds un élément central de la mise en œuvre des réparations. Cette stratégie était risquée. Elle mettait tous les espoirs dans une nouvelle institution qui n'était pas encore opérationnelle.
Le fonds a finalement été créé sous les auspices de l'UA, suite à une résolution en juillet 2016 et à l'adoption des statuts du fonds début 2018. Il a toutefois fallu attendre juin 2019 pour la conclusion d’un accord avec le Tchad pour l'établissement du siège du fonds à N'Djamena. Puis la pandémie de Covid-19 a frappé, et les choses se sont arrêtées.
Trouver l'argent
Les prochains défis sont de rendre le fonds opérationnel et de mobiliser des ressources. A la suite une mission de l'UA au Tchad, mi-septembre 2021, on espère qu'un conseil d'administration composé de membres de l'UA, du gouvernement tchadien et de trois associations de victimes prendra bientôt ses fonctions. Le statut prévoit également un secrétariat pour aider le conseil d'administration dans son mandat.
Plus difficile sera de mobiliser réellement les fonds pour l'indemnisation. Les Chambres africaines extraordinaires avaient saisi des biens appartenant à Habré. Il s'agit d'une propriété avec villa à Dakar (d'une valeur estimée à près de 800 000 dollars) et de deux comptes bancaires. Mais une action est nécessaire pour convertir cette saisie conservatoire en bénéfice monétaire pour les victimes. Les avocats des victimes n'ont jusqu'à présent introduit aucune action devant le tribunal de grande instance de Dakar, qui a été désigné par les Chambres africaines extraordinaires pour connaître de toute affaire après sa fermeture. Sans doute parce qu'ils attendaient la création du fonds, qui doit recevoir le fruit de ces biens.
L'accès aux biens présumés de Habré au-delà des frontières du Sénégal sera encore plus délicat, surtout après sa mort. En 1992, une commission d'enquête tchadienne avait affirmé que Habré avait volé 3,32 milliards de francs CFA (5,7 millions de dollars) au trésor national.
Mais une chose est sûre : les avoirs de Habré sont loin de suffire à satisfaire l'importante demande de réparations des Chambres africaines extraordinaires. L'UA a alloué 5 millions de dollars au fonds, vraisemblablement pour ses coûts de fonctionnement initiaux. En outre, on a signalé que les Chambres africaines extraordinaires avaient transféré près de 500 000 euros (585 000 dollars) au fonds, qui restaient sur leurs comptes au moment de sa dissolution. L'UA a également annoncé son intention de convoquer une conférence de mobilisation des ressources, à laquelle participeront les États membres et partenaires, les organisations internationales et d'autres organes, afin de solliciter des contributions volontaires au fonds.
L'heure tourne
Un rôle clé incombera au gouvernement tchadien. Si le Tchad a soutenu les Chambres africaines extraordinaires, il a jusqu'à présent peu fait pour remplir ses propres obligations en matière d'indemnisation des victimes du régime Habré. En 2015, un tribunal tchadien a condamné un certain nombre d'anciens agents de la sécurité du régime Habré et a ordonné le versement de 75 milliards de francs CFA (135 millions de dollars) à quelque 7 000 parties civiles, en stipulant que 50 % seraient pris en charge par l'État tchadien. Le tribunal a également ordonné la création d'un mémorial pour les personnes tuées et la transformation des anciens locaux de la sécurité en musée.
Les autorités tchadiennes n'ont mis en œuvre aucune de ces mesures.
En 2017, les victimes ont déposé une plainte contre le gouvernement tchadien devant la Commission africaine des droits de l'homme et des peuples pour non-respect du jugement. Elles ont demandé à la Commission de porter l'affaire devant la Cour africaine des droits de l'homme et des peuples. Les rapporteurs spéciaux des Nations unies ont également exprimé leur inquiétude face à ce manquement.
Cette affaire souligne que le rôle du Tchad n'est pas seulement de faciliter les réparations des Chambres africaines extraordinaires de concert avec l'UA, mais aussi de reconnaître et d'assumer sa propre responsabilité pour les violations commises par ses agents de l’Etat.
Les récents troubles au Tchad et la mort du président Idris Déby Itno, en avril, ont détourné l'attention de la question des réparations.
Il est à craindre que le processus de réparations ne se transforme en un autre long effort qui pourrait rivaliser avec l'odyssée de dix ans qui a été nécessaire pour poursuivre Habré. Pour les victimes, l'heure tourne - des centaines de parties civiles, pour la plupart âgées, sont déjà mortes et ne verront jamais l'indemnisation qui leur était due.
CHRISTOPH SPERFELDT
Christoph Sperfeldt est membre du Centre pour les droits de l’homme et le droit international de l'université de Stanford, chercheur associé à la faculté de droit de l'UNSW, membre honoraire du Centre Peter McMullin sur les apatrides de la faculté de droit de Melbourne et professeur adjoint au Centre d’études du droit humanitaire à l'université royale de droit et d'économie de Phnom Penh, au Cambodge.
Cet article, traduit en français et légèrement modifié par Justice Info avec l'accord de l'auteur, est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.