Pendant la lecture du verdict, il regarde dans le vide. Anwar Raslan ne montre aucun signe d'émotion, lorsque le juge le condamne à la prison à vie pour complicité de crime contre l'humanité. Il est sous le feu des regards d’une salle d'audience remplie à ras bord de militants et de rescapés syriens, ainsi que de journalistes. Après l'annonce de la sentence et après que tout le monde se soit rassis, Raslan saisit son stylo et prend des notes, comme à son habitude. Cet ancien officier de renseignement syrien de 58 ans va passer au moins les 15 prochaines années de sa vie en prison.
Ce 13 janvier, après presque deux ans de procès, le procès al-Khatib, qui se déroulait dans la ville allemande de Coblence, a pris fin. Après la condamnation du transfuge des services secrets Eyad al-Gharib en février 2021, Raslan est le deuxième officier des services de renseignement syriens condamné pour sa participation aux crimes du régime Assad. En tant que chef des enquêtes de la division 251 des services secrets généraux à Damas, il a été reconnu responsable de 27 meurtres, de 4 000 cas de torture et de détention illégale aggravée, d'un cas de viol et de deux agressions sexuelles. Comme ils ont été commis dans le cadre d'une attaque généralisée et systématique contre la population civile, la Cour a considéré ces actes comme participant d’un crime contre l'humanité.
Dans leur raisonnement, longuement expliqué de dix heures du matin à quatre heures de l'après-midi, les juges ont dépeint à nouveau l'attaque contre les civils. Ces événements avaient déjà été définis comme constitutifs de crimes contre l'humanité dans le premier verdict contre al-Gharib. À l'époque, la juge principale Anne Kerber avait décrit en détail comment les services secrets avaient terrorisé la population pour le maintien au pouvoir de la famille Assad, et comment la situation avait empiré lorsque la révolution a commencé en 2011 - avec des arrestations massives, des tortures systématiques et des attaques violentes contre des civils dans toute la Syrie. Dans le verdict contre Raslan, Kerber a fait référence à ce premier jugement, mais a tout de même pris le temps de résumer la situation une fois de plus.
Raslan s'est maintenu au pouvoir
Cela ayant été dit, Kerber a souligné "que ce n'est pas le régime syrien qui est jugé ici, mais seulement le comportement dont l'accusé est accusé individuellement" - c'est-à-dire le travail de Raslan dans la division 251, où il était chef des enquêtes jusqu'à sa défection en septembre 2012.
Dans cette prison, aussi connue sous le nom d’al-Khatib, il coordonnait le personnel, ont déclaré les juges. Il interrogeait des prisonniers et évaluait les interrogatoires de ses collègues. Ensuite, il envoyait des recommandations à son patron sur la manière de procéder avec les prisonniers. "Il n'avait pas besoin d'ordonner la torture, car son utilisation était une pratique courante au sein des services secrets depuis des décennies", a déclaré Kerber.
Elle a ensuite décrit comment les prisonniers étaient maltraités dès leur arrivée, comment ils étaient torturés pendant les interrogatoires, battus à chaque étape, et détenus dans des conditions de détention si inhumaines qu'elles équivalaient à de la torture. Le fait que Raslan était le chef des enquêtes à al-Khatib à l'époque des crimes n'a jamais été remis en question tout au long du procès. Les documents, les témoignages ainsi que les propres déclarations de l'accusé n'ont laissé aucun doute à ce sujet. Mais Raslan affirme qu'il avait perdu son autorité dans la division à la mi-2011, après avoir libéré trop de prisonniers et avoir été considéré comme déloyal par ses supérieurs.
Les juges, cependant, ne l'ont pas cru. "Il ne semble pas plausible que le régime syrien laisse un officier de haut rang à un poste central des services secrets, s'il doute de sa loyauté", ont-ils déclaré. Le tribunal a cité un témoin qui avait été libéré grâce à l'intervention de l'accusé, considérant cela comme une preuve qu'il conservait son pouvoir au sein de la branche. Ils ont cité des témoins interrogés par Raslan, un témoin qui a dit qu'il avait des privilèges comme une voiture de fonction jusqu'à sa défection, et un autre qui a dit avoir participé à une réunion avec des généraux de haut rang en novembre 2012. À cela, les juges ont ajouté quelques contradictions mineures entre la déclaration initiale de l'accusé et des témoignages "crédibles" pour faire valoir que "ses déclarations sont fausses et ont été adaptées à sa ligne de défense. »
« Un technocrate fiable, intelligent et enthousiaste »
Dans l’entendement des juges, il apparaît clairement qu'ils n’ont pas cru à l'image que Raslan a essayé de donner de lui-même : l'enquêteur vertueux qui a essayé de faire défection dès le début des violences, et qui a dû attendre un an et demi avant de pouvoir faire défection en toute sécurité avec sa famille. Au lieu de cela, la juge Kerber a décrit l'accusé comme "un technocrate fiable, intelligent et enthousiaste". Il n'était pas seulement un petit rouage dans la machine, a-t-elle fait valoir, mais un colonel qui a contribué de manière substantielle aux crimes du régime.
"C'est en partie grâce à son travail que le régime a réussi à opprimer l'opposition et à empêcher sa propre chute", a déclaré Kerber, ajoutant que Raslan avait un intérêt personnel évident à préserver la position du régime. "C'est un carriériste qui a gravi les échelons d'un système totalitaire auquel il s'identifiait. Si le régime avait chuté, il aurait perdu ses privilèges et son poste hautement rémunéré et aurait sûrement subi des représailles." Selon les juges, cela n'était pas contredit par le fait que Raslan aurait pu être en désaccord avec la violence excessive du régime et les arrestations massives.
Suivant l’accusation, les juges ont calculé le nombre de meurtres et de tortures sur la base des témoignages jugés crédibles, arrivant au nombre total de 27 meurtres et de 4 000 cas de torture. Pour ces derniers, ils ont estimé le nombre total de détenus dans la division – pendant la période de 16 mois couverte par l'acte d'accusation. Du fait des conditions de détention, du manque d'oxygène et de lumière du jour, du manque de nourriture, d'hygiène et de soins médicaux, et du tourment psychologique causé par les cris incessants, la Cour a considéré que la détention elle-même était une forme de torture.
Les juges n'ont pas retenu la ‘gravité particulière’ dans la culpabilité de Raslan, ce qui signifie qu'il pourra bénéficier d'une libération anticipée après 15 ans de prison. L'un des aspects retenu en sa faveur est le fait qu'il ait fini par faire défection - bien que tardivement et, selon eux, pas pour des raisons éthiques, mais pragmatiques : "La Cour est convaincue qu'il a voulu conserver son poste jusqu'au moment de sa défection. Ce n'est que lorsque la guerre était aux portes de Damas, lorsque la situation est devenue difficile et qu'il y avait des tirs partout, qu'il a décidé de faire défection."
Ne pas oublier les prisonniers politiques
Alors que la nouvelle de la condamnation à perpétuité de Raslan se répandait hors de la salle d'audience et dans le monde entier, des dizaines de Syriens célébraient le verdict à l'extérieur du bâtiment du tribunal, sur les rives du Rhin. Malgré des températures inférieures à zéro, les visiteurs avaient fait la queue dès 3h30 du matin pour tenter d’obtenir l'un des 37 sièges de la salle d'audience. Le sentiment dominant parmi la diaspora syrienne était le soulagement et la joie du verdict, mais avec une pensée immédiate : ce n'est qu'un tout petit premier pas.
Yasmin Mashaan, de l'Association des familles de César, a manifesté devant le tribunal avec des photos de ses cinq frères perdus en Syrie, aux côtés d'autres familles de morts et de disparus. "Pour moi, la justice signifie que les rêves de mes frères depuis le début du soulèvement syrien se réalisent : un État juste, démocratique et égalitaire." Elle s'est dite inquiète que ce premier jugement puisse brouiller le regard de la communauté internationale, en lui faisant croire que justice a été rendue. Pour elle, l'objectif reste la libération de tous les prisonniers politiques en Syrie et l'ouverture d'une enquête sur le sort de ses proches.
"Ce n'est que le début d’une plus grande bataille", a déclaré Ameenah Sawwan de The Syria Campaign, soulignant qu'une forme de justice plus complète était nécessaire. "Il est difficile d'envisager la justice sans que les hauts responsables du régime syrien aient à rendre des comptes." Elle a ajouté qu'il avait été difficile pour elle d'entendre les crimes décrits dans le verdict, sachant que "ce n'est pas de l'histoire. Cela se passe en ce moment même en Syrie, à des milliers de kilomètres d’ici".
Le fait que des transfuges comme al-Gharib et Raslan soient jugés, alors que le régime syrien est toujours en place, reste un aspect controversé de ce procès. Il a été plus largement discuté après le premier verdict, parce que l'accusé al-Gharib était d'un rang inférieur, qu’il avait fait défection tôt et avait donné des informations à la police allemande. Les sentiments à l'égard de Raslan étaient un peu plus clairs en raison de sa brillante carrière dans les services secrets, de sa défection tardive et de sa réticence à partager ce qu’il savait avec les enquêteurs ou lors de ses déclarations au tribunal.
Quid de sa responsabilité individuelle
Lors d'une conférence de presse après le verdict, l'avocat de Raslan, Yorck Fratzky, a annoncé qu'ils feraient appel du jugement. "Même si [durant le procès] le tribunal est arrivé à une conclusion différente, Raslan a finalement été condamné en tant que représentant du régime", a-t-il déclaré. "La défense n'a pas vu dans ce verdict de culpabilité une démonstration de sa responsabilité individuelle". Dans son plaidoyer final, une semaine avant le verdict, Fratzky avait fait valoir que la plupart des survivants et militants syriens qui suivaient le procès ne s'intéressaient pas à Raslan personnellement, mais se souciaient de ce qui se passait en Syrie dans son ensemble.
Le procès al-Khatib a peut-être jeté les bases de futurs procès, mais il a aussi montré les difficultés et les failles des procès de compétence universelle. L'une d'entre elles a été l’impossibilité de protéger les familles des témoins, potentiellement mis en danger lorsqu’elles étaient restées en Syrie. Un autre problème que les organisations de la société civile, les journalistes et les universitaires, ainsi que les représentants des victimes ont critiqué à maintes reprises était que ce procès historique n'a pas été enregistré, et qu'il n'y avait pas de traduction pour le public arabophone.
"En tant que Syrienne, je me suis sentie exclue du processus", a déclaré Sawwan, désabusée après presque deux ans de procès. Même si elle était heureuse de la condamnation de Raslan, elle ne pense pas que ce procès s’adressait aux Syriens. "C'est un procès allemand qui se déroule en Allemagne. Raslan est jugé, parce qu'il est ici, parce qu'il met en danger la paix allemande, et parce qu’il représente un acte politique [pour l’Allemagne vis-vis de la Syrie, NDLR]."
Alors que le premier procès sur la torture d'État syrienne s'achève, le suivant a déjà commencé. Mercredi, devant le tribunal régional supérieur de Francfort, en Allemagne, le procès d'un médecin syrien, Alaa Moussa, a débuté. Il est accusé de crimes contre l'humanité pour avoir torturé des détenus et tué l'un d'entre eux dans les hôpitaux militaires de Homs et de Damas.