« Cette question de l’indemnisation, ça n’est pas et ça ne doit pas être un don dans l’esprit de la Commission : c’est un dû. » Jean-Marc Sauvé n’a pas mâché ses mots lors de la remise du rapport qui porte son nom, le 5 octobre dernier devant plusieurs évêques de France. Avant le président de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase), sur l’estrade, François Devaux, une victime et le fondateur de l’association La Parole libérée (aujourd’hui dissoute) déclarait, les doigts pointés vers les évêques : « Vous devez payer pour tous ces crimes ! »
Dans une France choquée, la réparation des centaines de milliers de victimes d’agressions sexuelles au sein de l’Église apparaît non négociable. « Cette réparation chiffrée est très importante » estime le frère Michel Laloux, responsable de la congrégation des Franciscains, membre de la Conférence des religieux et religieuses de France (Corref) à l’initiative de la Ciase, avec la Conférence des évêques de France. « Même si des victimes ne veulent pas de dédommagements financiers, qui pourraient signifier que l’Église achète leur silence, une somme d’argent peut leur apparaître comme symbolique dans la reconnaissance des faits », précise-t-il.
Concrètement, précise Jean-Marie Burguburu, avocat et membre de la Ciase, cette somme pourra rembourser une partie des frais engagés par une victime pour des séances de psychothérapie ou de psychanalyse suivies sur une longue période, palier la perte d’un emploi à cause des problèmes de santé dus à un secret trop lourd à porter, rembourser des frais de justice…
Au vu de la diversité des parcours des victimes, « il faudra que celles-ci se manifestent individuellement et réclament ce qu’elles estiment être leur dû » explique Jean-Marie Burguburu. La Commission rejette en effet l’idée d’un forfait, mais préconise d’« individualiser le calcul de l’indemnisation due à chaque personne victime » et de « privilégier un mode de calcul consistant à prendre en compte les préjudices subis plutôt qu’à se référer à des catégories. »
Combien cela va coûter ? Le chiffre de 330.000 victimes (vivantes au moment de la rédaction du rapport), d’agressions sexuelles de clercs, de prêtres, et laïcs exerçant dans l’Église (de 1950 à 2020), avancé par le rapport, est un chiffre « plancher », autrement dit la partie émergée de l’iceberg. « Même avec la meilleure volonté du monde, il est très difficile de chiffrer les réparations. Mais c’est déjà énorme que le rapport insiste sur la nécessité de l’Église de réparer individuellement, et d’assumer ces réparations », analyse Jean-Pierre Massias, président de l’Institut francophone pour la justice et la démocratie.
L’agresseur et son institution doivent payer
L’indemnisation des victimes, recommande le rapport Sauvé, doit passer par un « organe indépendant, extérieur à l’Église » qui aura « la triple mission d’accueillir les personnes victimes, d’offrir une médiation entre elles, les agresseurs (s’ils sont encore vivants et s’il acceptent de se prêter à la démarche) et les institutions dont ils relevaient au moment de l’agression, et d’arbitrer les différents ». L’organe n’a pas été constitué et sa création devrait être au menu de l’Assemblée générale des évêques de France, qui se tiendra du 3 au 8 novembre, à Lourdes (Sud de la France).
Sur le financement des indemnités, le rapport est clair et indique qu’elles doivent émaner « du patrimoine des agresseurs et de l’Église de France ». La Corref, qui regroupe environ 400 congrégations religieuses, précise qu’elle proposera des actions concrètes. « Nous sommes sûrs d’une chose : les indemnisations devront se faire par l’institut dans lequel réside l’agresseur. Si l’institut en question n’existe plus, il y aura un fonds de dotation à laquelle la victime pourra prétendre », précise le frère Laloux.
Au moins deux milliards d’euros
Selon la direction de la communication de la Conférence, à l’heure actuelle, « les évêques prennent connaissance du rapport et ne pourront s’exprimer sur le sujet [des réparations] avant la fin de l’Assemblée plénière, le 8 novembre ». En juillet 2021, les évêques de France avaient déjà créé le fonds Selam, un « fonds de secours et de lutte contre les abus sur mineurs » abondé par l’argent personnel des évêques et des dons. Ce fonds viserait à collecter « 5 millions d’euros » dans un premier temps, selon la Conférence des Évêques de France. Cela va en contradiction avec le rapport Sauvé, qui entend clairement écarter « les pistes d’un appel aux dons des fidèles et d’une socialisation du financement ».
Avec de tels montants « on est très loin du compte », dit Olivier Savignac, le porte-parole de l’association de victimes Parler et revivre. « Si vous prenez le nombre de victimes estimé au minimum à 330.000 par le rapport », en France, « il faudrait au moins deux milliards d’euros si l’on voulait indemniser toutes les victimes entre 5.000 et 10.000 euros » a calculé Savignac, qui appelle chaque diocèse à s’amputer d’au moins 5 à 10 % de son parc immobilier. « Quitte à assumer la faillite de certains diocèses ». Devaux, pour sa part, demande un « audit des fonds propres » de l’Église.
D’autres pays, suite à des commissions similaires, ont connu des précédents. En Belgique, le montant attribué aux victimes s’est élevé à 4,6 millions d’euros, à 10,3 millions en Allemagne, 27,8 millions aux Pays Bas, et il a dépassé les 4 milliards de dollars pour l’Église américaine (entraînant la faillite du diocèse de Boston).
Sur cette question des sources de financement, la Ciase ne va pas plus loin. « Notre travail était de faire un état des lieux », rappelle Burguburu. « La situation est maintenant dans les mains de la Conférence des évêques de France. Il faut déjà que ceux-ci s’approprient le rapport, pour comprendre le drame, et faire les bons choix. »
Des actes symboliques… et de profonds changements
La réparation financière « ne peut pas éluder une humble reconnaissance de responsabilité de la part des autorités de l’Église pour les fautes et les crimes commis en son sein » énonce le rapport. Interrogées par la Ciase, des victimes ont demandé des réparations plus symboliques, dont des « cérémonies publiques, célébrations liturgiques faisant mémoire des souffrances infligées » ou un « mémorial des victimes et de leur souffrance. » Sollicité par la Ciase, Savignac a souligné la nécessité d’une « démarche mémorielle de reconnaissance publique des actes et des faits commis par l’Église » qui pourrait passer par une loi similaire à celle du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien. Selon lui, « cela permettrait de considérer les victimes dans leur ensemble ; aujourd’hui seule une, voire deux, victimes sur dix peuvent prétendre à un procès ». En marge du rapport, un « mémorial littéraire », recueil de paroles de victimes intitulé « De victimes à témoins » a déjà été publié.
« Il est très important que ce travail ait eu lieu et que des victimes demandent des excuses officielles et la reconnaissance de ce problème, profond et grave des abus sexuels dans l’Église » applaudit la juriste internationale Anna Myriam Roccatello, directrice exécutive adjointe du Centre international pour la justice transitionnelle. « Découvrir une telle vérité réprimée, niée, pourra peut-être changer le système de pouvoir qui a permis à ceux qui sont aux postes de responsabilité de violer et d’abuser ceux qui n’en ont pas », estime-t-elle.
Nadia Debbache, ancienne avocate de l’association La Parole libérée, qui réunissait des victimes du père Preynat lors de son procès en mars 2020, doute de la capacité de l’Église à réparer : « Si vous avez bien tendu l’oreille, depuis la remise du rapport, vous n’avez jamais entendu les responsables de l’Église prononcer les termes de 'responsabilité' et de 'réparations', mais plutôt de 'contributions financières'. C’est un indicateur, très mauvais, qui montre que l’Église n’est pas prête », dit-elle.
Lors de la remise du rapport, Mgr Eric de Moulins-Beaufort, le président de la Conférence des évêques de France a exprimé « aux personnes qui ont été victimes de tels actes », sa « honte », son « effroi » et sa « détermination à agir avec elles pour que le refus de voir, d'entendre, la volonté de cacher ou de masquer les faits ». Mais quelques heures après, au micro de France Info, le même évêque ajoutait que « le secret de la confession est supérieur aux lois de la République ». « Cette remarque est symptomatique de l’état d’esprit de cette hiérarchie de l’Église », se lamente Me Debbache, qui s’engage pour sa part à « être présente auprès des victimes qui risquent de se déclarer avec la publication du rapport ».
Combien seront-elles ? Que recevront-elles, et quand ? Les réparations prendront du temps mais les données de la Ciase viennent mettre l’Église au pied du mur.