A près de 15 km au nord-ouest de Butembo, dans la région de Butuhe, on atteint un carrefour qui mène à Mwenye et Muhila. Depuis Butembo, il faut près de 30 minutes à moto, sur une piste en terre battue, pour arriver à ce croisement où se trouvait le village de Kikere. Jadis, Kikere accueillait des autochtones employés du Complexe théicole de Butuhe qui a fait la gloire de la région. Mais Kikere n’existe plus. Les cases ont cédé la place à des champs d’eucalyptus et de bananiers qui poussent dans un silence de mort. Il n’y a personne pour nous parler de ce terrible jour du 9 novembre 2000 où Kikere a perdu des dizaines de ses habitants, tués par des militaires ougandais déployés dans cette région du Nord-Kivu, à l’extrême Est de la République démocratique du Congo (RDC).
« Aujourd’hui, le village de Kikere ne reste que de nom. Il a complètement disparu. Ses habitants, traumatisés par les tueries commises par l’armée ougandaise, ont décidé de le vider un à un. Vingt ans après, il n’y a aucune maison. Il n’y a que des champs », regrette Tsongo Leon qui traversait ce village quand il était jeune.
Dans un rapport de l’Onu documentant plus de 650 des crimes les plus graves commis en RDC entre 1993 et 2003, les auteurs précisent que le jour de l’attaque sur Kikere, les soldats de l’armée ougandaise (UPDF) ont tué 36 personnes sans discrimination. « Les militaires ont tiré aveuglément sur les civils au fusil et au lance-roquettes. Certains civils sont morts brûlés vifs dans leurs maisons. Les militaires ont aussi tué systématiquement les animaux domestiques et détruit les biens des civils », note le rapport Mapping élaboré par le Haut-commissariat aux droits de l’homme et laissé sans suite.
Un traumatisme extraordinaire
Tsongo Leon dirige aujourd’hui le Groupe des chercheurs libres du Graben (GCLG), une association locale qui enquête sur les exactions et violations des droits de l’homme. Il rappelle que le massacre de Kikere n’est qu’un crime parmi de nombreux autres commis par l’armée ougandaise pendant ces cinq années-là. « Ici, dans mon quartier [à Butembo], lorsque les miliciens mai-mai sont venus attaquer la résidence d’Icoder, un commandant de l’UPDF, les militaires ougandais en ont profité pour tuer des civils innocents. Après l’attaque, nous sommes allés sur terrain et nous avons vu plus de 30 corps de civils tués par des gardes de l’officier ougandais qu’ils avaient assimilés aux miliciens », raconte-t-il.
Richard Ndekeninge, chercheur à la Faculté de droit de l’Université catholique du Graben (UCG) a décidé de créer l’association Colibri à Butembo, pour documenter les crimes commis par l’Ouganda en RDC en vue de réclamer justice et réparation. Il énumère des crimes graves des forces ougandaises commis à Butembo, Kyavinyonge, Kikere, Maboya Loya et Beni-ville dans le Nord-Kivu, ainsi qu’à Bunia (Ituri) et Kisangani (Tshopo). Devant la Cour internationale de justice (CIJ), la plus haute juridiction de l’Onu qui tranche les conflits entre États, « la RDC a fait référence à ces cas qui illustrent un souvenir douloureux de la présence ougandaise que nous avons vécue pendant notre jeunesse », dit Ndekeninge. « L’Ouganda s’est comporté comme un occupant venu piller et humilier le Congo, en commettant des tueries, des viols, des disparitions forcées. Je me rappelle quand on allait chercher du bois de chauffe à Kasesa, on subissait un traumatisme extraordinaire quand il fallait traverser leur camp de Rughenda, une peur absolue. Ils enfermaient les gens dans des maisons et y mettaient le feu, ils tiraient sur des pauvres civils », raconte-t-il.
Le bourreau devenu sauveur
En 1997, une coalition politico-militaire avait porté au pouvoir Laurent-Désiré Kabila lors d’une avancée fulgurante de l’Est de la RDC jusqu’à la capitale Kinshasa. Puis Kabila s’était fâché avec ses alliés ougandais et rwandais. La guerre a repris. Et depuis lors, les violences contre les populations civiles dans l’est du pays n’ont jamais cessé, commises par de multiples milices armées ou par les forces des pays voisins et de leurs affidés plus ou moins durables dans la région. Dès 1999, la RDC avait monté un dossier contre l’Ouganda devant la CIJ pour obtenir réparation. Elle avait demandé 11 milliards de dollars. Le 9 février, la Cour a décidé que Kampala devait payer 325 millions pour ses crimes au Congo.
Depuis vingt ans, les interventions de l’Ouganda en RDC ont été plus complexes et l’ancien bourreau des années 1998-2003 est venu plus d’une fois à la rescousse de sa victime pour l’aider à faire face à de nouveaux bourreaux. Menacée par la rébellion d’origine ougandaise de l’Armée de résistance du Seigneur (LRA) dans la région de Dungu, dans le Nord-Est du pays, la RDC a ainsi sollicité l’appui de l’armée ougandaise qui a contraint les hommes de la LRA à se retrancher en Centrafrique voisine. Aux yeux des habitants de Dungu, l’UPDF est un sauveur.
Sur demande de Kinshasa, l’armée ougandaise opère encore aujourd’hui des frappes sur le sol congolais contre la rébellion des Forces démocratiques alliées (ADF), accusée de commettre des atrocités contre les civils depuis 2014. En novembre dernier, des troupes ougandaises ont ainsi été déployées à Béni, où elles avaient été responsables de crimes deux décennies plus tôt.
« Un signe d’affaiblissement de la RDC »
L’avocat Achille Kapanga, qui a dirigé la ville de Béni pendant l’occupation ougandaise, reconnaît que le contexte de la récente intervention du puissant voisin est différent de celui d’hier, mais la suspicion demeure. « Au début des années 2000, c’était une occupation du Congo par l’Ouganda. Aujourd’hui, l’opération a été autorisée par le Congo. Mais avec ce jugement tombé quelques jours seulement après la mutualisation des forces par les armées ougandaise et congolaise, je pense que l’Ouganda a pris les devants en voulant se racheter, se faire ami des Congolais pour faire baisser la tension, en vue de faire basculer la décision des juges de son côté », analyse l’ancien maire.
Dismas Kitenge, vice-président honoraire de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) et président du Groupe Lotus qui soutient les victimes de la guerre de six jours à Kisangani – des affrontements en juin 2000 qui ont causé environ 1000 morts et 3000 blessés parmi les civils – regrette d’ailleurs que son pays ait fait appel à une intervention ougandaise. « Cette coopération [entre l’armée congolaise et l’UPDF] est décevante. Ce n’est pas l’Ouganda qui devrait venir parce qu’on a un litige avec [lui] qui est en train d’être réglé. C’est un signe d’affaiblissement de la RDC qui pouvait aussi montrer aux juges, qui sont des hommes comme nous, que ça ne sert à rien que nous réclamions des réparations hautes alors que les deux pays s’entendent et mutualisent leurs efforts pour maîtriser les groupes armés. Cet arrêt rendu dans ce contexte des opérations conjointes jette donc un discrédit », déplore-t-il.
« Certes, rien n’indique que cette collaboration RDC-Ouganda contre les ADF va affecter les actions de réparations », reprend Richard Ndekeninge. « Mais l’on doute aussi que, dans ce contexte, la RDC soit en mesure de mettre la pression sur l’Ouganda qui s’investit pour combattre les ADF qui endeuillent les Congolais. Il reviendra aux parlementaires et à nous, les défenseurs de droits de l’homme, d’insister pour que l’Ouganda rende réparation à la RDC dans un délai rationnel. »
Un montant « extrêmement faible »
Tandis que Ndekeninge craint que la RDC échoue à recouvrer les fonds fixés par la CIJ, Kitenge se dit déçu par leur montant. « C’est une déception au nom des victimes qui ont attendu longtemps des mesures de réparation et ont espéré que la RDC bénéficierait de dommages et intérêts qui soient proportionnels aux dégâts causés par l’armée ougandaise. Le montant alloué est extrêmement faible. 325 millions ne représentent même pas une exploitation minière du genre de celles que l’Ouganda a exploitées pendant cinq ans en RDC. C’est aussi une déception au niveau de l’État congolais. Il a eu vingt ans pour préparer ses arguments pour convaincre la cour internationale. Malheureusement, on sent que la RDC n’a pas produit un dossier consistant. Le Congo ne manque pas d’experts mais il n’a pas pris cette affaire au sérieux alors que des missions ont eu lieu sur les sites des crimes. Troisième déception : il y a 60 millions de dollars pour les dommages économiques, 40 millions pour les dommages écologiques et 225 millions pour les pertes humaines ; l’expert de la Cour n’est même pas arrivé à établir le nombre de personnes tuées par l’armée ougandaise et ses évaluations ne correspondent pas aux réalités du terrain. Pour moi, la moindre des choses, c’était un milliard de dollars pour les pertes en vies humaines. Pour les dommages écologiques, la destruction de la flore et de la faune, j’estimais aussi que, à titre symbolique, cela devait être évalué à un milliard de dollars. Si l’on prend l’exploitation des ressources naturelles – l’or, le diamant, tous les minerais et le bois que l’Ouganda a vendus sur le marché international – c’était pas moins de trois milliards. On pouvait donc prendre la moitié de ce que le Congo a demandé et le rabaisser à 5 milliards. Au moins cela serait compréhensible plutôt que réduire tout cela à 325 millions. C’est un affront pour les victimes congolaises, c’est un affront pour le Congo qui n’a pas su valoriser ses prétentions. La société civile se trouve affaiblie aujourd’hui par ce verdict. »
Après vingt ans de procédure à La Haye, la violence et les crimes continuent dans l’Est du Congo. Et les soldats ougandais y sont de retour. « On nous dit que ce n’est pas le même contexte. On nous dit que ce ne sont pas les mêmes hommes bien que ce soit la même armée. Ils sont déjà là, j’espère qu’ils ne se comporteront plus de la même façon », soupire Richard Ndekeninge.