La grève des mineurs britanniques a duré du 8 mars 1984 au 3 mars 1985. La violence des affrontements – qui a amené certains commentateurs à parler de « guerre civile » – a causé onze morts et plus de 7 000 blessés. Il s’agissait de protester contre la fermeture de vingt puits de mines et la suppression de 20 000 emplois. Elle fut suivie par près de 140 000 mineurs. Plus de 11 000 d’entre eux furent arrêtés par la police et 5 653 poursuivis en justice. 200 furent emprisonnés et plus d’un millier licenciés. Ce fut un conflit massif, extrêmement dur, qui s’est soldé par la défaite totale des mineurs et dont le souvenir reste très vif dans la mémoire politique et sociale de la Grande-Bretagne.
Comme nous l’avons raconté dans ces colonnes, plus de trente ans plus tard, en juin 2018, le secrétaire d’État à la Justice du gouvernement écossais, Michael Matheson, a déclaré qu’il était « déterminé à ce que le gouvernement écossais fasse son possible pour rendre justice aux personnes affectées par ce conflit ». Dans sa déclaration, Matheson a souligné la subsistance du traumatisme né du silence et du sentiment d’injustice. Soutenu par le président du Syndicat des travailleurs des mines, Nicky Wilson, il a annoncé la mise en place d’une commission d’enquête indépendante, chargée d’ « enquêter sur l'impact des opérations de police sur les communautés touchées en Écosse » pendant cette période. Les travaux de cette commission se sont conclus par un rapport final, remis en octobre 2020, et, un an plus tard, par la soumission par le gouvernement écossais d’un projet de loi d’amnistie des mineurs arrêtés et condamnés lors des grèves de 1984-1985.
Une logique de justice transitionnelle
De façon remarquable, l’enquête de la commission qui a abouti au dépôt du projet de loi s’est inscrite dans une démarche globale et inclusive, faisant des auditions de victimes un mécanisme privilégié d’expression de la vérité. Sa volonté affichée a été de travailler sur une période assez longue (juin 2018-octobre 2020) et d’associer à ses travaux un grand nombre de personnes et d’institutions, ce qui a permis l’émergence progressive d’un récit témoignant de mémoires multiples.
C’est notamment le fait d’avoir organisé un certain nombre de réunions publiques dans différents lieux symboliques de la grève qui doit être mis en valeur. Tant par leur importance que par leur contenu, ces réunions publiques se sont inscrites dans une logique de justice transitionnelle – à l’image des audiences foraines de certaines commissions vérité.
En Écosse, ces réunions ont été organisées dans huit lieux et ont réuni 167 personnes. « Les réunions duraient généralement trois heures, afin de permettre à tous ceux qui le souhaitent d'être entendus, précise la commission. La participation à certaines d’entre elles a été assez faible, mais ces réunions nous ont permis d’avoir une discussion plus approfondie avec les participants. »
Sur le fond, il ressort des comptes rendus de ces réunions la survivance et la profondeur des traumatismes. Il apparaît que les années écoulées n’ont pas mis fin aux souffrances et que les effets de la grève se font encore sentir au sein des communautés. Une souffrance qui trouve ses origines dans la répression mais aussi dans ses conséquences à plus long terme :« Nous avons entendu des témoignages puissants et émouvants d'individus et de leurs familles qui avaient été très durement touchés par la grève, en particulier ceux qui ont été arrêtés, inculpés, poursuivis, reconnus coupables et condamnés », écrit la commission.
Et c’est le principe même de la possibilité d’exprimer cette vérité « ressentie » qui a été appréciée des personnes concernées. Ainsi, poursuit la commission, « il convient de noter qu'à toutes nos réunions, les intervenants tenaient généralement à exprimer leur reconnaissance au gouvernement écossais d’avoir initié cette enquête. Si beaucoup voulaient que cela aille plus loin, en particulier ceux qui continuent de faire campagne en faveur d'une enquête publique complète au niveau du Royaume-Uni, et que certains questionnaient les limites de notre mandat, ceux qui ont pris la parole ont dit qu'ils étaient heureux d'être entendus et écoutés, pour la première fois, semble-t-il, pour beaucoup d’entre eux. »
Un traumatisme social global
Tant les intentions manifestées par le gouvernement écossais dès la mise en place de la commission, que ces comptes rendus, témoignent du constat d’un traumatisme social très important. « Même si plus de trente ans se sont écoulés depuis le principal conflit minier, les cicatrices de l'expérience sont encore profondes », a déclaré le ministre de la Justice écossais dans un discours lors de la réception du rapport et de l’introduction du projet de loi. « Dans certaines régions du pays les plus durement touchées, le sentiment d'avoir été blessé et lésé demeure corrosif et aliénant. C'est vrai pour beaucoup de ceux qui ont été pris dans le conflit et ses conséquences. Ceux qui travaillaient dans l'industrie minière à l'époque, bien sûr, mais aussi les familles élargies et les communautés. La grève des mineurs a également été une période difficile pour la police, de nombreux agents de police se trouvant dans des situations extrêmement difficiles, les relations entre la police et la communauté étant soumises à des tensions sans précédent. »
La commission d’enquête étant confrontée à une forme globale de traumatisme social, elle a entrepris d’intégrer des mécanismes de rétablissement de la vérité. Tout au long de leur activité, les membres de la commission ont relevé deux caractéristiques dans les débats et échanges qu’ils ont pu conduire, qui rapprochent leur expérience de celles des commissions vérité et réconciliation.
C’est, tout d’abord, l’expression de traumatismes individuels dont l’intensité et la complexité sont révélatrices de l’état des mentalités et de l’impact de la violence. Ce fut notamment le cas lors de face à face entre mineurs et anciens policiers, qui permirent d’apprécier et de mesurer, relève la commission, « la force du ressenti et la subtilité des impacts et des impressions qui n’apparaissaient pas toujours lors des déclarations écrites ».
C’est aussi l’expression d’une réalité traumatique collective dépassant les individus pour affecter des communautés entières, perpétuant les clivages et les ruptures nés de la grève et de sa répression. « Les réunions ont confirmé, précise le rapport provisoire, que, de ce fait, les sentiments restent vifs sur la grève de 1984-1985 et le maintien de l'ordre. […] Nous avons été conscients du fait que les réunions publiques au sein des communautés minières n'étaient pas nécessairement propices au partage par des policiers à la retraite de leur expérience et de leurs souvenirs, mais que les communautés étaient d’accord pour avoir avec ces derniers d’autres rencontres en face à face. »
Les limites de la réhabilitation
Face aux constats dressés par la commission d’enquête, le gouvernement écossais a élaboré un mécanisme de réparation des dommages subis. Cette volonté semble toutefois témoigner d’un paradoxe : alors même que le principe de la nécessité d’une réparation a été amplement confirmée dans le rapport remis en 2020, la réparation accordée apparaît relativement réduite au regard de l’étendue et de la complexité des dommages subis.
En mars 2021, le gouvernement a commencé par organiser une consultation publique, destinée à établir les critères appropriés pour une loi d’amnistie. La consultation a reçu 377 réponses venant d’individus et de treize organisations, qui démontraient leur clair soutien à la réhabilitation des mineurs. Le gouvernement a ensuite présenté au parlement un projet de loi qui propose d’accorder « un pardon collectif et automatique » aux anciens mineurs reconnus coupables des infractions suivantes liées à la grève des mineurs de 1984-1985 : rupture de la paix ; violation des conditions de mise en liberté sous caution ; voies de fait ou résistance, molestation et entrave à un agent de police ou à une personne aidant un agent de police dans l’exercice de ses fonctions. L’infraction doit avoir été commise alors que le mineur participait à un piquet de grève, une manifestation ou un rassemblement similaire en faveur de la grève - ou alors qu'il se rendait ou revenait d'un tel piquet, d'une manifestation ou d'un rassemblement similaire.
Cependant et en dépit d’autres possibilités, notamment celle de l’annulation de la condamnation ou l’attribution d’une indemnisation, en l’état actuel du projet de loi, l’amnistie accordée ne prévoit aucun effet sur la condamnation ou la peine. Il ne donne lieu à aucun droit pour la personne qui en bénéficie ni à aucune mise en cause de la responsabilité de l’institution qui a prononcé la condamnation.
Un objectif central : la réconciliation
Par ailleurs, les dommages financiers subis par les mineurs condamnés ne seraient pas non plus pris en compte. On peut citer la perte de leur emploi, le coût des procédures judiciaires, des amendes à payer, la perte d’années de salaires, etc. Pour le moment, il semble que cette injustice ne sera pas réparée par la loi. Quantitativement, sa portée peut sembler incertaine : selon la note accompagnant le projet, les mineurs éligibles à l’amnistie pourraient représenter un groupe de 200 à 400 personnes mais aucune étude n’a encore établi avec certitude le nombre exact des personnes qui pourraient être considérées comme éligibles.
C’est peut-être pourquoi le ministre a souligné que l’amnistie accordée aux anciens mineurs se faisait dans un « esprit de réconciliation » et symbolisait un « désir du pays de vérité et de réconciliation », comme l’explique le projet de loi. Car s’il s’est bien agi de faire la « vérité » sur les violations relatives au maintien de l'ordre lors de la grève, les contours de la mission de la commission ont été immédiatement envisagés comme un projet de « réconciliation ».
La note politique qui accompagne le projet de loi explique que l’amnistie vise à « éliminer la stigmatisation de toute condamnation associée ». Elle souligne qu’il « offre l'occasion de réconcilier ceux qui faisaient respecter la loi dans des circonstances d'une ampleur qu’ils n'avaient jamais rencontrée auparavant - avec ceux qui se battaient pour protéger leurs emplois, leur mode de vie et leurs communautés ». L’amnistie tel qu’envisagée dans ce projet de loi ambitionne ainsi, justifie la note, d’« encourager la réconciliation, mais sans suggérer que la loi elle-même était fautive ou qu'elle a été appliquée de manière systémiquement discriminatoire ».
Le projet de loi est actuellement devant la Commission sur l’égalité, les droits de l'homme et la justice civile. Son examen devrait se conclure en juin 2022. Malgré ses limites, ce processus paraît prometteur pour le rétablissement de la paix sociale et la réconciliation de la population après quarante années d’injustice continue.
JEAN-PIERRE MASSIAS
Président de l’Institut francophone pour la justice et la démocratie, Jean-Pierre Massias est professeur de droit, spécialiste des processus de transition démocratique et des mécanismes de justice transitionnelle. Il dirige également plusieurs projets de terrain, notamment en Centrafrique et en République démocratique du Congo, dont plusieurs sont consacrés au traitement des viols de guerre et menés en collaboration avec les Fondations Dr Mukwege, Panzi et Pierre Fabre.
NIKI SIAMPAKOU
Docteure en droit public de l’université Aix-Marseille, Niki Siampakou est chargée de projet recherche et formation à l’Institut francophone pour la justice et la démocratie -Institut Louis Joinet. Chercheuse invitée à la New York University et à l’Amsterdam University, ses recherches portent sur le droit international pénal, le droit international des droits de l’homme et les théories critiques du droit international.