Dossier spécial « Justice transitionnelle : le grand défi colombien »

La Colombie mise sur la participation politique comme forme de réparation

La campagne pour les élections législatives et présidentielles bat son plein en Colombie et les victimes du conflit armé achevé en 2016 jouent un rôle plus visible que jamais. Trois partis politiques décimés par la violence ont été ressuscités par décision judiciaire et les victimes concourent pour la première fois pour les 16 sièges qui leur sont spécialement réservés au Congrès.

Une main sortant de terre tient un bulletin de vote aux couleurs du drapeau de la Colombie
Un nombre record de victimes figureront parmi les candidats aux élections législatives et présidentielles à venir en Colombie. © JusticeInfo.net
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Cinq ans après sa signature, l'avenir de l'accord de paix historique en Colombie dépend des prochaines élections présidentielles et législatives. Or, cette fois-ci, alors que le pays s'apprête à tourner la page de l'impopulaire président Iván Duque, critique de l'accord de paix, les victimes du conflit armé jouent un rôle plus visible.

Avec un nombre record de victimes sur les bulletins de vote, 16 sièges spéciaux qui leur sont réservés au Congrès et trois partis politiques relancés après leur anéantissement historique, la participation politique est en train de prendre le devant de la scène comme forme de réparation. Si l’on ajoute à cela un nombre record de politiciens qui sont également des victimes et qui se présentent à la présidence - la saison électorale colombienne promet de maintenir la transition vers la paix au cœur du débat public.

La renaissance du parti d'une icône politique assassinée

En août 2021, la Cour constitutionnelle de Colombie a annoncé une décision majeure. Trois décennies après que Luis Carlos Galán a été abattu sur la place principale de Soacha, une ville juste au sud de Bogota, sur l’ordre du tristement célèbre baron de la drogue Pablo Escobar, alors qu'il était le grand favori pour remporter l’élection présidentielle, son mouvement, qui avait disparu avec lui, réapparaît dans le paysage politique.

"Il ne fait aucun doute que l'atmosphère de violence et les événements qui ont tragiquement abouti à l'assassinat du leader des Nouveaux libéraux ont mis fin à un projet politique", a déclaré la plus haute juridiction du pays, donnant raison aux anciens membres du parti qui avaient fait valoir que cela avait entraîné la perte de leur statut juridique dans les années 1990 et donc de la possibilité de présenter des candidats aux élections et d'accéder aux fonds et aux médias de l'État.

"Un projet politique avec une plateforme idéologique, un programme et un nom a cessé d'exister à cause de la violence en Colombie. Ou du moins, il a cessé d'être visible en raison de forces qui ont suscité la peur et l'effroi chez ses dirigeants, ce qui est également arrivé à d'autres groupes ou mouvements et, plus largement, au système électoral et aux partis colombiens et à sa démocratie", ont écrit les juges.

Cette décision a ouvert la voie à la renaissance du parti néo-libéral, dont le logo bordeaux arbore désormais la silhouette de son leader assassiné.

Ce jugement est également imprégné de l'esprit de l'accord de paix, qui comprend un chapitre entier sur l'élargissement et l'amélioration de la participation politique et la facilitation des méthodes de réparation collectives, et non seulement individuelles. Selon les termes de la Cour, elle peut, "sinon d'enquêter, du moins rechercher des formules de réparation" pour les victimes, y compris les dirigeants du parti, ainsi que ses membres et ses électeurs.

Trois autres partis voient à nouveau la lumière

En redonnant vie au parti de Galán, la Cour constitutionnelle est allée plus loin, en ouvrant les portes des réparations politiques. Sa décision stipule que d'autres partis ou mouvements qui ont été touchés par des persécutions similaires et empêchés de participer aux élections à un moment quelconque depuis 1988 peuvent également bénéficier de la même "ouverture démocratique".

Début décembre, deux autres partis ont vu leur statut légal rétabli par la Commission électorale nationale, conformément aux directives de la Cour. Ingrid Betancourt, une ancienne candidate à la présidence otage des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) pendant six ans, a vu son parti de centre-gauche Oxygène Vert ressusciter deux décennies après sa disparition. Le Mouvement du salut national, parti de droite historiquement dirigé par Alvaro Gómez Hurtado, trois fois candidat à la présidence, assassiné en 1995 et dont les FARC ont étonnamment avoué le meurtre l'année dernière, est également revenu à la vie. Une semaine plus tard, ce fut le tour du défunt Parti communiste colombien. Tous ces partis ont rejoint celui de l'Union patriotique de gauche, dont le statut légal avait été rétabli par un arrêt du Conseil d'État, en 2013, pour des motifs similaires. L'assassinat de 3 136 de ses partisans dans les années 1980 et 1990, généralement par des paramilitaires de mèche avec des agents de l'État, est l'un des sept « macro-dossiers » faisant actuellement l'objet d'une enquête de la JEP, le bras judiciaire du système colombien de justice transitionnelle.

Une flopée de nouveaux partis sur les bulletins de vote

La réapparition soudaine de ces mouvements victimisés a déjà modifié le paysage politique, élargissant le système colombien à près de vingt partis. D'une certaine manière, elle vient contrebalancer la disposition de l'accord de paix qui permettait aux FARC de devenir un parti politique et de détenir dix sièges au Congrès, après que leurs membres aient déposé les armes.

La plupart de ces nouveaux partis se montrent très actifs, présentant leurs propres candidats au Congrès et à la présidence. Juan Manuel Galán, ancien sénateur et fils aîné de Galán, est l'un des principaux prétendants aux primaires du Centre, en mars, qui permettront aux électeurs de choisir un candidat unique pour les élections générales de mai. Ingrid Betancourt a d'abord servi de médiatrice dans la mise en place de cette coalition, avant de se lancer elle-même dans la bataille, le mois dernier, et de finir par rompre avec cette primaire pour faire cavalier seul, dans un style de guide solitaire qui rappelle son personnage politique d'il y a vingt ans. Enrique Gómez, neveu d'Alvaro Gómez et avocat de sa famille dans toutes les affaires liées au meurtre de son oncle, a également annoncé sa candidature à la présidence, bien qu'il se soit prononcé contre l'accord de paix.

Juan Manual Galan, Mabel Lara et Carlos Negret lors d'une campagne politique
Juan Manuel Galán (à droite), fils d'un célèbre candidat à la présidentielle assassiné par les narcotrafiquants en Colombie 1989, a pu faire renaître le parti de son père grâce à une décision de la Cour constitutionnelle, pour se présenter aux élections cette année. © Juan Barreto / AFP

Plusieurs de ces partis ont également choisi d'éminentes victimes pour briguer des sièges au Congrès. Parmi les principales recrues du Nouveau parti libéral figure Yolanda Perea, une entraînante Afro-Colombienne qui a appelé la JEP à ouvrir une enquête sur les violences sexuelles. Oxygène Vert présente le policier à la retraite John Frank Pinchao, qui a passé neuf ans comme otage des FARC et a rencontré Betancourt pendant sa captivité.

16 sièges réservés aux victimes

Outre la résurrection de ces partis, un nombre record de victimes figurent sur les bulletins de vote cette année. La principale raison en est qu'une autre disposition de l'accord de paix va enfin se concrétiser après une saga politique et juridique qui l'a retardée pendant quatre ans : les habitants des 16 zones rurales du pays les plus durement touchées par le conflit armé pourront voter pour élire leurs propres membres au Congrès. La clé : seules les victimes enregistrées peuvent concourir pour ces sièges et les partis politiques ordinaires en sont exclus.

Ces sièges, appelés "circonscriptions spéciales temporaires pour la paix", visent à garantir que les zones rurales où les problèmes de la Colombie sont les plus exacerbés obtiennent une représentation politique nationale, souvent pour la première fois. Elles ont été identifiées sur la base de quatre critères : nombre élevé de victimes, fort taux de pauvreté, faiblesse des institutions de l'État et présence d'une économie illicite, telle que la culture de coca. Au total, 403 personnes se présentent pour ces 16 sièges supplémentaires à la Chambre des représentants, qui seront en place pour deux mandats et représentent près de 10 % de la chambre basse.

"La participation politique en Colombie est en théorie ouverte mais, dans la pratique, elle a été investie par des cercles restreints disposant de moyens sociaux et économiques. Les gens ordinaires n'ont pas la possibilité d'accéder aux plans d’action où sont prises les décisions qui affectent leur vie", explique José de la Cruz Valencia, leader afro-colombien de 34 ans originaire de Bojayá, un village riverain des forêts tropicales du nord-ouest de la Colombie où, en 2002, les FARC ont lancé une bombe contre l'église où les villageois cherchaient refuge après un affrontement entre la guérilla et les paramilitaires. L'attaque avait fait 119 morts, dont trois des jeunes neveux de Valencia, qui était lui-même adolescent à l'époque.

Depuis, il est un membre actif du comité des victimes de Bojayá, qui a planifié la cérémonie publique de décembre 2015 au cours de laquelle les FARC ont, pour la première fois, présenté des excuses publiques pour l'un de leurs actes criminels. "Nous avons travaillé pendant de nombreuses années à la défense des droits des victimes de Bojayá. Nous voulons faire de même pour les victimes de toute la Colombie", déclare Valencia. Il doit toutefois affronter la concurrence acharnée d'un candidat ayant des liens avec les élites politiques locales et sur lequel des questions planent sur son enregistrement rapide en tant que victime l'année dernière.

Une forme de réparation collective

Ces sièges spéciaux au Congrès sont une autre façon de comprendre la réparation. Dans la vision de l'accord de paix, la Colombie doit intensifier les formes collectives de réparation pour atteindre un plus grand nombre de victimes et avoir plus de chances de satisfaire leurs droits dans un pays où 9 millions de personnes - soit un Colombien sur cinq - sont enregistrées comme telles.

"Dans les régions périphériques comme la mienne, le fait que des paysans qui ont souffert de la guerre dans leur corps, leur univers et leur vie aient la possibilité d'accéder à des stratégies politiques, peut grandement contribuer à transformer la façon dont le reste du pays nous perçoit", déclare Guillermo Murcia, un paysan de 39 ans originaire d'Arauca, à la frontière avec le Venezuela, et victime de mines antipersonnelles. Après avoir survécu à un engin explosif qui a nécessité 18 opérations de chirurgie reconstructive depuis 2005, Murcia est devenu un porte-parole notoire pour les 12 031 victimes de mines en Colombie. Il s'était rendu à La Havane pour parler aux négociateurs des FARC et du gouvernement de l'importance des efforts de déminage.

Ces sièges spéciaux sont aussi instaurés du fait que le modèle actuel, qui donne la priorité aux réparations économiques individuelles, s'est révélé coûteux et lent : à ce jour, seules 16 % des victimes éligibles ont reçu des compensations et, selon un rapport du Congrès, il faudrait 59 ans, au rythme actuel, pour résorber l'arriéré. C'est pourquoi l'accord de paix souligne la nécessité de mettre en place des actions réparatrices au niveau communautaire, notamment des cérémonies au cours desquelles les auteurs de crimes reconnaissent leurs actes, des opérations de déminage et des "plans de développement territorial" visant à doter ces régions spéciales de projets d'infrastructures publiques jugés prioritaires par leurs habitants.

Malheureusement, au cours des dernières années, les conditions de sécurité n'ont cessé de se détériorer dans certaines régions de Colombie. L'Arauca, où vit Murcia, est actuellement en proie à des combats incessants entre rebelles de l'ELN et dissidents des FARC, prenant les civils entre deux feux. Comme le dit Murcia, "nous faisons campagne pour la paix au milieu d'une énorme guerre".

Malgré les difficultés politiques et sécuritaires, les sièges spéciaux promettent d'apporter des voix plus diverses dans un Congrès où les victimes en ont rarement eu. "Il ne s'agit pas de ma candidature personnelle, mais de celle de ma communauté", déclare Valencia, expliquant que, dans son cas, les différents groupes indigènes et afro-colombiens de sa ville se sont réunis pour décider ensemble de sa candidature.

L'afro-Colombienne Francia Marquez lève le poing en fixant l'objectif de la caméra
La leader écologiste Francia Márquez, issue d'une communauté afro-colombienne qui a été victime de multiples groupes armés, est l'une des sept victimes du conflit à se présenter à l'élection présidentielle en Colombie. © Luis Robayo / AFP

Sept victimes se présentent à l'élection présidentielle

Les élections présidentielles de cette année seront marquées par un autre record : sept des 25 candidats en lice pour un ticket pour le scrutin du 29 mai sont eux-mêmes des victimes.

Ils viennent de tous les bords de l'échiquier politique. Outre Betancourt, deux autres candidats du Centre ont été victimes d'enlèvements : l'ancien ministre de l'Environnement Luis Gilberto Murillo a été enlevé par des paramilitaires il y a vingt ans et contraint de fuir le pays avec sa famille, tandis que l'ancien ministre de la Santé Alejandro Gaviria a vu son père et son frère retenus en otage lors d'épisodes distincts. À gauche, la leader écologiste et lauréate du prix Goldman, Francia Márquez - qui a placé le racisme au cœur de l'agenda politique -, est issue d'une communauté afro-colombienne qui a été victime de multiples groupes armés. Et à droite, outre Enrique Gómez, Rodolfo Hernández, magnat de la construction et flambeur populiste, a vu son père enlevé par les FARC et sa fille par l'ELN. Elle est toujours portée disparue.

Leur nombre sera réduit à une poignée de candidats, étant donné que trois primaires auront lieu le même jour que les élections législatives du 13 mars, qui deviendront un premier test pour savoir si la participation politique peut effectivement agir comme une forme de réparation.

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