Il n’était ni un haut responsable politique, ni un officier supérieur de l’armée, ni un grand homme d’affaires, ni un membre notoire du clergé. Ce 22 novembre, son nom entre pourtant dans l’histoire comme le quatrième Rwandais à être jugé en France pour son rôle allégué dans le génocide perpétré contre les Tutsis du Rwanda, entre avril et juillet 1994.
Claude Muhayimana, ancien chauffeur d’hôtel, devenu Français par naturalisation en 2000, est jugé devant la Cour d’assises de Paris pour « complicité de génocide et complicité de crimes contre l’humanité ». Son procès devrait durer un mois. Il fait suite à ceux du capitaine Pascal Simbikangwa, condamné en 2016 à 25 ans de prison, et des anciens maires Octavien Ngenzi et Tito Barahira, condamnés en 2018 à la réclusion criminelle à perpétuité, dans un procès groupé.
En 1994, Muhayimana est chauffeur à la « Guest-House » de Kibuye, un petit hôtel alors propriété d’État dans cette ville de l’extrême ouest du Rwanda, lovée sur les magnifiques rives du lac Kivu, au pied d’une impressionnante chaîne de montagnes, dont les célèbres et spectaculaires collines de Bisesero.
Le convoyage des miliciens
Éleveurs, les habitants des collines de Bisesero, les « Abasesero » en langue rwandaise, ont la réputation de maîtriser le maniement des armes traditionnelles pour défendre leurs troupeaux de vaches contre d’éventuelles razzias. Ces techniques martiales leur avaient permis de repousser les assaillants lors de pogroms anti-Tutsis en 1950, 1962 et 1973, sans déplorer trop de pertes en vies humaines. Aussi, dès le début des massacres dans la région de Kibuye, en avril 1994, des milliers de Tutsis pourchassés accourent sur ces collines, espérant compter sur la vaillance des éleveurs.
Mais en 1994 le projet d’extermination est d’une autre ampleur. Cette fois-ci, les assaillants civils sont renforcés par des policiers, des gendarmes, des militaires. Et par des milices armées. Ce sont ces miliciens que Muhayimana est accusé d’avoir transporté à Bisesero et vers d’autres localités de la préfecture de Kibuye, pour y perpétrer des massacres.
Bosco Ntabanganyimana avait une vingtaine d’années au moment du génocide. C’est un rescapé de Mubuga, un autre lieu où des faits sont reprochés à Muhayimana. Rencontré le 19 novembre au bureau du secteur Mubuga, à une quinzaine de kilomètres de Bisesero, Ntabanganyimana soutient avoir vu plusieurs fois l’accusé entre mai et juin 1994. « Ici, le spectre de Claude Muhayimana débarquant et réembarquant des hordes de miliciens Interahamwe, à bord d’une camionnette Daihatsu bleue pillée, est toujours vivant. Plus d’une fois, il s’est arrêté ici, après avoir déposé des miliciens à Bisesero », affirme-t-il à Justice Info.
Inégalité des armes
Muhayimana, lui, clame son innocence. « Mon client est innocent des graves accusations portées contre lui et, d'ailleurs, il a déjà été disculpé à l'issue de l'instruction d'un grand nombre de faits qui lui étaient reprochés », réagit Philippe Meilhac, l’un des avocats de Muhayimana. Me Meilhac se plaint des difficultés à enquêter au Rwanda. « Il n'est toujours pas possible d'une manière générale pour les avocats français, et plus particulièrement pour moi, qui suis par ailleurs l'avocat de la veuve du président Habyarimana [chef de l’État rwandais dont l’assassinat a déclenché le génocide], de se rendre au Rwanda dans le cadre des procédures diligentées par la justice française. Alors vous imaginez bien que mener une contre-enquête n'est pas possible. La procédure pénale inquisitoire française nous autorise seulement à demander aux juges d'instruction de réaliser des actes, ce qu'ils font avec la plus ou moins bonne coopération des autorités rwandaises... ». Dénonçant elle aussi une inégalité des armes, l’autre avocate de Muhayimana, Françoise Mathe déplore la faiblesse des moyens alloués à la défense par rapport aux ressources dont dispose l’accusation.
50 000 morts
Muhayimana n’est pas le premier à répondre en dehors des frontières rwandaises des massacres de Bisesero. Plusieurs anciens responsables ont été jugés et condamnés par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), une juridiction de l’Onu, pour leur rôle dans le génocide à Bisesero.
« Il ressort des dépositions faites devant la Chambre que les Tutsis rassemblés dans la région de Bisesero ont été victimes d’attaques massives et terrifiantes lancées par des militaires hutus extrémistes, des policiers communaux, des Interahamwe et des civils armés », avait ainsi conclut le jugement de deux condamnés du TPIR, Clément Kayishema, ancien préfet de Kibuye, et Obed Ruzindana, un homme d’affaires. « Ces attaques se sont poursuivies tout au long des mois d’avril, de mai et de juin 1994. (...) Les attaques les plus meurtrières lancées dans la région de Bisesero ont eu lieu les 13 et 14 mai 1994, après une accalmie apparente de deux semaines. Certains témoins ont déclaré que cette accalmie de deux semaines était due à la résistance opposée par les Tutsis rassemblés à Bisesero aux assaillants, et que ceux-ci l’ont mise à profit pour se ressaisir », relate ce jugement rendu le 21 mai 1999.
Selon les estimations les plus courantes, 50.000 personnes auraient été massacrées à Bisesero, dont certaines après l’arrivée dans la région des militaires français de l’opération Turquoise. Déployée par la France sous mandat du Conseil de sécurité de l’Onu, l’opération Turquoise, qui se voulait une intervention humanitaire, est accusée d’avoir abandonné pendant trois jours (du 27 au 30 juin 1994) plusieurs centaines de Tutsis réfugiés dans les collines de Bisesero. Selon certains, environ 2000 d’entre eux auraient été tués par les génocidaires durant ces 72 heures.
L’ombre douloureuse de l’opération Turquoise
Le rescapé Bosco Ntabanganyimana explique d’ailleurs que la justice française ne lui inspire pas confiance. « Ils ont laissé faire nos tueurs et n’expriment pas le simple remords », accuse-t-il, en référence aux militaires français. Isaac Habarugira, président d’Ibuka, principale organisation de rescapés du génocide, dans l’actuel district de Karongi, où sont situées les collines de Bisesero, est encore plus net. « Nous n’ignorons pas que la France est cette grande puissance qui a financé et soutenu les miliciens du génocide sur tous les plans. Nous savons tous les méfaits de l’opération Turquoise à Kibuye. Le génocide y a été spécial et très atroce, à cause de Turquoise », accuse-t-il sèchement.
En mai 2021, le parquet de Paris a requis un non-lieu dans l’enquête relative à la responsabilité des Français dans les massacres de Bisesero. « Aucune aide ou assistance des forces militaires françaises lors de la commission d’exactions, aucune adhésion de ces dernières au projet criminel poursuivi par les forces génocidaires ni aucune abstention d’intervenir face à des crimes constitutifs d’un génocide ou de crimes contre l’humanité en vertu d’un accord antérieur » n'a été établie, selon ce réquisitoire. A l’issue de cette enquête ouverte en décembre 2005 sur plainte de six rescapés de Bisesero, le parquet n’a pas écarté la possibilité que la non-intervention des militaires français durant ces trois jours ait pu être constitutive de non-assistance à personne en danger, mais ce délit est prescrit.
Depuis, le souvenir de Bisesero est une plaie douloureuse dans la relation entre le Rwanda et la France, malgré le réchauffement politique en cours entre les deux pays.
Pour Habarugira, la tenue du procès « fait tout de même revivre l’espoir que tous les fugitifs seront un jour rattrapés par la main de la justice ». Espoir partagé par l’avocate française Rachel Lindon, qui représente Ibuka dans cette affaire. « Les présumés génocidaires et leurs complices, car chaque échelon dans la machine génocidaire a compté, doivent savoir qu’ils seront poursuivis, en France et ailleurs, afin d’être traduits en justice pour les crimes qu’ils ont commis », explique-t-elle à Justice Info.