Après de nombreuses audiences publiques particulièrement populaires auprès des Gambiens, après le dépôt de 193 témoignages et une série de confrontations musclées avec de hauts responsables de la dictature de Yahya Jammeh, la Commission vérité, réconciliation et réparations de Gambie (TRRC) a finalement remis son rapport final au nouveau président de ce petit pays d'Afrique de l'Ouest, Adama Barrow. Il a été rendu public le 24 décembre.
Selon la loi, le gouvernement dispose de six mois pour publier un livre blanc et dire de façon officielle comment il entend mettre en œuvre les recommandations du rapport. S'il a recommandé des dizaines de poursuites, y compris en faisant des propositions sur les manières de traduire en justice l’ex-dictateur en exil, le rapport final comprend de nombreuses autres recommandations à l'intention de la société gambienne, de son gouvernement et de ses législateurs, visant à empêcher que les crimes documentés par la Commission vérité ne se reproduisent.
Nécessité d'enquêter sur les disparitions
L'une des conclusions troublantes de la TRRC concerne les disparitions. "Yahya Jammeh a utilisé la disparition forcée comme un outil et un modus operandi efficace pour neutraliser ses détracteurs et ses ennemis présumés en les mettant hors d'atteinte de la loi", a déclaré la Commission vérité. Dans son volume 12, la Commission a détaillé une liste de plus de 100 personnes disparues dont certains cas ont été résolus mais aussi dont d’autres nécessitent des enquêtes supplémentaires.
Bien que ses enquêtes aient été saluées, la Commission vérité de la Gambie a connu d'importants problèmes de capacité en matière d'expertise médico-légale. Elle n'a effectué qu'une seule véritable exhumation, celle de sept corps à la caserne de Yundum, qui seraient ceux de soldats tués le 11 novembre 1994.
La Commission a entendu des témoignages selon lesquels plusieurs victimes des "Junglers" (le redoutable de tueurs agissant sur ordre de Jammeh), parmi lesquels 67 migrants ouest-africains enterrés dans divers endroits, dans des buissons, au Sénégal, dans des puits et dans les jardins de l'ex-président Jammeh. Mais elle n'a pas pu les localiser précisément.
Pendant ses vingt-deux ans au pouvoir, le dirigeant excentrique de la Gambie s'est promené avec des chapelets de prière, un Coran et ce qui ressemblait à une épée. Jammeh a créé son propre culte, et des rumeurs de rituels de sacrifices humains ont circulé. La Commission a ainsi déclaré avoir "reçu des preuves suggérant que Yahya Jammeh avait fait disparaître des bébés. Toutefois, ajoute le rapport, la Commission n'a pas été en mesure d'enquêter pleinement sur ces allégations pour en établir la véracité".
La Commission a également souhaité que des enquêtes plus approfondies soient menées sur les allégations selon lesquelles Jammeh nourrissait son crocodile dans sa ville natale de Kanilai avec des restes humains.
Ainsi, dans son rapport final, la TRRC a vivement recommandé au gouvernement gambien de mettre en place une équipe médico-légale internationale pour traiter des cas de disparitions, exhumer et identifier les restes des victimes. Elle l’a exhorté d’"identifier sans délai les lieux exacts où les victimes ont été enterrées, y compris les puits et les tombes mentionnés par les témoins qui sont situés à la fois en Gambie et en Casamance, au Sénégal", et de "prendre toutes les mesures raisonnables pour assurer la sécurité et la protection complète de tous les sites où les restes ont été enterrés et doivent encore être exhumés".
Destitution de hauts fonctionnaires
La TRRC a recommandé une série de mesures d’assainissement ciblées dans les institutions.
Ainsi, à l'Agence nationale de renseignement (NIA), il existait une machine à électrocuter et à « faire parler", à laquelle ses agents attachaient les victimes. L'un des plus hauts responsables visés par le rapport final de la TRRC est l'actuel directeur Ousman Sowe, qui, après avoir pris la tête de la NIA en 2017, aurait lancé des rénovations controversées, qui ont "détruit des preuves", a conclu la Commission dans son volume 13 consacré à la NIA.
"S'il a admis avoir retiré des instruments de torture et modifié la pièce, il a insisté sur le fait que cela n'avait pas pour but de dissimuler des preuves", a déclaré la Commission, qui a recommandé que Sowe soit limogé et interdit d'exercer une fonction publique pendant 10 ans. Sowe fait partie de la douzaine de fonctionnaires, dont certains occupent des postes haut-placés, que la TRRC recommande d'interdire d'exercice de toute fonction publique.
Améliorer le recrutement dans le secteur de la sécurité
Au cours de ses enquêtes, la Commission a également révélé que certaines personnes de haut rang, notamment dans les services pénitentiaires et à la NIA, n'avaient pas l'éducation de base requise. "De nombreux tueurs parmi les Junglers ont été promus à des rangs très élevés alors qu'ils n'avaient aucune qualification correspondante", indique la Commission dans son volume 1. Par exemple, « le général Sulayman Badjie, commandant des Junglers, était presque devenu un Premier ministre de facto, la deuxième personne la plus puissante du pays à l'époque, alors qu'il ne possédait même pas de diplôme d'études secondaires. »
La Commission a recommandé des processus de recrutement plus stricts pour les services de sécurité et les services pénitentiaires. Elle a, également, recommandé dans son volume 8 d'introduire "un cours obligatoire, pour tous les soldats, sur les droits de l'homme et sur le rôle de l'armée dans une société démocratique".
Des lois pénitentiaires archaïques
Selon les conclusions de la Commission, Jammeh a utilisé le système carcéral pour "écarter les opposants perçus et toute personne qu'il considérait comme une menace pour son gouvernement". Comme la NIA, a ajouté la TRRC, la direction et le personnel des services pénitentiaires sont mal formés et mal équipés.
"Les lois pénitentiaires archaïques existantes devraient être abrogées et remplacées par des lois modernes et progressistes qui répondent aux exigences d'une société démocratique moderne", a recommandé la Commission. En outre, "l'État devrait développer des systèmes alternatifs d'emprisonnement - tels que la probation et le travail d'intérêt général - afin de réduire la surpopulation carcérale."
Fermeture d'unités de la NIA
Certaines institutions clés, telles que le système pénitentiaire, la NIA, l'armée et la police, ont été utilisées par Jammeh comme armes pour terroriser la population et ses ennemis présumés.
"La NIA doit être complètement remaniée et réorientée afin de s'assurer que sa fonction et ses tâches principales se limitent à son rôle traditionnel de collecte de renseignements et à d'autres responsabilités connexes", a déclaré la Commission. "La NIA doit être complètement dépouillée de ses pouvoirs de police qui lui permettent de s'occuper d'affaires ordinaires qui relèvent traditionnellement de la compétence de la police dans l'exercice de ses fonctions de maintien de l'ordre."
En particulier, elle a déclaré que l'unité dite des enquêtes spéciales de la NIA, qui a été utilisée au fil des ans pour opprimer et brutaliser les opposants présumés de Jammeh et tous ceux qui ont eu le malheur d'entrer en contact avec la NIA, "doit être dissoute immédiatement". La Commission a recommandé à la NIA de fermer ses centres de détention et de revoir son processus de recrutement afin de disposer d'un personnel plus compétent.
Réforme urgente des lois sur les médias
"Les plus de 140 arrestations et détentions de professionnels des médias témoignent d'une intolérance profonde à l'égard de la liberté d'expression et de l'exercice par les médias de leurs fonctions de promotion de la participation du public, de la responsabilité et de la démocratie", car "il est évident, d'après les éléments de preuve, que Jammeh ne voulait ou n'acceptait aucune critique sur lui-même ou sur son gouvernement", a déclaré la Commission dans le volume 7, qui porte sur les attaques contre les médias et les opposants.
L'une des premières victimes des Junglers a été Deyda Hydara, fondateur et rédacteur en chef du journal The Point, abattu le 16 décembre 2004. Outre la torture, les meurtres et les disparitions, Jammeh a également utilisé ces lois pour museler la presse. Il faut, "avec effet immédiat, abroger toutes les lois répressives, y compris celles qui ne sont pas conformes au droit international et régional des droits de l'homme", a recommandé la Commission.
La Constitution doit être remplacée
Après le coup d'État de juillet 1994, Jammeh et son équipe ont suspendu le Parlement. Les dirigeants militaires qui prenaient les décrets étaient de facto le parlement et l'exécutif. "Ces décrets ont été utilisés par la junte pour violer les droits des Gambiens", déclare la Commission dans le volume 15 de son rapport final.
Ces décrets ont peu à peu contaminé la Constitution. "La Constitution de 1997 est profondément défectueuse en raison du nombre d'amendements qui ont été apportés à l'original et doit être remplacée par une Constitution qui répond aux aspirations du peuple gambien", a déclaré la Commission.
"Le gouvernement devrait s'engager à respecter à tout moment les dispositions constitutionnelles sur l'indépendance de la justice et les principes de séparation des pouvoirs tels qu'ils sont inscrits dans la Constitution de la Gambie", a ajouté la Commission.
Maintien de la peine de mort
En août 2012, l'ancien dirigeant gambien Jammeh a levé un moratoire sur la peine de mort et autorisé l'exécution de neuf condamnés à mort. Les enquêtes menées par la Commission ont révélé que "la manière dont elle a été effectuée sur le plan procédural était illégale, car elle n'a pas été menée conformément aux dispositions prévues par le Code pénal". Le ministre de la Justice de Jammeh, qui a participé à l'organisation de l'exécution des détenus, n'a pas respecté la loi, a déclaré la Commission.
Toutefois, étonnement, la Commission n'a pas recommandé de supprimer la peine de mort du code pénal, bien que cela puisse, en particulier, faciliter les demandes d'extradition. Actuellement, trois anciens hauts fonctionnaires sont inculpés pour des violations des droits de l'homme à l'étranger : Ousman Sonko en Suisse ; Michael Sang Correa aux États-Unis ; et Bai Lowe en Allemagne. La Suisse a clairement indiqué qu'elle ne pouvait pas extrader Sonko en raison de l'existence de la peine de mort en Gambie.