Le 15 décembre 2014, l’Instance vérité et dignité (IVD), officiellement mise en place en Tunisie le 9 juin 2014, a commencé à recevoir les dossiers des victimes de soixante ans de dictature et de répression policière. 14 000 plaintes ont été déposées jusque là au siège de l’instance couvrant, une période située entre juillet 1955, époque du début de la crise youssefiste, qui a violemment opposé Bourguiba le premier président de la république à ses détracteurs proche du leader nationaliste arabe Salah Ben Youssef, et décembre 2013, date de l’adoption de la loi relative à la justice transitionnelle. Le 27 mai dernier, à quelques jours du premier anniversaire de la commission vérité, démarraient à Tunis, pour une phase expérimentale de trois jours, les auditions à huis-clos des victimes.
Deux écoutants, formés dans la justice transitionnelle et la psychologie de la victime, conduisent l’interview, qui porte sur l’historique de la violation, son contenu, son contexte, ses auteurs, sa durée, ses retombées sur la vie du témoin, sur sa famille, son emploi, sa santé psychique…Une unité d’appui psycho-médicale suit le déroulement des audiences dans cinq salles spécialement aménagées au siège de la commission vérité.
« Parce que pour beaucoup de gens qui ont tout perdu, il ne leur reste que ce récit, nous en prenons grand soin », affirme Sihem Bensedrine, présidente de l’IVD.
Laaroussi Amri, sociologue, qui dirige la Direction de la recherche et des études à l’Instance et supervise le travail des 26 écoutants, estime : « ces séances de prise de parole des victimes leurs donnent l’opportunité d’être reconnues dans leur souffrance longtemps tue et de porter en même temps un témoignage sur leur époque, qui sera inscrit dans un cadre institutionnel. Une catharsis qui leur sert presque de thérapie », explique-t-il.
Besoin de renfort
Les auditions résument plusieurs décennies d’atteintes aux droits de l’homme perpétrées sous les régimes des présidents Bourguiba et Ben Ali dans un contexte de régime autocratique et liberticide : interrogatoires musclés, torture, procès iniques, viols, disparitions forcées (quelques dizaines), privations économiques, harcèlement, représailles à l’égard des familles et des épouses des détenus politiques…
La séance d’écoute est enregistrée en vidéo avec le consentement de la victime, qui peut arrêter l’enregistrement à tout moment. Si dans certains cas, l’investigation se révèle nécessaire pour vérifier les données du récit, dans d’autres affaires ce sont les recoupements à travers les témoignages qui désigneront les tortionnaires remontant ainsi la chaine des responsabilités des violations et démantelant la machine infernale de la répression. L’un des objectifs majeurs de la commission vérité tunisienne.
D’autres bureaux dédiés aux auditions seront bientôt ouverts à Tunis et à l’intérieur de la République, à Kasserine, à Sidi Bouzid et à Sfax. A l’IVD, les responsables expriment aujourd’hui un besoin de renforcer leurs capacités humaines et logistiques, en quadruplant notamment le nombre d’écoutants, pour faire face à la pluie de demandes d’auditions, d’autant plus qu’ils s’attendent à recevoir en tout, et jusqu’au 15 décembre prochain, près de 33 000 plaintes.
L’instance, qui est souvent critiquée par plusieurs organisations de la société civile pour la lenteur de ses travaux et l’étendue de son mandat, compte également créer des unités mobiles pour aller à la rencontre des victimes profondes ou résidantes dans des endroits éloignés des centres d’écoute.
Témoignages publics
Pour toucher le plus grand nombre, ces chroniques de l’injustice et de la douleur étalées sur plus d’un demi-siècle de répression devraient être diffusées à la télévision d’ici l’automne prochain. A thème ou individuelles les critères posés pour rendre certaines auditions publiques résident selon Sihem Bensedrine : « dans l’endurance de la victime et son adhésion pour raconter son histoire devant les médias et l’intérêt à la fois général et pédagogique à connaitre ce récit afin de nous renseigner sur les rouages de la dictature et ses différents procédés. Pour éviter un nouveau trauma, les victimes seront accompagnées par des psychologues avant, pendant et après leur passage public ».
Les auditions thématiques regrouperont des personnes qui apporteront un éclairage sur divers dossiers, dont par exemple celui des médecins complices de la torture.
A l’IVD, les travaux vont bon train pour préparer les conditions d’enregistrement des séances télévisées dans un auditorium spécial. Le travail de la mise en scène, de la scénographie, de la lumière et de la mise en place de la victime sera dévolu à un réalisateur de cinéma.
« Avant d’entamer les auditions publiques nous aurons à discuter, à établir et à signer avec les médias publics et privés une charte éthique. On voudrait que les victimes soient traitées par les journalistes avec tout le respect et la solennité qu’elles méritent. Elles sont loin de représenter des phénomènes de cirque ! », ajoute la présidente.