Jules Lepoutre est professeur de droit public à l'université de Corse, en France. C’est un spécialiste du droit de la nationalité. Sa thèse de doctorat était intitulée « nationalité et souveraineté ». Son attention est donc naturellement saisie lorsque le Conseil d’État, la plus haute juridiction administrative en France, publie un arrêt, le 8 avril 2021, qui confirme le rejet de la demande de naturalisation d’une femme rwandaise vivant sur le territoire français depuis 27 ans, au motif que son mari a été condamné pour son rôle dans le génocide des Tutsi du Rwanda, en 1994, et qu’elle n’a pas rompu avec lui.
Dans leur décision, les juges rappellent que le rejet initial de la demande de naturalisation avait été « fondé sur la circonstance que son mari, M. D., avait, en qualité de ministre du Plan du Rwanda, directement et publiquement incité à commettre le génocide de 1994, faits dont il a été reconnu coupable et pour lesquels il a été condamné à une peine de trente ans d'emprisonnement par un arrêt du Tribunal pénal international pour le Rwanda du 18 décembre 2014 ». Puis ils constatent « que Mme C. était toujours mariée avec M. D. et continuait à entretenir des relations avec lui », ce qui avait conduit le ministère de l’Intérieur à rejeter la demande de naturalisation. Le Conseil d’État conclut qu’il n’y a là « aucune erreur de droit ».
Communauté de vie, communauté d’esprit ?
Dans une saisissante analyse de la décision, intitulée « Époux génocidaire et demande de naturalisation : liaisons dangereuses » et publiée dans la revue spécialisée en droit administratif, l’AJDA (Editions Dalloz), le professeur Lepoutre s’interroge sur les conclusions à tirer pour la requérante rwandaise. « Il faudrait considérer qu'en demeurant mariée à un homme condamné pour génocide, elle se serait subjectivement trouvée en situation d'« assumer » ou de « valider » les faits commis par son époux ayant fondé une condamnation pour crime de génocide. Pour ce faire, ni la décision rendue par le Conseil d’État, ni les conclusions du rapporteur public ne rapportent d'actes positifs, de comportements, etc., qui pourraient induire une telle validation. Les motifs de la décision se fondent uniquement sur le statut marital et sur le maintien de la relation après la condamnation ». C’est ce qui trouble particulièrement le juriste : « C'est sans doute le choix de la requérante de maintenir ses liens maritaux malgré la condamnation de son mari » qui a conduit les autorités françaises à estimer indésirable sa demande de naturalisation. En somme, un divorce aurait peut-être facilité l’affaire. « Tout porte à croire que, dans l'esprit de l'administration puis des juges, tel était le comportement attendu de la postulante à l'heure de former sa demande de naturalisation », écrit le professeur de droit.
Pour Lepoutre, « la décision révèle ainsi, dans le cadre de l'accès à la nationalité, que les mérites d'une femme pour devenir Française s'apprécient à l'aune de sa capacité à rompre avec un mari condamné pour un crime de masse ». Le juriste interroge la logique qui sous-tend une telle conclusion. « Le maintien de la relation maritale implique-t-il d'abord nécessairement une « validation » des faits commis par l'époux ? » demande-t-il. « Quelle est la part reconnue à l'autonomie de la femme dans la présente espèce ? Sans que soit questionné son rapport aux faits commis par son mari, les juges laissent présumer que le mariage implique une harmonie des vues entre époux. La communauté de vie n'est pourtant pas une communauté d'esprit et il n'est pas inconcevable ici d'imaginer que la requérante n' 'assume' pas ou ne 'valide' pas les faits commis par son époux - sans que pour autant la vie en commun, le maintien du lien marital ici, ne lui paraisse insupportable. »
Épouse et fille d’accusés de génocide
Lepoutre s’attarde sur ce dossier parce qu’il considère qu’il contient une affirmation inédite en France, appelée à faire jurisprudence : l'autorité publique, pour prononcer la naturalisation, peut « prendre en considération les liens particuliers du demandeur avec un tiers, notamment le conjoint », ceci afin d'évaluer si « de tels liens sont susceptibles d'affecter l'intérêt que présenterait pour le pays l'octroi de la nationalité française au demandeur ». Ici, l’État a considéré que c’était contraire à l’intérêt de la France d’accorder la naturalisation à cette dame.
L’article du jeune professeur est riche en réflexions historiques et éclairant sur les dilemmes posés. Mais il y a quelque chose qu’il ne révèle pas : l’identité de la requérante. Or, celle-ci est au cœur d’une saga familiale et judiciaire hors normes.
La requérante déboutée se nomme Félicité Mukademali. Elle est l’épouse d’Augustin Ngirabatware, ministre du Plan dans le gouvernement intérimaire en place durant le génocide au Rwanda, entre avril et juillet 1994, condamné par le TPIR à 30 ans d’emprisonnement. Elle est aussi la fille de Félicien Kabuga, un ancien milliardaire rwandais qui a réussi à échapper pendant 25 ans aux limiers de la justice pénale internationale, avant d’être arrêté en France, près de Paris, en mai 2020. Une cavale que tous les enfants de Kabuga sont soupçonnés d’avoir aidée et protégée.
Protections françaises
Après que les violences ont commencé, dans la capitale rwandaise Kigali, le 6 avril 1994 au soir, Félicité Mukademali s’est réfugiée à l’ambassade de France, comme plusieurs autres dignitaires. Le 12 avril, elle aurait été évacuée par avion vers le Burundi. Si son mari est bien resté au Rwanda pendant les semaines qui ont suivi, il n’est pas clair si son épouse l’a rejoint ou non. Selon Peter Robinson, avocat des enfants de Kabuga, Mukademali a quitté le Rwanda en juin 1994 et est arrivée le même mois en France. Selon cet avocat américain, l’épouse de Ngirabatware « a travaillé en France pendant plus de 25 ans sans jamais être inquiétée, a deux enfants et deux petits-enfants qui sont tous citoyens français ». Il trouve donc la décision de rejet de sa demande de naturalisation « tout à fait injuste ».
Il faut dire que ce rejet tranche avec le soutien longtemps apporté par les autorités françaises à son mari, après son départ du Rwanda en 1994. Ce soutien est abordé par le chercheur français André Guichaoua dans son livre Rwanda : de la guerre au génocide. Dans une annexe intitulée « La longue cavale "sous protection" d'Augustin Ngirabatware, ministre du Plan du Gouvernement intérimaire, sous mandat d'arrêt du TPIR », le sociologue mentionne notamment l’octroi à Ngirabatware, le 20 avril 1998, par le chef du protocole du ministère des Affaires étrangères français, d’une « carte spéciale du Service des Immunités et Privilèges faisant fonction de titre de séjour et valable jusqu’à avril 2000 ». Une copie de cette « carte spéciale » est publiée au bas de l’annexe. « Un intense travail de lobbying fut alors effectué par des personnels du Quai d’Orsay pour l’aider à obtenir un statut qui pourrait le protéger vis-à-vis des poursuites engagées par le TPIR », poursuit le professeur Guichaoua.
L’acte d’accusation visant Ngirabatware a été signé par le procureur adjoint du TPIR le 27 septembre 1999 et un mandat d’arrêt a été déposé à l’ambassade de France en Tanzanie, le 11 octobre suivant. Toujours selon Guichaoua, l’arrestation était programmée le 24 novembre à Paris. Or, rapporte-t-il, « l’accusé, présent quelques jours plus tôt, avait opportunément regagné le Gabon »…
L’ombre de Kabuga
Ce n’est que le 17 septembre 2007 que Ngirabatware sera arrêté par la police allemande, dans la région de Francfort. Selon certains médias, son beau-père, Félicien Kabuga, qui est alors l’homme le plus recherché par le TPIR, se trouvait dans cette même maison à ce moment- là. Selon une source judiciaire, c’est aussi peu de temps après cela que Kabuga aurait secrètement rejoint la banlieue parisienne, où il restera caché jusqu’en mai 2020 grâce à l’assistance de ses enfants.
Entre temps, les protections d’antan se sont diluées et le souci premier du gouvernement français, aujourd’hui, est le rétablissement de ses bonnes relations avec le Rwanda. La décision du Conseil d’État dans le dossier Mukademali survient donc dans un contexte politiquement – voire judiciairement – fort défavorable à la requérante.
Le raisonnement de la haute juridiction administrative pourrait-il être utilisé pour retirer la citoyenneté à des personnes naturalisées dont les conjoints ont été, par la suite, condamnés pour des crimes internationaux ? C’est peu probable, indique le professeur Lepoutre. « Les conditions de retrait de la nationalité sont strictes et la survenance d’un fait postérieur à la naturalisation ne peut jamais justifier un retrait. Le retrait ne peut être justifié que par la découverte par l’administration d’un fait antérieur à la naturalisation qui avait été caché par le ou la candidate à la nationalité. Aucun risque donc sur ce plan », explique Lepoutre , contacté par Justice Info. « Cette affaire est une caractérisation assez emblématique du pouvoir discrétionnaire de l’administration en matière de naturalisation – c’est-à-dire la capacité à apprécier en opportunité, au-delà des critères fixés par la loi, une situation individuelle. La législation relative à la perte de nationalité ne reconnaît pas un pouvoir discrétionnaire aussi étendu. Une fois devenu Français, la situation est globalement protégée », ajoute l’universitaire. Cela devrait apaiser d’autres Rwandais potentiellement concernés.