Il y a sept ans, le groupe militant État islamique en Irak et au Levant (EI) envahit Sinjar, dans le nord de l'Irak, où vit la minorité yézidie, tuant et déplaçant des centaines de milliers de Yézidis. Les hommes sont contraints de se convertir ou exécutés. Les femmes et les enfants sont vendus comme esclaves, ou sont violés et maltraités. Reda, âgée de 5 ans, était l’une d’entre elles. "Achetée" par une famille de l’EI, elle est morte après que son ravisseur l'a attachée à une fenêtre, dans la chaleur torride de l'été, pour la punir d'avoir mouillé son lit.
La mort de la petite Reda a aujourd’hui conduit à la première condamnation d'un membre d'EI pour le génocide de la communauté yézidie. Les crimes perpétrés contre cette population en Irak avaient déjà été qualifiés de génocide par les Nations unies, mais le tribunal de Francfort est le premier à traduire cela en une décision judiciaire devant une cour pénale nationale.
Le 30 novembre, le tribunal régional supérieur de Francfort a déclaré le ressortissant irakien Taha al-J. coupable de génocide, de crimes contre l'humanité ayant entraîné la mort, de crimes de guerre, de complicité de crimes de guerre et de lésions corporelles ayant entraîné la mort. Après 58 jours d’un procès qui a débuté en avril 2020, l'homme de 29 ans a été condamné à la prison à vie. En outre, il doit verser 50 000 euros à la mère de la victime, en réparation du préjudice immatériel qu'elle a subi. Nora T. avait survécu à l’épreuve de l’EI et s'était jointe à la procédure en tant que plaignante. Elle a témoigné contre Taha al-J. et son épouse, Jennifer W., condamnée à dix ans de prison lors d'un procès distinct, en octobre.
Prouver l'intention de détruire les Yézidis
Selon le jugement, Taha al-J. et sa femme ont retenu la jeune fille yézidie et sa mère comme esclaves dans leur maison de la ville irakienne de Fallujah, où ils les ont forcées à se convertir à l'islam. Les captives ont été régulièrement maltraitées et punies, ce qui a provoqué la mort de la petite fille entre juillet et septembre 2015. Taha al-J. l'avait attachée à une fenêtre l'exposant au soleil de midi pendant des heures, ce qui a conduit à sa mort. Selon la mère de la fillette, le prévenu a emmené son corps sans vie dans un hôpital et est revenu sans elle.
Pour prouver le génocide sur la base d'un seul cas, le tribunal a dû enquêter sur deux niveaux différents du crime. D'une part, il a dû montrer comment l’accusé a traité la jeune fille et comment cela a conduit à sa mort. D'autre part, il a dû établir que l’accusé suivait l'idéologie d'EI et pensait que la minorité yézidie devait être détruite. Selon le communiqué de presse du tribunal, il était essentiel pour la décision des juges que "l’accusé ait agi au détriment de la plaignante et de sa fille avec l'intention d'éliminer la minorité religieuse yézidie. Cette intention est une condition préalable à l'infraction pénale de génocide."
Le tribunal a principalement trouvé la preuve des convictions de Taha al-J. dans des conversations écrites et des pamphlets sur son téléphone, ainsi que dans une conversation que sa femme a eue avec un agent du FBI agissant sous couverture, explique l'avocate Natalie von Wistinghausen, qui a représenté la mère de la victime au tribunal. Lors d'un entretien téléphonique avec Justice Info, elle précise que la responsabilité pénale individuelle de l'accusé n’a pu être prouvée que grâce au témoignage courageux de sa cliente : "La façon dont il a agi envers elle et sa fille - c'est là que l'intention d'éliminer s'est matérialisée."
Le génocide des Yézidis devient un fait historique
Nora T. a témoigné dans les deux procès contre Taha al-J. et Jennifer W. Elle a traversé de longues journées d'interrogatoire, décrivant précisément comment son enfant avait été attachée et à quoi ressemblait son corps sans vie. Le témoignage de cette femme de 48 ans a été chargé d’émotion et parfois contradictoire, son dialecte kurmanji étant difficile à comprendre en raison d'un trouble de la parole. Elle a aussi eu des difficultés à préciser certaines informations en raison de son faible niveau d'instruction. Mais lorsqu'il s'est agi des aspects les plus pertinents, son témoignage a été cohérent, assure son avocate.
Me Wistinghausen, qui a travaillé sur cette affaire aux côtés de la célèbre avocate des droits de l'homme Amal Clooney, souligne l'importance du verdict pour sa cliente, qui était présente lors de la lecture du jugement et a réagi en se disant heureuse pour elle-même et pour la communauté yézidie dans son ensemble. "Bien sûr, elle a immédiatement continué à dire que rien ne ramènerait jamais son enfant", raconte l'avocate. Mais selon l’avocate, au-delà du soulagement personnel de sa cliente, le jugement a une portée internationale. "Le génocide des Yézidis a été enregistré comme un fait historique", dit-elle, et cela pourrait être utile pour des procédures similaires à l'avenir.
Pour les membres de la minorité yézidie à travers le monde, le verdict a en effet une grande signification. "Aujourd'hui est un jour historique pour notre communauté", écrit sur Twitter la journaliste et militante germano-yézidi Düzen Tekkal, faisant écho à de nombreuses autres personnes et organisations yézidies de différents pays. "Nous, la communauté yézidie, avons réclamé justice au cours des sept dernières années. Le jugement d'aujourd'hui est une victoire importante dans notre combat permanent pour la justice. Les crimes horribles commis par les membres d'EI ont été reconnus et ont fait l'objet de sanctions appropriées." Dans un autre Tweet, elle ajoute que la plupart des survivants du génocide des Yézidis ne souhaitent pas de vengeance contre les membres d'EI, mais des procès comme celui-ci, dans le respect de l'état de droit.
"Notre client est un inconnu"
L'avocat de la défense, Serkan Alkan, considère toutefois que le verdict est une décision politique. "Notre impression était que quelqu'un devait payer pour les crimes d'État islamique", déclare-t-il à Justice Info, au lendemain du jugement. "Habituellement, ce sont ceux qui ont donné des ordres ou qui étaient au pouvoir qui sont jugés. Notre client, lui, est un inconnu". Me Alkan demande donc la révision de ce qu'il considère comme un verdict injuste. Il considère Taha al-J. comme un opportuniste, qui a simplement profité d'une situation - et non comme un criminel motivé par une idéologie. "Il aurait fait la même chose à n'importe qui", assure Alkan, affirmant que son client n'avait pas commis le crime avec l'intention d'éliminer la minorité yézidie. "Lorsque la jeune fille était sur le point de mourir, il l'a immédiatement emmenée à l'hôpital. Si son intention était de détruire, il aurait pu la laisser mourir." Parce qu'il ne l'a pas fait, le doute a plané tout au long du procès sur le fait que la fille soit réellement morte, et la défense considère toujours que cela n'est pas prouvé. Lors de la lecture du jugement à Francfort, Taha al-J. s'est effondré dans la salle d'audience. La lecture a été interrompue et une ambulance est arrivée avant que les juges ne puissent continuer.
Environ un mois plus tôt, à Munich, Jennifer W., l'épouse allemande de Taha al-J., a été condamnée à dix ans de prison pour appartenance à une organisation terroriste à l'étranger, complicité de tentative de meurtre, tentative de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité. Elle avait été accusée d'être restée sans rien faire pendant que la jeune fille mourait de soif. Dans le procès de Munich, c'est l'accusation et la partie civile qui ont fait appel de la décision. Elles contestent la qualification des crimes de W. retenue par le tribunal comme étant mineurs plutôt que graves.