C'est "un pas énorme pour les victimes au Venezuela", déclare Tamara Taraciuk Broner, de l’ONG internationale Human Rights Watch (HRW), car "il a fallu des années pour avoir une option significative de justice pour les crimes qui ont été commis par le régime Maduro". Il s'agit d'"une étape importante", reconnaît International Crisis Group (ICG), spécialisé dans l'analyse des conflits, dans un rapport spécial soulignant que c'est la première fois que le tribunal ouvre une enquête sur le continent américain.
Le 5 novembre, à l'issue d'une visite de trois jours au Venezuela, le nouveau procureur de la Cour pénale internationale (CPI), Karim Khan, a annoncé qu'il allait ouvrir une enquête sur les crimes contre l'humanité dans ce pays et a signé un protocole d'accord avec le gouvernement du président Nicolas Maduro.
Le bureau du procureur de la CPI avait commencé à s'intéresser au Venezuela en 2018, en ouvrant un "examen préliminaire" sur les allégations de violations systématiques des droits de l'homme lors des manifestations massives qui ont embrasé le pays entre avril et juillet 2017. La confrontation entre le gouvernement Maduro et l'opposition était alors à son comble. L'Argentine, le Canada, la Colombie, le Chili, le Paraguay et le Pérou avaient rapidement emboîté le pas en saisissant officiellement le procureur de la CPI - une première dans l'histoire de la cour internationale basée à La Haye.
Confusion autour de l'accord
Au regard des pratiques de la CPI, un examen préliminaire de deux ans et demi n'est pas long. Mais Khan semble vouloir que ces phases d’observation aient une limite dans le temps. Lors de ce même voyage, il a également clos celle sur la Colombie qui était ouverte depuis… 17 ans.
Les ONG de défense des droits de l'homme ont salué l’initiative au Venezuela, mais c'est le protocole d'accord supplémentaire qui a semé la confusion parmi les victimes, explique Michelle Reyes Milk, professeure de droit international à l'Université catholique du Pérou. Le protocole d'accord stipule que Caracas "adoptera toutes les mesures nécessaires pour assurer l'administration efficace de la justice, conformément aux normes internationales, avec le soutien et l'engagement actif du Bureau du Procureur". Mais il reconnaît également que le Procureur peut considérer ces efforts comme insatisfaisants. Et il note l'obligation du Venezuela de "faciliter l'exécution effective du mandat du Procureur" sur le territoire vénézuélien.
"Pour moi, cela ressemble à un accord qui aurait pu être recherché lors d'un examen préliminaire", souligne Reyes Milk. "Cela remet en évidence des obligations qui figurent déjà dans le Statut de Rome" et "le fait d'avoir une enquête de plusieurs années, ou plus encore, au cours de laquelle des dossiers ne sont pas réellement ouverts [pourrait être] encore plus préjudiciable à la cause de la justice et aux attentes des victimes" qu'un examen préliminaire toujours en cours, dit-elle.
Déjà vu
Reyes Milk prévient depuis longtemps les associations de victimes que la CPI n'est qu'une pièce du puzzle, "mais c'est une pièce très importante", dit-elle, car "il n'y a pratiquement pas eu de mesures nationales prises pour traiter les crimes de droit international depuis 2014."
Le protocole d'accord laisse la porte ouverte pour Caracas de demander elle-même des comptes aux auteurs de ces crimes. Taraciuk Broner convient qu'il s'agit d'une opportunité "pour pousser à ce que des comptes soient réellement rendus". Mais elle pense que le bureau du procureur de la CPI traite les autorités vénézuéliennes "très gentiment" en leur donnant "l'espace nécessaire pour offrir des informations qu'elles pensent pouvoir présenter pour justifier que des enquêtes sont, dans une certaine mesure, possibles au Venezuela ". Elle prévient qu'"il y a tellement de choses à faire là-bas qu'il est absolument impossible que les informations qu'elles enverraient aujourd'hui à la Cour les tirent d'affaire". Elle décrit la situation comme "un jeu que nous avons vu ailleurs, où les gouvernements répressifs veulent montrer qu'ils font quelque chose afin d'échapper aux enquêtes et à l'attention internationale". Mais pour elle, "la vérité est que, dans le contexte actuel du Venezuela, il est impossible que ces enquêtes progressent de manière significative et que le principe de complémentarité agisse. Le gouvernement essaiera très probablement de présenter un certain nombre de réformes afin de montrer que des mesures sont prises", mais elle doute qu'elles "remplissent vraiment l'exigence de complémentarité".
Qui sera sacrifié ?
Les options réalistes pour les autorités vénézuéliennes semblent limitées. Elles pourraient ouvrir des procès contre des auteurs de rang très subalterne, selon Reyes Milk, mais il est peu probable que cela réponde aux exigences de la complémentarité. Toutefois, des procès à ce niveau pourraient fournir "des informations très pertinentes, quel que soit leur niveau dans la chaîne de commandement", pense-t-elle.
Au cours de l'examen préliminaire, le bureau du procureur s'est concentré sur les rapports concernant les détentions arbitraires par les autorités civiles, les forces armées et les agents pro-gouvernementaux depuis avril 2017, et en particulier sur les cas qui auraient conduit à des tortures, des violences sexuelles et la persécution des membres de l'opposition. Le rapport 2020 du procureur "nomme un grand nombre de ces institutions qui porteraient la responsabilité de certains des crimes", indique Reyes Milk, notamment l'agence de renseignement, les Gardes bolivariens, les forces armées, la police et les forces de sécurité. Mais "il s’agit d’un tout autre niveau lorsque vous commencez à examiner les autorités civiles", prévient-elle.
Que se passerait-il alors si l'on sélectionnait "un à trois individus de haut niveau et qu'on les sacrifiait", se demande Reyes Milk. ICG suggère que cela "pourrait créer un énorme retour de bâton au sein de la coalition gouvernementale, surtout dans ses ailes policière et militaire".
Réformer le système judiciaire
En 2021, les missions d'enquête de l'ONU sous l'égide du Conseil des droits de l'homme "ont parlé de la complicité des autorités judiciaires vénézuéliennes dans la répression", souligne Taraciuk Broner. Une enquête indépendante "est impossible dans le Venezuela d'aujourd'hui" car le "pouvoir judiciaire est un appendice du pouvoir exécutif", dit-elle. Selon elle, depuis 2004, le gouvernement et ses partisans ont pris le contrôle de la Cour suprême et "ce manque absolu d'indépendance judiciaire au sein de la plus haute juridiction s'est répercuté sur l'ensemble du système judiciaire. Il est donc impossible qu'un juge se lève pour dénoncer les abus. En fait, ce que nous avons vu, c'est que le pouvoir judiciaire est plus un complice des abus qu'une institution qui fait avancer les enquêtes et les poursuites". ICG semble être d'accord, qui estime que "de véritables poursuites du type de celles exigées par la CPI nécessiteraient également une refonte du système judiciaire vénézuélien".
Dans les discussions entre l'opposition et le gouvernement, la réforme judiciaire est bien à l'ordre du jour. "Il y a donc là une opportunité d'utiliser la pression créée par l'ouverture de la CPI pour convenir de mesures significatives pour réformer le système judiciaire", estime Taraciuk Broner. Mais "jusqu'à quel point les autorités sont-elles prêtes à céder ? Quelle pression ressentent-elles du fait d'une éventuelle poursuite devant la CPI et qui sont-elles prêtes à abandonner dans ces négociations ?" demande-t-elle.