JUSTICEINFO.NET : Sur la recommandation de la Commission vérité, justice et réconciliation (CVJR), le gouvernement a signé en septembre un plan de réparations de 65 milliards de francs CFA (100 millions d’euros) pour les victimes des crises au Mali depuis 1960. Comment comptez-vous mobiliser de tels fonds dans le contexte de crise où se trouve le pays ?
OUSMANE OUMAROU SIDIBE : Cette mobilisation ne se fera pas en une année, c’est un plan sur plusieurs années. Nous avons établi un premier plan de cinq ans mais cela peut aller au-delà. C’est la responsabilité du gouvernement de faire cette mobilisation. Le gouvernement va mettre des fonds à disposition, une structure de réparation sera mise en place, un fonds de réparation sera alimenté par le budget national mais aussi par des apports des partenaires et peut être aussi par certaines taxes – nous n’avons pas encore une idée précise de ces taxes. C’est cela un peu notre idée pour l’alimentation. Pour le moment, nous ne pouvons qu’aider le gouvernement dans les plaidoyers auprès des partenaires.
A ce jour, quelles garanties avez-vous obtenues, de la part de qui, sur quels montants ?
Au niveau du gouvernement, nous avons déjà un projet de loi de réparation. Je pense que dans les semaines à venir le gouvernement va opter pour ce projet de loi et il sera soumis au conseil national de transition [CNT, le parlement malien], qui est aussi préparé pour adopter cette loi sur les réparations pendant la période de transition. Sur l’apport du gouvernement, on va le déterminer au moment où la loi sera votée. Mais, de façon certaine, le gouvernement sera le premier à participer à ce fonds. Nous avons des engagements du gouvernement et des autorités du pays.
Comment ce chiffre a-t-il été calculé, par qui ?
C’est nous-mêmes qui avons fait le calcul. Nous avons rencontré tous les services du ministère des Finances : la direction du budget, le trésor… Nous l’avons fait à partir des projections sur le nombre de victimes qui étaient dans notre base de données et aussi sur les différentes catégories de victimes : les ayants droit, les décès, les cas de destitution de biens.
De quel type de réparations s’agit-il ?
Il y a deux types de réparations : des réparations financières, des réparations de type mémorielles. Mais cette loi concerne surtout les réparations financières. Les ayants droit des victimes décédées au cours du conflit auront droit à une indemnité de réparation. Pour ceux qui ont perdu des biens lors de destructions, par exemple, des habitations, nous avons établi une catégorisation des forfaits, si c’est une maison en dur, en banco, ou en tente. Pour chacune de ces catégories nous avons proposé un forfait, c’est plus simple. Pour ceux qui ont perdu des troupeaux nous avons aussi proposé un forfait, avec un plafond. Ce qui est proposé, c’est d’accorder la réparation de seulement la moitié du troupeau perdu, en mettant un plafond. Ce n’est pas une indemnisation intégrale, ce sont des forfaits que nous avons proposés.
Si les fonds n’arrivent pas, n’aurez-vous pas suscité en vain des espoirs chez les victimes et ne risquez-vous pas d’être accusé d’avoir mené une politique d’affichage ?
Non, ce n’est pas une politique d’affichage parce que, dans notre mandat, nous devons proposer des réparations. Ce que nous avons fait. Nous avons rencontré toutes les associations, toutes les victimes, toutes les catégories de personnes pour arriver à cette politique de réparation inclusive. Ce que nous avons proposé est relativement peu, surtout pour des pertes en vies humaines, même si par rapport à la Côte d’ivoire et même des pays tels que le Pérou, c’est assez élevé. C’est assez élevé parce qu’on parle de lois déjà existantes : certains montants ont [déjà] été proposés aux victimes de mars 1991 [soulèvement populaire ayant précédé un coup d’État], aux victimes de 2012 [autre coup d’État]. À l’époque, il s’agissait de 200 personnes, c’était donc très limité. [Les 200 victimes indemnisées sont celles de 1991. La commission chargée de l’indemnisation des victimes de 2012 n’a jamais été mise en place.] Maintenant, ce sont des milliers de personnes. Nous avons donc proposé quelque chose qui est bien en-dessous, mais qui reste assez élevé par rapport au standard international.
De l’ordre de combien ?
Ce sont encore des propositions, c’est le gouvernement qui va retenir définitivement dans un décret. C’est pourquoi nous ne voulons pas communiquer sur le montant. Parce que si le gouvernement annonce un autre montant, cela pourrait créer des problèmes.
Sur quelles bases sont choisis les bénéficiaires de ces réparations ? Comment se fera la répartition ?
Ce sont les personnes qui sont venues faire leur déposition dans nos différentes antennes. Nous avons aujourd’hui plus de 22 000 victimes dans notre base de données. Nous avons engagé des juristes pour vérifier les qualifications : si ce sont des meurtres, tortures, dégradations de biens.
Certaines personnes viennent faire des dépositions qui ne rentrent pas dans le cadre de notre mandat, elles ne sont pas des victimes. Nous les enlevons. Toutes les autres, nous enverrons la liste à l’agence de réparation qui sera créée. Cette agence mettra en place sa propre procédure sur les dossiers à remplir pour pouvoir bénéficier de ces réparations. Nous ne pouvons pas anticiper les critères qu’ils établiront, mais tel est le mécanisme.
Selon certaines informations, vous voulez proposer une politique de réparation par la voie administrative. Comment et par qui va-t-elle être mise en œuvre, et comment les victimes y auront-elles accès ? Pourquoi avoir retenu cette solution et pas celle, par exemple, d’une commission indépendante ?
Parce que, en réalité, c’est ce que tous les pays qui ont connu ce genre de crise ont fait. Parce que si on laisse chaque victime aller devant les tribunaux, c’est un chemin incertain, très coûteux et difficile, surtout pour des populations démunies. C’est pourquoi nous avons proposé cette loi. Les victimes qui sont d’accord pour emprunter cette voie seront réparées, mais celles qui trouveront que ces réparations ne les arrangent pas pourront aussi aller en justice. Mais à ce moment là, il n’y aura pas de double réparation. C’est ce qu’un pays comme le Canada a fait pour les descendants de ceux qu’ils appellent les autochtones, et même l’Allemagne pour sortir du nazisme. Même en Côte d’ivoire, ce qui est recommandé c’est une voie de réparation administrative. C’est plus cohérent, c’est standardisé et c’est plus facile pour les victimes.
Donc ceux qui feront le choix d’aller devant la justice n’auront pas droit à la réparation ?
Non, pas de double réparation.
Quelle sera la portée d’un plan de réparation dans un pays encore miné par la guerre ?
C’est déjà un espoir pour les victimes. Il y a des victimes qui, depuis 1960, n’ont jamais rien eu. Donc, le fait même de proposer une politique de réparation aujourd’hui, pendant qu’on est en plein conflit, est de nature à donner un espoir et peut-être même à amener certaines victimes à renoncer à la vengeance et a attendre. Donc, c’est vraiment utile. On ne le voit pas mais ce travail est aussi une des solutions à cette crise.
Mais il y aura sûrement d’autres victimes après l’arrêt de la CVJR…
Oui. Nous avons prévu cela. En fait, l’agence de réparation que nous allons proposer va continuer un certain temps. Nous n’allons pas arrêter les dépositions des victimes.
Quelles seront les mécanismes de suivi pour s’assurer que les réparations proposées seront bien exécutées ?
Nous avons proposé, avant même de fermer la CVJR, la mise en place d’un organe de réparation. Avant que nous ne partions, nous ferons le transfert des dossiers, des bases de données, à cette agence. Nous sommes dans l’idée de mettre en place un début de fonds de réparation pour commencer les premières réparations au cours de l’année 2022.
Au-delà des réparations, plusieurs victimes ont demandé la vérité sur la situation de proches lors des audiences publiques. Quelle réponse allez-vous leur apporter ?
C’est vraiment le fond même de notre travail. Nous sommes actuellement en train de rédiger notre rapport final. Nous allons dire la vérité sur ces violations. Et nous allons proposer une autre structure pour prendre la place de la CVJR, à côté de l’agence de réparation, pour les recommandations qu’on aura faites sur la réconciliation, sur la non répétition du conflit.
Dans CVJR, il y a justice, pourtant vous insistez sur le fait que vous n’êtes pas une cour de justice. Comment parvenir à la paix sans ce préalable de la justice pénale et avec une impunité persistante ? Allez-vous insistez sur ce point dans vos recommandations ?
C’est une question importante. Nous allons proposer des mesures contre l’impunité mais ce n’est pas nous qui assurons ce jugement. Il y a déjà un tribunal qu’on appelle le pôle judiciaire antiterroriste qui est compètent pour connaître des violations des droits de l’homme et va juger leurs auteurs. Pour certaines victimes, le fait de dire ce qui leur est arrivé et de leur proposer des réparations, elles considèrent déjà que justice a été faite. Ça, c’est notre travail. Mais d’autres demandent, en plus de cela, qu’on cherche les auteurs et qu’on les juge. Ça, c’est le travail du pôle judiciaire antiterroriste qui travaille en parallèle avec la CVJR.
Certaines victimes pointent du doigt la « lenteur » de la CVJR dans l’exécution de son travail. Selon elles, cela prend beaucoup trop de temps alors qu’elles vivent dans des conditions misérables.
C’est normal, parce que dans toutes les commissions dans tous les pays, le processus de justice transitionnelle est très long. Et puis nous avons mis cela en place tardivement. Mais compte tenu des impératifs de sécurité que nous connaissons, franchement nous sommes allés aussi vite que possible. Cela dit, je pense qu’à partir de l’année 2022, les victimes pourront voir le bout du tunnel.
Dans d’autres pays, les commissions vérité ont souvent achevé leur travail au bout de deux ans. La CVJR existe depuis 2014. Comment expliquez votre retard ?
C’est l’insécurité et la persistance de la crise qui a causé le retard du dépôt de notre rapport final. Malgré cela, je pense que nous sommes quand même arrivés à remplir notre mandat.
Cet article a été modifié le 12/11/2021. Nous avons initialement publié par erreur que 65 milliards de francs CFA représentaient 1 milliards d'euros. Cela équivaut, en réalité, à 100 millions d'euros.