Le débat allemand sur la restitution des objets acquis pendant la colonisation culmine dans un brillant château blanc au cœur de Berlin. Le Forum Humboldt, qui doit son nom au célèbre explorateur Alexander von Humboldt, lui-même grand collectionneur de flore, de faune et de restes humains étrangers, a ouvert ses portes en juillet dernier après une longue et coûteuse reconstruction. Il est devenu le musée le plus controversé de la capitale pour diverses raisons : l'État y a investi 564 millions d'euros pour reconstruire un château à partir de rien, son dôme est couronné d'une croix et d'une inscription propageant la supériorité de la foi chrétienne, et il expose un globe impérial dédié à un défunt milliardaire allemand. Mais la principale raison pour laquelle le Forum Humboldt a suscité tant d'opposition et de dédain est sa vocation à abriter l'une des plus grandes collections ethnologiques du monde : statues, masques, instruments, bateaux, bijoux et objets du quotidien, dont beaucoup ont été volés dans les anciennes colonies de l'Allemagne ou de ses voisins européens.
L'un des points forts de l'exposition du musée aurait dû être les Bronzes du Bénin, une collection de milliers de plaques métalliques et de sculptures saisies par les forces britanniques dans le palais royal du royaume du Bénin au XIXe siècle. Transférées en Europe ces pièces ont suscité une grande admiration pour l'art élaboré qu’elles présentent d'un peuple alors considéré comme sauvage et non civilisé. Les bronzes ont été vendus à travers le monde des colonisateurs et sont aujourd'hui exposés en France, en Autriche, en Allemagne, en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Certains ont disparu dans des collections privées. 200 de ces objets précieux étaient censés attirer les visiteurs dans l'aile Est du Forum Humboldt à partir de la mi-2022. Mais il semble maintenant que la place qui leur a été attribuée devra être occupée autrement.
En avril, le gouvernement allemand a annoncé que son pays serait le premier en Europe à restituer sa part des bronzes à son pays d'origine, l'actuel Nigeria. Cette décision a été prise grâce aux efforts diplomatiques de Yusuf Tuggar, ambassadeur du Nigeria en Allemagne, et intervient au moment où le Nigeria construit un nouveau musée national prestigieux à Benin-City, dans le sud du pays, où les bronzes ont été volés. Alors que les Bronzes du Bénin actuellement en Allemagne attendent de rentrer chez eux, les historiens exigent un examen encore plus approfondi des collections ethnologiques et un effort plus important de restitution. En effet, les Bronzes du Bénin ne sont qu'un exemple parmi des centaines de milliers d'objets d'art pris par la force dans les anciennes colonies. En Europe, les collections ethnologiques sont remplies du butin colonial. Une grande partie n'est même pas exposée, laissée sans usage dans des entrepôts.
L'âge d'or du pillage
Beaucoup plus court que celui de la France et de la Grande-Bretagne et éclipsé par l'Holocauste, le passé colonial allemand est un chapitre négligé de son histoire. Pourtant, l'Allemagne n'a pas seulement commis le premier génocide du 20e siècle contre les populations Herero et Nama dans ce qui est aujourd'hui la Namibie, mais elle a également fondé dans ses colonies, à partir d’une pseudoscience de l’époque, la base de certaines de ses idéologies racistes les plus dangereuses. Et lorsqu'il s'agit du débat sur les restitutions d’objets d’art, Berlin n'est pas un mauvais point de départ : après tout, c'est ici que les pays européens se sont partagé le continent africain lors de la conférence de Berlin en 1884. 13 ans avant que les Britanniques n'incendient et ne pillent le palais du Bénin pour consolider leur pouvoir sur ce qu'ils considéraient comme leur territoire.
La conférence de Berlin a été suivie de ce que Bénédicte Savoy, l'une des historiennes les plus en vue aujourd'hui dans le domaine des restitutions, appelle "les 34 ans de musées ethnologiques". Sans ces années, il n'y aurait pas de Forum Humboldt aujourd'hui, explique Savoy dans un podcast sur la question. L'engouement pour le vol, la collecte et l'expédition de biens provenant des colonies a atteint son apogée au cours de ces années qui ont pris fin avec la Première guerre mondiale, explique-t-elle. Des centaines de milliers d'objets ont été apportés en Europe par des marchands, des missionnaires et des officiers coloniaux, où ils ont été vendus, échangés et exposés. Encore aujourd'hui, 75 000 objets d'Afrique subsaharienne font partie des collections allemandes, dont 1 100 Bronzes du Bénin, achetés à Londres par le Musée royal ethnologique de Berlin au début du XXe siècle et dispersés dans différents musées du pays.
Le pas de l'Allemagne vers la restitution de ces bronzes est peut-être l'un des premiers, mais le débat sur la restitution est loin d'être nouveau. Dans son livre "Afrikas Kampf um seine Kunst: Geschichte einer postkolonialen Niederlage" (à paraître en anglais en 2022), Savoy relate les demandes de restitution d'objets volés formulées par des intellectuels et des hommes politiques africains à partir des années 1960, lorsque dix-huit anciennes colonies sont devenues indépendantes. Savoy décrit comment la Stiftung Preußischer Kulturbesitz (Fondation du patrimoine culturel prussien, SPK), gardienne des collections ethnologiques allemandes, a étouffé dans l'œuf tout mouvement de restitution en mentant sur la quantité et l'origine de ses artefacts africains, et en manipulant le débat public et politique en sa faveur. L'un des principaux arguments du chef de la SPK de l'époque était que l'Allemagne n'avait pas volé les bronzes, mais les avait légalement achetés.
Se débarrasser de l’ordre ancien
Aujourd'hui, après des années de contestation publique, des musées comme le Humboldt Forum mentionnent consciencieusement leur histoire coloniale à plusieurs endroits de leurs expositions permanentes et temporaires. Mais cela ne change rien au fait que les objets en question sont toujours là, insiste Savoy. "Il s'agit d'une transparence malhonnête, lorsqu'ils prétendent - après des critiques publiques - qu'ils fournissent des informations sur la provenance", déclare-t-elle lors d'une discussion intitulée "Décoloniser les mondes", au festival de littérature de Berlin, en septembre. Chaque objet exposé est désormais bel et bien doté d'une plaque fournissant les informations relatives à son origine - qui l'a collecté, vendu ou acheté - mais selon Savoy, ces plaques ne font toujours pas la part belle à la violence du contexte historique. "Les musées agissent de manière neutre, mais ils sont l'expression de l'idéologie nationaliste et impérialiste du 19e siècle", assène-t-elle.
Birgit Jöbstl, porte-parole de la SPK, explique que les négociations avec les partenaires nigérians sont en cours au sujet des Bronzes du Bénin, et que "des retours substantiels sont prévus pour 2022". Mais il semble que le projet d'exposer les bronzes au Humboldt Forum soit toujours d'actualité. "Leur présentation portera sur l'histoire du Royaume du Bénin, sa conquête par les troupes anglaises ainsi que la provenance des objets du Bénin", écrit Jöbstl dans un e-mail à Justice Info, ajoutant qu'environ la moitié des 400 Bronzes du Bénin à Berlin devraient y être exposés. "Ces plans seront revus au cours des entretiens avec les représentants nigérians", précise-t-elle.
Il reste à voir à quel point la restitution des bronzes sera rapide et complète et quelles conséquences cette démarche aura sur tous les autres objets volés se trouvant en Allemagne et en Europe. En attendant, Savoy, ainsi que d'autres historiens et conservateurs d'Europe et d'Afrique, réclament une toute nouvelle façon de penser les musées. "Historiquement, nous avons été le sujet et le monde entier notre objet. Nous le regardons sans jamais être regardés en retour", explique-t-elle. La conservation collective est la voie à suivre à l'avenir, estime-t-elle. Mais elle prévient que la coopération entre musées ou l’organisation de prêts permanents ne peuvent être une excuse pour éviter la restitution des objets. "Les restitutions contribuent à secouer un ordre ancien et hiérarchique et à redéfinir la relation, permettant une coexistence post-raciste", ajoute-t-elle.