Dossier spécial « L’heure de la vérité en Gambie »

Rapport final de la TRRC : la Gambie entre poursuites et amnisties

La veille de Noël, six mois après avoir été annoncé, le rapport final de la Commission pour la vérité en Gambie (TRRC) a été rendu public. En priorité, il recommande des poursuites contre des dizaines de suspects dont, sans surprise, l'ancien président Yahya Jammeh. La Commission procède actuellement au délicat examen des demandes d'amnistie.

Yahya Jammeh en Gambie
Yahya Jammeh, l'ancien président de la Gambie en exil, pourrait être tenu pour responsable de la mort de plus de 200 personnes au cours de ses 22 ans de règne, a déclaré la Commission vérité, réconciliation et réparations (TRRC) dans son rapport final. © Marco Longari / AFP
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Retrouvez l'intégralité du rapport final de la TRRC de Gambie en bas de cette page.


Yahya Jammeh, l'ancien président en exil de la Gambie, pourrait être tenu pour responsable de l'assassinat de plus de 200 personnes au cours de ses 22 années de règne, déclare la Commission vérité, réconciliation et réparations (TRRC) du pays dans son rapport final publié le 24 décembre. Après deux ans et demi d'auditions et d'enquêtes, elle a conclu qu'au moins 240 personnes avaient été assassinées par des agents de l'État, lorsqu’il dirigeait la Gambie. 

Jammeh a perdu le pouvoir en 2016 au profit de l'actuel président Adama Barrow, qui a été réélu en décembre pour un second mandat. Ses victimes, selon le rapport de la TRRC, vont de celles qu'il percevait comme des menaces pour sa sécurité, à des opposants politiques, en passant par des associés avec lesquels il s'est brouillé, des citoyens ordinaires et des journalistes. La Commission recommande que l'ancien président soit poursuivi pour les meurtres, les homicides illégaux ainsi que les crimes de viol, de torture et de disparitions forcées qu'il aurait commis "directement et indirectement" lorsqu'il était au pouvoir. 

"Bien sûr, la justice aura lieu", a déclaré le ministre de la Justice Dawda Jallow, en rendant le rapport public le 24 décembre, deux semaines à peine après que Barrow ait remporté les élections avec une avance confortable. Des copies du rapport, disponible en ligne, ont été remises au Parlement gambien et au bureau du secrétaire général des Nations unies.

Combien de temps avant que Jammeh ne soit traduit en justice ?

Après près de trois ans de travail et d’audiences publiques, une série de retards et de blocages politiques, la Commission a remis son rapport au président Barrow le mois dernier. 

"393 témoins ont déposé devant la Commission, dont la majorité étaient des victimes. Parmi les témoins figuraient également des auteurs qui ont admis leur culpabilité", a précisé le président de la TRRC, Lamin J. Sise, dans un communiqué. 

"Après les puissants témoignages, devant la TRRC, qui ont profondément marqué les Gambiens, il existe une attente et une demande, tant au niveau national qu'international, pour que le gouvernement gambien rende justice sans plus attendre aux victimes. Il reste encore beaucoup à faire pour y parvenir, mais je ne serais pas surpris de voir Yahya Jammeh devant un tribunal le plus tôt possible", a déclaré à Justice Info Reed Brody, de la Commission internationale de juristes, qui conseille les victimes de Jammeh et qui a joué un rôle déterminant dans le procès de l'ancien dictateur tchadien Hissène Habré. 

2000-2010 : le pic des assassinats

Mais avant que Jammeh, qui reste protégé dans son exil en Guinée équatoriale, puisse être traduit en justice, la priorité pour la Commission et pour la Gambie est d'organiser les procès de tous les autres responsables désignés dans le rapport final. La longue liste des personnes visées par la Commission comprend l’ancienne vice-présidente Isatou Njie Saidy, l'ancien ministre de l'Intérieur Ousman Sonko, l'ancien ministre de la Défense Edward Singhatey et l'ancien ministre des Collectivités locales Yankuba Touray.

Pour les nombreux Gambiens qui ont suivi la Commission vérité, les auditions publiques des "Junglers" n'ont pas d'équivalent dans l’atrocité des violations. Si le début de la présidence de Jammeh a été entaché de violations, comme l'a noté la Commission, les années 2000 détiennent le record des violations des droits. C'est l'époque où les Junglers, un groupe paramilitaire sous ses ordres directs, sévissent. 

Près de 150 personnes ont été tuées entre 2000 et 2010. Parmi elles figurent 17 étudiants manifestants, 66 migrants ouest-africains, le journaliste Deyda Hydara, 41 victimes du traitement anti-VIH de Jammeh, 39 personnes tuées pendant sa chasse aux sorcières et des personnes tuées au hasard par les Junglers. "Certains survivants sont restés dans une situation sanitaire méprisable pendant des décennies", indique le rapport de la Commission. 

La TRRC recommande des poursuites contre le général Sulayman Badgie, commandant des Junglers, cinq Junglers actuellement en détention, plus d'une douzaine de Junglers en liberté et l'ancien chef de l'armée Baboucarr Jatta. À un moment donné, le groupe comprenait au moins 40 personnes issues de l'unité des gardes d'État de l'armée. Lors des enquêtes menées par la TRRC, seuls six membres importants de ce groupe étaient alors en détention.

... sur ordre de Jammeh

"Défendre Jammeh à tout prix et exécuter ses ordres, aussi mal intentionnés et illégaux soient-ils, faisait partie intégrante de la psyché opérationnelle des Junglers", a déclaré la Commission dans son rapport final. 

L'une des premières victimes des Junglers a été l'éminent journaliste Deyda Hydara, abattu le 13 décembre 2004. La Commission a déclaré avoir été convaincue par les preuves recueillies que Hydara incommodait fortement Jammeh du fait des critiques exprimées dans son journal et de sa campagne contre les lois restreignant la liberté de la presse. 

Le crime le plus massif s'est produit à peine un an après le meurtre de Deyda, lorsque les forces de sécurité ont rassemblé 67 migrants clandestins en provenance de divers pays d'Afrique de l'Ouest et à destination de l'Europe et les ont remis aux Junglers, qui les ont tous tués sauf un.

"De multiples témoins ont déclaré que rien dans leur apparence ou leur comportement ne laissait supposer qu'ils étaient autres que des migrants. Les policiers qui les ont initialement arrêtés les ont traités comme des migrants et ont recueilli leurs identités. Ils portaient de petits sacs de voyage et il était évident pour les autorités qu'ils n'étaient pas des mercenaires et ne représentaient aucune menace pour la sécurité de la Gambie", a déclaré la Commission, qui a conclu que les ordres venaient de Jammeh. 

Pour ces assassinats bien spécifiques documentée par la Commission, celle-ci a estimé que Jammeh est responsable des crimes de viol, de torture et d’assassinat d'étudiants manifestants et a recommandé qu'il soit poursuivi, ainsi que sa vice-présidente Isatou Njie Saidy, son chef de l'armée Baboucarr Jatta et son ministre de l'Intérieur Ousman Badjie. 

En outre, plusieurs officiers de police et militaires ont fait l'objet de recommandations de poursuites ou ont été inscrits sur une liste de personnes devant être interdites d'exercer des fonctions publiques, dont l'actuel chef de l’unité Anti-criminalité, Gorgui Mboob. 

... après une première décennie de terreur

Au cours de sa première décennie au pouvoir, Jammeh a fait régner une autre forme de terreur sur les citoyens. L'ancien dirigeant s'est dès le début de son mandat lancé dans une chasse aux sorcières. La Commission a identifié au moins 39 décès survenus durant cette période. "De nombreux survivants ont été frappés d'incapacité et beaucoup souffrent encore d'affections physiques et mentales dues aux concoctions qu'ils ont bues et au terrible traitement qui leur a été infligé", a déclaré la Commission.

En 1994 et 1995, Jammeh et sa junte ont été impliqués dans deux meurtres très médiatisés, poursuit la Commission.

Le 11 novembre, quatre mois à peine après leur arrivée au pouvoir, Jammeh et ses hommes ont répondu à un coup d'État en exécutant au moins 11 militaires par des moyens extrajudiciaires et en soumettant d'autres à la torture. Un événement connu en Gambie comme l'incident du 11 novembre. La Commission tient Jammeh et les membres de sa junte pour responsables et demande au gouvernement de les poursuivre en justice. Elle recommande également de poursuivre Sanna B. Sabally, le ministre de la Défense Edward Singhatey et le chef de l'armée Jatta pour ces meurtres.

Le deuxième meurtre très médiatisé a eu lieu le 24 juin 1995. Les restes carbonisés de l'ancien ministre des Finances, Ousman Koro Ceesay, ont été retrouvés à l'intérieur de son véhicule officiel brûlé dans un endroit isolé. La Commission a indiqué que Koro avait été tué "pour le réduire définitivement au silence parce qu'il était sur le point de révéler des informations défavorables sur la gestion financière de la junte dans le discours du budget 1995/1996. La junte ne voulait pas de cela".

La Commission a donc tenu Jammeh, l'ancien ministre de la Défense Edward Singhatey, l'ancien ministre des Collectivités locales Yankuba Touray et Peter Singhatey - un frère d'Edward qui était un membre influent des forces armées gambiennes - pour responsables du meurtre de Ceesay et a demandé qu'ils soient poursuivis, tout en recommandant l'amnistie "pour les auteurs de bas niveau tels que Alagie Kanyi, BK Jatta, Pa Alieu Gomez" qui ont témoigné du crime commis. Touray purge déjà une peine de prison à vie pour le meurtre de Ceesay.

Le traitement de Jammeh contre le VIH

En 2007, Jammeh a choqué le monde entier en annonçant qu'il avait trouvé un traitement contre le VIH à base de plantes. Pendant plus de dix ans, il a administré la concoction à base de plantes à des patients. 

La Commission a déclaré dans ses conclusions que le traitement était frauduleux, et qu'il a mis en danger la vie de nombreuses personnes vivant avec le VIH qui y ont participé, causant la mort d'au moins 41 personnes. Elle recommande "la poursuite de Jammeh et du Dr Tamsir Mbowe pour avoir intentionnellement et sciemment causé la mort de patients".

Le convoi présidentiel de l'ancien dirigeant a également fait des victimes, notamment des enfants attirés par Jammeh qui leur lançait des biscuits depuis son convoi roulant à vive allure. 

Violences sexuelles  

Les conclusions de la Commission révèlent qu'outre les meurtres, les violences sexuelles ont été généralisées tout au long des 22 ans de règne de Jammeh. Sur ses ordres, le personnel de sécurité, en particulier les Junglers, a violé et harcelé sexuellement des femmes. 

Un exemple cité par le rapport est la fois où Jammeh a donné l'ordre aux Junglers d’administrer un "traitement complet" à une femme dont l'identité a été protégée par la Commission. Et les Junglers l'ont violée. Selon le rapport, les hauts fonctionnaires de son gouvernement, y compris les hauts responsables de la sécurité et les ministres, soumettaient les femmes et les jeunes filles à toute une série de violences sexuelles en toute impunité.

La Commission a en outre souligné dans son rapport qu'il existe des preuves que Jammeh lui-même a violé une candidate au concours de beauté, Fatou (Toufah) Jallow, et plusieurs filles du protocole présidentiel.

Demandes d'amnistie en cours d'examen

En rendant public le rapport de la TRRC le mois dernier, le ministre de la Justice Jallow a annoncé que les personnes remplissant les conditions requises pour bénéficier d'une amnistie pouvaient en faire la demande. La Commission vérité, qui n'est pas encore dissoute, va examiner ces demandes d'amnistie.

"Le demandeur d'amnistie doit faire une déclaration complète et véridique sur son implication dans les violations des droits humains telles que constatées par la TRRC dans son rapport", a déclaré la Commission dans un communiqué publié le 5 janvier. "En outre, le demandeur doit avoir exprimé des remords sincères pour sa participation aux violations des droits humains et aux abus." Les demandes d'amnistie sont ouvertes jusqu'au 21 janvier.

Les recommandations seront-elles suivies ?

Bien que le gouvernement assure que justice sera rendue pour les crimes de l'ère Jammeh, les critiques du président Barrow doutent de son engagement. "Je ne doute pas que Barrow ne mettra pas en œuvre les recommandations de la TRRC dans leur intégralité. Dans un pays normal, la bonne mesure administrative et judiciaire à prendre immédiatement est de demander aux personnes mises en cause de démissionner avant leur mise en examen", a déclaré Madi Jobarteh, un défenseur des droits humains respecté en Gambie.

"Un certain nombre de fonctionnaires et d'agents de sécurité ont été mentionnés dans le rapport pour avoir commis des violations des droits humains. Ces agents auraient dû être suspendus immédiatement, à la fois pour éviter toute interférence avec la justice et pour restaurer la confiance du public envers le fait que justice sera rendue. Ainsi, le fait que Barrow n'ait pas réussi à le faire jusqu'à présent montre son faible engagement envers la justice. Il semble que Barrow se concentre davantage sur le pardon au nom d'une fausse notion de réconciliation que sur l'obligation de rendre des comptes", a-t-il ajouté.

Barrow a remporté son second mandat avec une marge de 53 % en s'alliant avec une faction de l'Alliance pour le parti de la réorientation et de la construction patriotique - une section du parti toujours fidèle à l'ancien dirigeant Jammeh. Et récemment, l'un des commandants des gardes d'État et des Junglers, le général Sulayman Badgie, est rentré de Guinée équatoriale et est hébergé dans un hôtel appartenant à l'État, le Friendship Hotel. Des voix critiques se demandent pourquoi il n'a pas été arrêté.

Les options judiciaires du rapport final de la TRRC

La Commission a également recommandé plusieurs approches pour s'assurer que Jammeh soit traduit en justice, en Gambie ou à l'étranger. La première option consiste à établir en Gambie un tribunal hybride composé de Gambiens et d'autres nationalités, à l'instar des modèles des tribunaux hybrides du Timor oriental, du Cambodge ou de la Sierra Leone.

Une autre option serait de traduire en justice Jammeh et ses complices dans un pays voisin, dans des conditions où la Gambie pourrait avoir un rôle d’appui judiciaire. Une telle approche a été adoptée lors de la poursuite de Habré, qui a été poursuivi au Sénégal pour des crimes qu'il avait commis au Tchad.

"Les nombreux crimes commis par Yahya Jammeh et ses co-auteurs comprennent des assassinats, des violences sexuelles, des actes de torture, des disparitions forcées, des persécutions, notamment par le biais d'arrestations arbitraires et de détentions illégales. La Gambie étant l'État où les crimes ont été commis, elle est naturellement compétente au premier chef", a déclaré la Commission.

Mais "les crimes commis par Yahya Jammeh et ses coauteurs ne l'ont pas été uniquement contre des Gambiens. Certaines des victimes sont des ressortissants d'autres États d'Afrique de l'Ouest tels que le Ghana, le Nigeria, le Sénégal, la Côte d'Ivoire et le Togo. Chacun de ces États dont des citoyens ont été tués en Gambie aurait compétence, en vertu de son droit interne, pour poursuivre Yahya Jammeh pour les crimes commis contre ses citoyens."

Alors que nous écrivons ces lignes, malgré les demandes de Justice Info, ni la Commission vérité ni le ministère de la Justice n'ont été en mesure de fournir une liste complète des personnes dont la poursuite est recommandée dans le rapport final de la TRRC.

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