En Gambie, Ousman Sonko a été ministre de l'Intérieur sous l'ex-dictateur Yahya Jammeh, de 2006 à 2016. En Suisse, il est accusé d'avoir eu un rôle de commandement dans des abus généralisés commis par des agents et des organes sous son contrôle, notamment la police, l'Agence nationale de renseignement, le célèbre commando de tueurs dénommé les "Junglers" et par les services pénitentiaires.
La Commission vérité, réconciliation et réparations (TRRC) de Gambie, dont le rapport a été publié en décembre, le cite au nombre des personnes devant être poursuivies en justice. Elle le dépeint comme un membre éminent du régime de Jammeh, responsable de nombreuses exactions contre des civils, notamment d’actes de torture, des exécutions extrajudiciaires, des simulacres d'exécution et des violences sexuelles. Nombre de ces crimes ont eu lieu dans des prisons et des centres de détention secrets relevant de l'autorité de Sonko.
Arrêté en Suisse en janvier 2017, Sonko est en prison depuis lors. Son dossier d’instruction a été ouvert à la suite d’une plainte de l'ONG TRIAL International, basée à Genève, initialement pour torture, et a ensuite été requalifié en crimes contre l'humanité. Pour l'avocat de Sonko, le maintenir en détention provisoire en Suisse pendant cinq ans, alors que le bureau du procureur général continue d'enquêter, est un abus de ses droits. « Je peux comprendre que, dans le cas d’un ancien ministre d’un pays tiers sur base de compétence universelle, il peut être considéré qu’il y ait risque de fuite ou collusion, mais cela ne peut pas dire qu’on peut se dispenser des droits de la défense, » dit Philippe Currat, avocat de Sonko. « Cela fait cinq ans qu’il est en détention provisoire sans qu’il y ait aucune charge précise contre lui. On nous parle de crime contre l’humanité, mais sans aucune individualisation des actes. »
Clôture de l’instruction cette année ?
Le bureau du procureur général (BVG) Suisse est connu pour sa lenteur et son manque de ressources dans les affaires de crimes internationaux. TRIAL International a été critique dans le passé, mais son directeur Philip Grant pense qu'il y a maintenant des raisons d'espérer que l'affaire Sonko s'accélère, et qu’elle aboutisse à un acte d’accusation cette année. Il souligne le fait que les enquêteurs suisses se sont rendus en Gambie à plusieurs reprises, qu'ils ont obtenu la coopération du gouvernement et de la TRRC, et que l’attention s’accroît à chaque fois que les procureurs cherchent à renouveler la détention provisoire de Sonko.
La Suisse a un nouveau procureur général, qui a pris ses fonctions le 1er janvier et qui pourrait accorder une plus grande priorité à la poursuite des crimes internationaux. "Ils ne peuvent pas juste traîner pendant des années avec des affaires qui sont si importantes", déclare Grant. "Il y a de nombreuses raisons pour lesquelles ils devraient augmenter les capacités d’instruction sur les affaires de crimes internationaux, mais cela dépendra de la vision stratégique du nouveau procureur général."
"Nouvelles preuves"
Grant souligne que le droit suisse autorise des périodes de détention provisoire plus longues que dans des pays comme l'Allemagne et les États-Unis, qui ont également pris en charge des affaires gambiennes en vertu du principe de compétence universelle. En vertu du droit suisse, les suspects peuvent être placés en détention provisoire plus longtemps et plus souvent que dans les pays voisins. La détention provisoire de Sonko doit être approuvée par un tribunal tous les trois mois, et jusqu'à présent, le tribunal l'a renouvelée.
Le 1er septembre 2021, la Cour d'appel du Tribunal pénal fédéral suisse a également fait état de « nouvelles preuves » pour accéder à la demande des procureurs de disposer de plus de temps pour mener à bien les enquêtes. Elle a cité des témoins gambiens amenés à Berne ou interrogés en Gambie, qui ont déclaré que Sonko était proche de Jammeh, et qui ont affirmé que Sonko était présent et au courant de divers abus graves.
S'il est finalement traduit en justice, Sonko ne sera que la deuxième personne à être jugée par un tribunal suisse pour crimes internationaux. Contrairement à l’affaire du Libérien Alieu Kosiah, condamné en juin 2021 à 20 ans de prison pour crimes de guerre, les enquêteurs suisses dans l'affaire gambienne se sont cette fois rendus dans le pays pour recueillir des preuves et interroger des témoins. Le bureau du procureur général a confirmé par courriel à Justice Info qu'"une délégation de l'OAG et de fedpol [Office fédéral de la police] s'est rendue en Gambie à plusieurs reprises dans le cadre de la procédure afin de recueillir des preuves dans le cadre de l'entraide judiciaire, y compris pour mener des interrogatoires".
Interrogés par notre correspondant en Gambie, Ajie Adam Ceesay et Baffo Jeng, avocats de l'État gambien qui ont facilité la visite des procureurs suisses selon les consignes du ministre gambien de la Justice, ont confirmé à Justice Info qu'ils avaient "organisé ces entretiens" pour les Suisses. "Nous ne sommes pas directement partie à la procédure. Mais ils mènent certains entretiens dans notre salle de conférence", ont-ils déclaré. Les entretiens se font souvent par liaison vidéo, à laquelle Sonko et ses avocats participent également.
Peu d'informations ont filtré sur les témoins ou les sites que l'équipe suisse aurait voulu voir. Toutefois, si l'on se réfère aux archives de la Commission vérité de Gambie, les témoins pourraient inclure Binta Jamba, qui a affirmé avoir été violée par Ousman Sonko ; Lalo Jaiteh, qui a affirmé avoir été mis au courant des circonstances entourant le meurtre d'Almamo Manneh, un ancien allié de l'ex-dirigeant qui aurait été assassiné par Sonko et d'autres personnes sur ordre de Jammeh ; et des témoins dans l'affaire du meurtre de migrants ouest-africains, puisque Sonko est l'une des personnes qui aurait participé à une opération de dissimulation des preuves après leur exécution.
Le rapport de la TRRC a révélé que le ministre de l'Intérieur de l'époque était l'une des personnes ayant "planifié et organisé" l’exécution d'Almamo Manneh, un membre de la garde nationale accusé d'avoir fomenté un coup d'État. Le rapport cite également Sonko comme l'un des "facilitateurs et complices" de "l'arrestation, de la disparition forcée et de l'exécution extrajudiciaire en Gambie de plus de 67 migrants économiques ouest-africains non armés que le régime de Jammeh considérait comme des mercenaires".
La TRRC a également révélé que l'ancien ministre de l'Intérieur était impliqué dans la mort de neuf détenus en août 2012, et dans la tentative d'assassinat de l'avocat Ousman Sillah.
Violences sexuelles
L'une des grandes questions dans ce dossier est de savoir si Sonko pourrait être accusé en Suisse de viol et/ou de violences sexuelles. Selon Grant, la TRRC, bien qu'elle ne soit pas un tribunal ou un bureau de procureur, a confirmé dans son rapport que "de nombreux délits sexuels ont été commis par le système dont Sonko était une figure de proue".
Les décisions du tribunal suisse de renouveler la détention provisoire de Sonko, qui contiennent un examen des preuves recueillies par le bureau du procureur général, suggèrent que cette question est déjà dans le radar des enquêteurs suisses. Si de telles accusations étaient portées, serait-ce uniquement pour responsabilité de commandement, ou également pour viol direct, comme l'a allégué Binta Jamba devant la TRRC ?
Selon le rapport de la TRRC, Jamba, une policière, a témoigné que Sonko l'a harcelée sexuellement et violée plus de 70 fois après la mort de son mari Almamo Manneh, et qu'il l'a également battue et menacée avec un pistolet, et que "compte tenu de ce qui précède, Ousman Sonko est responsable des nombreux viols et tortures subis par Binta Jamba".
Si Sonko est un jour jugé en Suisse, son procès pourrait être un puissant symbole. Étant donné que l'ex-président gambien Jammeh est en exil en Guinée équatoriale, sous la protection de son dirigeant de longue date Teodoro Obiang Nguema Mbasogo, Sonko pourrait devenir la plus haute personnalité du régime de Jammeh traduite en justice. Ce serait une affaire importante à la fois pour la justice transitionnelle en Gambie et pour l'engagement de la Suisse à poursuivre, effectivement, les crimes internationaux.