L’accord dit « de réinstallation » signé en catimini, le 15 novembre, avec le gouvernement du Niger soulageait enfin les Nations unies de son honteux fardeau des personnes acquittées ou libérées pour qui le Tribunal pénal International pour le Rwanda (TPIR), à sa fermeture, en décembre 2015, n’avait toujours pas trouvé de pays d’accueil.
Les fameux « confinés » du TPIR étaient au nombre de neuf [lire encadré plus bas]. En vain ces hommes ont attendu, selon les cas, entre dix-sept et dix longues années, qu’un pays accepte de les recevoir et de leur octroyer des pièces d’identité. Censés être libres à l’issue de leur procès ou de leur période de détention, ils partageaient bon gré mal gré une résidence « sécurisée » à Arusha (Tanzanie), à quelques pas du siège du tribunal onusien qui les a jugés. Sans grand espoir de sortir un jour de cette impasse indigne et irrespectueuse de leurs droits.
Quand, début décembre on leur annonce qu’ils partent… pour le Niger ! Aucun Rwandais né au pays des mille collines verdoyantes ne rêve au fond de lui de passer le restant de ses jours au Sahel. Mais soit, bon gré mal gré à nouveau, huit d’entre eux acceptent cette « offre », bouclent leurs valises, et laissent leur résidence d’Arusha [nos photos] soudainement vide.
C’est ainsi qu’au soir du 5 décembre, à l’aéroport international de Kilimanjaro d’Arusha, deux semaines après la signature de l’accord, quatre Rwandais acquittés - Prosper Mugiraneza, Protaïs Zigiranyirazo, François-Xavier Nzuwonemeye et André Ntagerura - et quatre libérés après exécution de leurs peines – Anatole Nsengiyumva, Tharcisse Muvunyi, Alphonse Nteziryayo et Innocent Sagahutu – embarquent à bord d’un vol Ethiopian airlines à destination du Niger. Leur pays de résidence permanente, selon les termes de l’accord.
« C’était comme si l’on se débarrassait de nous »
« C’était comme si l’on se débarrassait de nous (…) Ils nous ont pris par surprise ; ils sont venus avec des documents à signer, et nous ont dit de préparer nos bagages pour partir au Niger dans trois jours » raconte Innocent Sagahutu contacté par téléphone peu après son arrivée à Niamey. Sans avoir été consultés, ils ont, dit-il, signé un document d’« engagement », dans lequel chacun exprimait son « désir et décision d’être réinstallé en République du Niger (…) de plein gré et volontairement, sans aucune coercition, incitation ni menace de la part du Mécanisme ou de toute autre personne ou entité ». Les trois jours à leur disposition, se souvient-il, ont été très stressants.
Le président du Mécanisme onusien qui gère les fonctions résiduelles du TPIR, a prudemment attendu le 13 décembre pour s’en réjouir et annoncer la nouvelle dans un discours au Conseil de sécurité des Nations unies : « Je souhaite partager avec les membres du Conseil que, le 15 novembre 2021, un accord marquant entre le gouvernement de la République du Niger et les Nations unies, sur la réinstallation des personnes acquittées ou libérées par le TPIR ou le Mécanisme, a été signé », a déclaré le juge Carmel Agius.
« Je peux confirmer que l’accord a été exécuté concernent huit d’entre eux », précisait le juge Agius. Le Rwanda avait fustigé l’accord. Mais qu’à cela ne tienne, son exécution à la hâte avait vu huit des neufs résidents de la fameuse maison « sécurisée » d’Arusha (Tanzanie) transférés dans la capitale nigérienne, Niamey.
Il y avait en effet de quoi se réjouir, même pour les premiers concernés. Le Mécanisme, dans le document d’engagement signé par les transférés, promet de leur payer « un logement pour la première année » et leur verse « une somme forfaitaire unique de 10 000 dollars américains à titre de subvention pour couvrir les frais d’installation à l’arrivée » au Niger.
Aussitôt arrivés à Niamey, les anciens sans-papiers d’Arusha reçoivent des permis de séjour renouvelables chaque année et commencent à faire leur vie, racontent-ils à Justice Info, malgré les difficultés d’adaptation culturelle, le coût de la vie, les conditions climatiques sahéliennes différentes de celles de l’Afrique centrale et orientale. « Par rapport à ce que nous vivions en Tanzanie, il y a une évolution. Avec ce permis de séjour, nous avons pu avoir des cartes SIM, nous avons pu ouvrir des comptes bancaires », précise Sagahutu.
Bicamumpaka, le récalcitrant
Un seul résident de la maison « sécurisée » d’Arusha n’a pas voulu signer pour cette vie-là. Jérôme Bicamumpaka, acquitté il y a plus de dix ans, suivait depuis cinq mois un traitement dans un hôpital à Nairobi, la capitale du Kenya. Il a justifié son refus par l’absence d’hôpitaux spécialisés pour son traitement au Niger. Furieux, le greffier du Mécanisme l’aurait alors sommé selon nos sources de quitter la maison « sécurisée » d’Arusha avant le 22 décembre – mesure que le président du Mécanisme a suspendue, en attendant l’examen de la requête urgente et confidentielle déposée par Bicamumpaka contre son transfert au Niger.
Mais voilà qu’à la surprise générale, entre Noël et le Nouvel an… le vent tourne radicalement au Niger. Niamey, le 27 décembre, notifie par décret à ses huit nouveaux résidents qu’ils sont « définitivement expulsés du territoire du Niger avec interdiction permanente de séjour pour des raisons diplomatiques ». Le document signé par le ministre de l’Intérieur Hamadou Adamou Souley leur donne sept jours pour quitter le sol nigérien.
Abubacarr Tambadou, le greffier du Mécanisme, avait reçu des éloges du juge Agius deux semaines plus tôt devant le Conseil de sécurité pour avoir trouvé une solution à « une situation qui a semblé, parfois, presque impossible à résoudre et qui est évoquée dans pas moins de dix décisions du Conseil de sécurité » . Pour lui aussi le vent a tourné de façon radicale : Tambadou est dorénavant instruit par le même juge « de maintenir le dialogue avec les autorités nigériennes compétentes (…) et de prendre toutes les mesures nécessaires afin de veiller à ce que l’arrêt portant expulsion ne porte aucunement atteinte aux droits fondamentaux des personnes réinstallées ».
Un vent de panique souffle sur les anciens résidents d’Arusha. Ceux-ci redeviennent illico sans papiers. Les autorités nigériennes, trois jours avant l’émission du décret, leur ont retiré leurs permis de séjour, sous un prétexte fallacieux : elles allaient procéder à des corrections matérielles sur lesdits documents. En parfaite violation de l’accord passé avec les Nations unies, qui stipule que « la République du Niger accorde aux personnes libérées ou acquittées, sans exiger de paiement, le statut de résident permanent, et leur délivre les pièces d’identité pertinentes, dans les trois mois suivant leur entrée sur le territoire ».
Noël est passé. La lueur d’espoir des sans-papiers vient de s’éteindre. « Tout va de mal en pis » dit l’un d’eux, qui souhaite conserver l’anonymat, contacté par téléphone par Justice Info. « Nous ne savons pas si c’est le Mécanisme qui nous a vendus, ou si c’est le Rwanda qui a fait pression sur le gouvernement nigérien. Nous sommes perplexes », dit-il. « La façon dont on nous a transférés dare-dare d’Arusha n’augurait rien de bon », renchérit un autre.
Le Niger ordonne de suspendre l’expulsion
La décision du Niger tombe au moment où les responsables du Mécanisme sont en congés. Mais les Rwandais contre-attaquent. Ils cherchent des avocats sur place, qui saisissent les autorités et institutions judiciaires compétentes d’une demande de sursis du décret d’expulsion. Trois des acquittés, par le biais de leurs avocats internationaux, dont le coriace américain Peter Robinson, saisissent en parallèle le Mécanisme, le 29 décembre, lui demandant d’ordonner au Niger, « de permettre leur présence continue » sur son territoire « jusqu’à ce que le greffier du [Mécanisme] ait pris des dispositions pour leur réinstallation dans un autre État sûr, ou que l’ordre d’expulsion soit annulé »
Temporairement, la tempête s’est apaisée. Le jour de l’expiration de l’ultimatum de sept jours, l’assistante du greffier, Horejah Bala Gaye annonçait par courriel aux avocats des Rwandais : « la République du Niger a accepté de suspendre l’ordre d’expulsion contre vos clients pendant 30 jours dans l’attente d’une solution ».
Le juge du Mécanisme, le Tanzanien Joseph E. Chiondo Masanche avait sommé, le 31 décembre, les autorités nigériennes de fournir « dans un délai de 30 jours » des observations écrites « relativement à la validité de l’arrêt portant expulsion », ordonnant « au Niger de surseoir à l’exécution de l’arrêt portant expulsion et d’autoriser les personnes réinstallées à rester sur son territoire, conformément à l’accord (…), jusqu’à ce que la présente question ait été définitivement tranchée ».
L’ombre du Rwanda
Avec quel effet, nul ne le sait. Rien ne prouve que le Niger, en suspendant de 30 jours l’exécution de l’ordonnance d’expulsion a souscrit aux injonctions du juge du Mécanisme. Il n’existe pas de document officiel émanant du Niger depuis le décret d’expulsion, à part les rejets en vrac des requêtes adressées aux instances administratives et judiciaires nigériennes, au nom des huit Rwandais, par Me Hamadou Kadidiatou dans l’affaire « Protaïs Zigiranyirazo et sept autres contre l’État du Niger ». L’avocate nigérienne demandait la suspension de l’expulsion, « en violation flagrante des engagements juridiques auxquels [le Niger] a librement souscrit », et rappelait que ses clients désormais sans papiers risquaient « d’être déportés au Rwanda ». L’avocate ne manquait pas d’ajouter dans sa requête qu’il ne faisait « l’ombre d’aucun doute que c’est le gouvernement rwandais qui est derrière l’expulsion » de ses clients, sans en fournir de preuve.
Elle n’est pas la seule à pointer le Rwanda du doigt. A l’appui de cette théorie qui fait florès chez les opposants rwandais en exil, dont le Congrès national rwandais dans un communiqué du 30 décembre, l’on cite pour seule preuve le mécontentement exprimé par la représentante permanente du Rwanda auprès des Nations unies, Valentine Rugwabiza, le 13 décembre, en réaction à l’annonce de réinstallation de ses compatriotes au Niger.
Se plaignant de ce que son pays n’en avait pas été informé, elle précisait que son gouvernement attend des explications de la part du Mécanisme, notamment sur les frais engagés alors que « leurs affaires ont été closes ». « Nous espérons que le Niger usera de ses obligations pour que personne n’utilise son sol pour miner la paix et la sécurité de la région des Grands lacs comme cela s’est produit par le passé » avait mis en garde Rugwabiza, citée par le journal gouvernemental rwandais Imvaho nshya.
L’Afro America Network, basé à Baltimore aux USA, va plus loin. Dans un article publié sur son site le 28 décembre, citant une source anonyme au sein du gouvernement nigérien, le journal en ligne allègue que l’expulsion a été décrétée « après un long appel reçu par le président nigérien Mohamed Bazoum du président français Emmanuel Macron le 20 décembre 2021 ».
Le journal précise que l’appel concernait l’aide sollicitée par le président Bazoum – qui aurait essuyé une tentative de coup d’État deux jours avant sa prestation de serment – pour le renforcement de sa garde et la protection de sites importants de son pays. Le Rwanda, qui selon ce journal protègerait déjà des intérêts de la France au Mozambique, approché par Macron, se serait porté volontaire, mais aurait posé comme condition pour envoyer un contingent l’expulsion « sans délai » du Niger des huit Rwandais.
L’impasse à Niamey
Que se passera-t-il après les trente jours de suspension de l’expulsion ? Peuvent-ils dans le pire des cas rentrer en Tanzanie ? Rien n’est moins sûr. D’ores et déjà, les avocats des infortunés insistent auprès du Mécanisme pour qu’il évacue d’urgence leurs clients vers un pays « plus sûr ». Mais n’ont-ils pas essuyé des refus pendant près de deux décennies ? L’avocat belge Me Jean Flamme, qui défend les intérêts d’Innocent Sagahutu, estime que « le gouvernement nigérien n’est en effet pas digne de confiance car il a fondamentalement violé un accord international avec l’Onu, quelques semaines seulement après son entrée en vigueur ». Pour lui, le risque maintenant est « l’enlèvement imminent » de ces gens, actuellement privés de toute liberté, sans-papiers, et « encerclés par des policiers armés ».
Interrogé, le Mécanisme « ne fait pour le moment pas de commentaire sur la situation ».
LES NEUF "SANS-PAPIERS" DU TPIR
Les personnalités rwandaises suivantes ont été jugées par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), siégeant à Arusha (Tanzanie) et libérées soit après leur acquittement soit après avoir purgé leur peine. Tous dans l’attente d’un pays d’accueil, ils sont présentés ici dans l’ordre de leur ancienneté de résidence dans la maison « sécurisée » d’Arusha, où ils résidaient ensemble :
- André Ntagerura (72 ans), ex-ministre des Transports, acquitté en première instance et en appel, le 7 juillet 2006.
- Protaïs Zigiranyirazo (84 ans), beau-frère de l’ex-président rwandais Juvénal Habyarimana, acquitté en appel le 26 novembre 2009.
- Jérôme Bicamumpaka (65 ans), ex-ministre des Affaires étrangères, acquitté en première instance le 30 septembre 2011.
- Anatole Nsengiyumva (72 ans), ancien chef des Renseignements militaires, condamné en appel à 15 ans de prison en appel, le 14 décembre 2011, et libéré du fait du temps passé en préventive.
- Tharcisse Muvunyi (69 ans), ex-commandant de l’École des sous-officiers à Butare (sud du Rwanda) condamné à 15 ans de prison en appel le 1er avril 2011, libéré le 6 mars 2011 après avoir purgé les 2/3 de sa peine.
- Prosper Mugiraneza (65 ans), ex-ministre de la Fonction publique, acquitté en appel le 4 février 2014.
- François-Xavier Nzuwonemeye (67 ans), ex-commandant du bataillon de reconnaissance de la l’armée, acquitté en appel le 11 février 2014.
- Innocent Sagahutu (60 ans), ex-commandant adjoint du bataillon de reconnaissance, condamné à 15 ans en appel le 11 février 2014, libéré trois mois plus tard après avoir purgé les 2/3 de sa peine.
- Alphonse Ntizeryayo (75 ans), ancien préfet de Butare (sud du Rwanda), condamné en appel le 14 décembre 2015 à 25 ans de prison, libéré après avoir purgé les 3/4 de sa peine.