C'est "la plus grande réparation accordée par un tribunal international pour des violations flagrantes des droits de l'homme et du droit humanitaire international", déclare Luke Moffett, de l'université Queens à Belfast, en Irlande. Le 9 février, l'Ouganda a été condamné par la Cour internationale de justice (CIJ), la plus haute juridiction des Nations unies, à verser 325 millions de dollars de réparations à la République démocratique du Congo (RDC) pour l'occupation et le pillage de la province d'Ituri, à la fin des années 1990. Mais cette somme est loin des 11 milliards de dollars demandés par la RDC, et "c'est vraiment, vraiment des cacahuètes" pour les victimes, estime Pascal Kambale, de l'ONG Open Society Foundations. "On peut penser que 325 millions, ça vous paraît énorme, non ? Mais si on y pense au contexte de la RDC et à l'ampleur des violations, c'est une goutte d'eau dans l'océan. Ce n'est rien", convient Carla Ferstman de l'Université d'Essex, au Royaume-Uni. L'Ouganda, conclut Moffett, "s'en est tiré à bon compte, compte tenu de l'ampleur des dégâts qu'il a causés".
La guerre en RDC a impliqué de multiples États et a été comparée à la Seconde Guerre mondiale par l'ampleur des pertes humaines et des violations des droits de l'homme. En 2005, la CIJ a jugé que l'Ouganda avait violé le droit international en occupant l'Ituri, dans l'est de la RDC, et que des infractions avaient été commises par ses propres troupes et d'autres groupes armés qu'il soutenait. Selon Kambale, ce jugement était l'objectif premier de la démarche entreprise auprès de la CIJ en 1999 : "Ce n'est pas une cour où la RDC s'est rendue pour obtenir des dommages et intérêts pour les victimes. Il s'agissait d'un tribunal où la RDC cherchait avant tout à obtenir une déclaration selon laquelle ce que l'Ouganda avait fait était illégal. Et je pense qu’on a obtenu cela."
La Cour pénale internationale (CPI) - une juridiction qui juge les responsabilités individuelles - a depuis traité quelques cas de crimes de guerre et de recrutement d'enfants soldats découlant du conflit, mais l'arrêt de la CIJ de 2005 représentait "une pièce manquante du puzzle", selon Ferstman, car "il établissait la responsabilité de l'État". Le jugement en réparation de la semaine dernière est une conséquence de cet arrêt, et bien que Ferstman reconnaisse que son ampleur signifie que "nous tirons à la courte paille pour voir y certains éléments positifs", elle dit néanmoins que "l'on doit au moins regarder les petites victoires".
Absence de processus pour trouver des preuves
Pour comprendre pourquoi le tribunal a statué sur un montant aussi faible, il faut se plonger un peu dans l'histoire du dossier. "En 1999, lorsque cette requête a été préparée pour la première fois, elle l’a été par une équipe de militants des droits de l'homme, d'avocats des droits de l'homme, dont aucun n'avait d'expérience préalable ou d'exposition au droit international", rappelle Kambale. Et cette période en 1999 "était l'apogée de l'occupation, donc ils n'avaient pas les moyens d'aller en Ituri et de faire une enquête appropriée".
Les cas de violations massives des droits de l'homme sont toujours difficiles à traiter par les tribunaux, dit Moffett, parce que ceux-ci ont des "seuils de preuve". Alors que les organes plus administratifs, tels que les commissions et les instances d'arbitrage, peuvent travailler selon des normes qu'ils se sont eux-mêmes imposées et parvenir à des évaluations plus précises, par le biais d'un processus où les victimes témoignent et où les États doivent produire des preuves, dans ce cas-ci, le tribunal lui-même a nommé des experts et a passé au crible ces rapports pour tenter d’y trouver des informations. Mais ces preuves ont été "perçues comme faibles", dit Ferstman. Selon Moffett, leur faiblesse provenait de leurs sources : elles étaient tirées de données issues de sources secondaires et elles n'étaient pas corroborées par des experts indépendants ou des témoins sur le terrain. Les juges ont fait référence au rapport Mapping de l'Onu, en 2009, qui a documenté un grand nombre des crimes les plus graves commis par les forces ougandaises (UPDF). "Ils n'ont pas nommé d'experts en réparation, il n'y a pas d'entretiens avec des témoins", souligne Moffett.
En outre, la CIJ ne se penche qu’occasionnellement sur les questions de réparation. Elle le fait "très, très rarement", explique Ferstman, "parce que la pratique de la CIJ consiste essentiellement à établir une responsabilité et à laisser aux parties le soin de régler le reste". Il s'est écoulé 17 ans entre la décision sur la responsabilité et le jugement sur les réparations. La Cour "a été placée dans la position très inconfortable de devoir forcer les parties à prendre cette décision".
Ce qui est acceptable est ce que l'on peut se permettre
La Cour a rejeté plusieurs des demandes de la RDC, notamment une large compensation pour les dommages macroéconomiques, estimant qu'un lien clair entre les actions de l'Ouganda et les dommages économiques allégués n'avait pas été prouvé. Le total des réparations accordées se décompose comme suit : 225 millions de dollars pour les dommages aux personnes, y compris les 10 000 à 15 000 morts attribués à l'Ouganda pendant le conflit ainsi que les enfants soldats et les victimes de viols ; 40 millions de dollars pour les dommages aux biens ; et 60 millions de dollars supplémentaires pour les dommages à l'environnement et la perte des ressources naturelles exploitées en Ituri.
En fin de compte, explique Moffett, "les grands plans de réparation portent sur ce qui est acceptable pour les parties, ce qui est faisable". En d'autres termes, il s'agit aussi de ce que la partie coupable peut se permettre de payer. "Une décision équitable consiste essentiellement à accorder une sorte d'indemnité qui ne correspond pas nécessairement au préjudice réel, mais est juste une somme globale afin d’accomplir quelque chose en termes de réparations ; c'est très limité", explique Ferstman. Kambale acquiesce. "Dans l'absolu, le montant n'est presque rien comparé aux dommages que l'UPDF a causés en Ituri, rien qu'en une seule année", dit-il. Mais il reconnaît qu'"il était difficile pour le budget ougandais de supporter cela" et même les petits montants ont leur importance : "La symbolique est très, très importante."
L'entière responsabilité de la puissance occupante
Si l'on examine les points saillants du jugement sur les réparations, plusieurs d'entre eux ressortent. Les juges ont abordé le rôle joué par les acteurs armés non étatiques que l'Ouganda a soutenus et avec lesquels ils ont conjointement occupé et ravagé l'Ituri. C'est "vraiment, vraiment important", dit Kambale, car un tribunal international a sanctionné un pays pour la façon dont il a travaillé avec les rebelles. L'Ouganda et le Rwanda ont été sanctionnés par les États-Unis et l'Union européenne pour leur soutien au groupe rebelle M23 en 2012. "Mais là, ça fait monter toute l'affaire d'un cran", dit-il. Car "c'est un tribunal international". "L'Ouganda était la force d'occupation en Ituri pour cette période", note Ferstman. "En fait, [la Cour] dit que vous êtes responsable de tout ce qui se passe là-bas. En ce qui concerne les acteurs non étatiques, je pense que c'est très important."
En fait, Ferstman dit que cette décision a apporté "une sorte de soupir de soulagement" car dans une précédente affaire de génocide, la CIJ avait renoncé à dire qu'un État exerçait un contrôle effectif par rebelles interposés. (La Cour avait conclu que la Serbie n’exerçait pas un contrôle à travers ses alliés bosno-serbes et donc n’était pas redevable des dommages causés.) Dans ce dossier de la RDC, "la Cour a refusé d'étendre ces principes très étroits à ce cas plus large où l'Ouganda a été jugé responsable non seulement de ne pas avoir empêché les actes des rebelles ou d'autres groupes en RDC, mais responsable en tant que puissance occupante. Et fondamentalement, les réparations ont découlé de cette responsabilité. C'est une conclusion importante."
Un autre détail significatif est la compensation pour les dommages environnementaux. "La CIJ a déjà rendu des arrêts sur les dommages environnementaux, mais pas en relation avec des conflits", précise Ferstman. "Elle a reconnu que, en tant que puissance occupante en Ituri, l'Ouganda avait au moins l'obligation de protéger l'environnement. Il ne s'agit pas seulement de réparations pour les dommages environnementaux découlant des violations du droit international humanitaire au sens large. Cela, je pense, est nouveau, l'obligation positive de protéger l'environnement."
Un facteur de paix ou l’inverse ?
L'Ouganda a été condamné à payer la somme en cinq versements annuels de 65 millions de dollars à compter de septembre 2022. Les juges ont déclaré être convaincus que les réparations accordées et les conditions de paiement étaient "dans la capacité de l'Ouganda". Aux yeux de Ferstman, la Cour aurait pu aller "beaucoup plus loin dans l'identification des principes sur la façon dont les réparations devraient être mises en œuvre. Cela aurait rendu le jugement beaucoup plus dynamique, important et ouvert sur l'avenir." La RDC a bien déclaré que toutes les réparations accordées seraient versées dans un fonds et distribuées équitablement aux personnes ayant souffert directement des actions de l'Ouganda. Mais l'Ouganda a déjà dit qu'il ne paierait pas, et le tribunal a décidé qu'il ne jouerait plus aucun rôle dans cette affaire.
Ferstman se demande donc si l'arrêt ne pourrait pas avoir un effet contraire en constituant une nouvelle pomme de discorde entre les deux parties : "Si l'on considère qu'un jugement de la CIJ doit contribuer à la résolution du conflit dans une région très fracturée, il pourrait finalement avoir l'effet inverse - si le jugement n'est pas exécuté." Moffett, lui, s'inquiète davantage du fait qu'une telle décision de justice n'aborde pas les questions plus importantes : "Vous avez la plus grande opération de maintien de la paix au monde [dans l'est de la RDC aujourd'hui], et pourtant vous avez toujours l'exploitation illégale des ressources, les enfants soldats, les violences sexuelles et les massacres."