Le temps de la vérité en Gambie a pris son temps. Après deux ans et demi d'auditions et d'enquêtes, après une récente série de retards et de blocages politiques, les membres de la Commission vérité, réconciliation et réparations (TRRC) ont été accueillis au Palais présidentiel, à Banjul, jeudi 25 novembre, pour remettre leur rapport final au Président de la République, Adama Barrow.
C'est désormais à lui - ou à son successeur - de rendre ce rapport public et de mettre en œuvre ses recommandations, dans un pays meurtri par les violations systémiques des droits humains commises sous le régime militaire de son prédécesseur, Yahya Jammeh, de juillet 1994 à janvier 2017.
Au moins 240 personnes ont été tuées arbitrairement sous le régime de Jammeh, a déclaré le président de la Commission, le Dr Lamin Sise, lors d'un point de presse avec des journalistes jeudi. Mais la Commission a refusé de révéler une liste de personnes qu'elle a recommandées pour des poursuites, laissant au gouvernement le soin de la publier ou de la transmettre à la justice.
"Même si elle n'a pas cité son nom aujourd'hui, la Commission n'a laissé aucun doute sur le fait que Jammeh figure en tête de la liste des anciens responsables pour lesquels elle recommande des poursuites", a déclaré Reed Brody, de la Commission internationale des juristes, qui travaille avec les victimes gambiennes. "Ce rapport lance le compte à rebours jusqu'au jour où Jammeh devra faire face à ses victimes. Que ce soit en Gambie ou devant un tribunal international, il sera désormais très difficile pour lui d'échapper à la justice."
Barrow oscille entre les victimes et Jammeh
Dans le cadre de son mandat, le travail de la TRRC a déjà permis des poursuites très médiatisées en Gambie.
Une affaire a été particulièrement suivie. En juillet 1995, un meurtre avait fait la une de l’actualité en Gambie. Un ministre des Finances, Ousman Koro Ceesay, avait été retrouvé battu à mort, dans un véhicule partiellement brûlé. Le silence des militaires, impliqués dans ce meurtre, était assourdissant. La Commission vérité a rouvert ce dossier, préparant le terrain pour l'incarcération de Yankuba Touray, un ancien ministre des Collectivités locales.
"(Alagie) Kanyi, lorsqu'il a fait son témoignage sur la façon dont ils ont tué Koro Ceesay, c'est un moment que je n'oublierai jamais...", a déclaré en juillet à une télévision privée le président Barrow, qui brigue un second mandat alors que son pays se rendra aux urnes le 4 décembre. "Je garantis aux [victimes] que la justice sera rendue dans ce pays", a-t-il ajouté.
Mais le même Barrow a ensuite tenté de former une alliance avec Jammeh. Le même mois où il promettait que justice serait rendue aux victimes, des membres de l'Alliance patriotique pour la réorientation et la construction (APRC) - le parti de Jammeh - sont venus à Banjul remettre une pétition à Barrow. Son contenu n'a jamais été rendu public. Mais deux choses étaient claires : ils voulaient que le gouvernement annule les recommandations de la Commission et libère Yankuba Touray.
"Lorsque le rapport final de la TRRC sera publié, il faudra le jeter dans une corbeille à papier", a déclaré alors le leader de l'APRC, Fabakary Tombong Jatta, le 26 juillet. Jatta a pris la tête de l'APRC en Gambie après le départ de Jammeh pour la Guinée équatoriale, où il vit en exil depuis 2017.
Deux semaines avant l'élection présidentielle
Ces atermoiements politiques ont entraîné des dissensions et des retards pour la Commission vérité qui, après trois prolongations de son mandat, a remis un rapport en 17 volumes au président Barrow.
Ce dernier est tenu, en vertu de l'acte fondateur de la Commission, de soumettre des copies du rapport à l'Assemblée nationale de Gambie et au bureau du Secrétaire général des Nations unies dans un délai de trente jours. Durant cette période, le ministre de la Justice peut également décider de publier le rapport. Le gouvernement dispose ensuite de six mois pour publier un document de synthèse sur la manière dont il entend mettre en œuvre les recommandations de la TRRC.
"Le rapport arrive à un moment très critique, alors que les Gambiens se rendent aux urnes dans deux semaines... Il met la question de la TRRC sur la table et à l'ordre du jour", analyse Sait Matty Jaw, un universitaire gambien interrogé Justice Info.
Trois partis sont considérés comme les vainqueurs les plus probables des élections de décembre : Le Parti démocratique unifié (UDP), le Congrès démocratique de la Gambie (GDC) et le Parti national du peuple (NPP). Jatta, le nouveau chef de l'APRC soutient le NPP de Barrow tandis que Jammeh est avec le GDC. Seul un des trois partis - l'UDP - s'est engagé à "mettre pleinement en œuvre" les recommandations de la Commission. Parmi les challengers, Essa Faal, l'ancien conseiller principal de la TRRC qui se présente maintenant à la présidence, s'est également engagé publiquement à les mettre pleinement en œuvre.
J' assure les victimes que mon gouvernement veillera à ce que justice soit rendue, mais je les exhorte à être patientes et à laisser le processus juridique suivre son cours."
Barrow semble toutefois avoir changé de ton depuis que Jammeh a finalement refusé toute alliance avec le NPP. Au cours des deux dernières semaines, Jammeh a utilisé les plateformes du GDC pour fustiger Barrow, ce qui a fait l’objet d’un signalement à la Commission électorale indépendante comme étant une menace pour la stabilité du pays.
"Je leur assure (aux victimes) que mon gouvernement veillera à ce que justice soit rendue, mais je les exhorte à être patientes et à laisser le processus juridique suivre son cours. De cette façon, la justice prévaudra, et nous pourrons guérir en tant que pays et avancer unis et plus forts, avec une plus grande détermination", a déclaré Barrow lors de sa rencontre avec la Commission jeudi.
Depuis son arrivée à la présidence en 2018, Barrow a eu à mettre en œuvre les recommandations de deux commissions. Il a été successivement critiqué pour ne pas avoir mis en œuvre les conclusions d'une enquête sur une fusillade de manifestants – lors de laquelle des paramilitaires ont tué trois jeunes hommes - et pour n’avoir que partiellement appliqué les recommandations de la Commission Janneh – qui enquêtait sur les transactions financières de l'ancien dictateur.
Dans ce contexte, conjugué à un environnement politique complexe, l'universitaire Matty Jaw a exprimé son scepticisme quant à la capacité de Barrow à mettre en œuvre le rapport de la Commission s'il n'est pas soumis à une forte pression sociale. "Le président Barrow a été perçu comme traînant les pieds (pour recevoir le rapport de la Commission), mais ce que les Gambiens doivent faire maintenant, c'est s'assurer que ses recommandations sont bien mises en œuvre", a-t-il déclaré à Justice Info.
Aucune amnistie
Dans leurs nombreux rapports d'activité, les commissaires ont formulé des recommandations sur les crimes qu’ils ont pu documenter et sur les tribunaux spéciaux qui pourraient être créés selon eux pour les traiter. Mais la Commission n'a accordé d'amnistie à aucun individu et il semble que personne n'en ait fait la demande.
"Pardonner et oublier impunément les violations et les abus relatés par les témoins à la Commission non seulement compromettrait la réconciliation, mais constituerait également une dissimulation massive et flagrante des crimes commis", a déclaré le président de la Commission, le Dr Lamin Sise, ce jeudi.
"Ne pas traiter ces crimes pourrait menacer, à long terme, la stabilité de notre pays et de notre société. Les individus impliqués dans les violations et les abus doivent être tenus responsables de leurs crimes", a ajouté Sise.
427 conclusions, 218 recommandations
Dans son rapport, la Commission présente 427 conclusions et 218 recommandations. Les recommandations portent sur les poursuites judiciaires, l'approfondissement de certaines affaires, l'interdiction d'exercer des fonctions publiques pour les individus impliqués dans des violations des droits, l'abrogation de certaines lois, les réformes juridiques et institutionnelles et la formation et le renforcement des capacités du personnel de sécurité.
"Les crimes commis sous le régime de Jammeh se sont avérés être des crimes contre l'humanité, ce qui signifie qu'ils relèvent de la compétence universelle et peuvent être poursuivis par tout membre de la communauté internationale - États et acteurs non étatiques comme la Cour pénale internationale", a déclaré à Justice Info le secrétaire exécutif de la Commission, Baba Galleh Jallow. "Au début, nous ne connaissions pas la portée et l'étendue des violations. Aujourd'hui, je suis plus optimiste et je pense que, quel que soit le temps que cela prendra, quelles que soient les difficultés rencontrées, la justice sera rendue."
Il reste que le dernier mot sur le sort du rapport de la Commission vérité de Gambie pourrait finalement reposer sur les épaules du vainqueur du scrutin présidentiel du 4 décembre.