Le béton mange tous les espaces autour de la capitale sénégalaise. Pour aller trouver ce violoniste peul, il faut prendre le TER flambant neuf partant du cœur de Dakar et descendre à son terminus, Diamniadio, la « deuxième » capitale en construction. A quelques minutes en taxi de la gare de verre respirant le ciment frais, Harouna Daouda Dia nous reçoit dans son village qui, dit-il, comptait quatre familles peules lorsqu’il y est né en 1960.
Le goudron n’y est pas venu mais le béton a déjà pris. Leurs squelettes gris enserrent les chèvres et des jeunes jouant au foot dans un nuage de poussière ocre. Dans la parcelle du musicien, des sacs vides de « ciment du Sahel » reposent dans l’angle du mur en parpaing auquel Harouna s’adosse pour recevoir ses visiteurs, dans un salon d’extérieur improvisé sur un tapis rouge. Harouna est un bambaado : un griot respecté dont la vie est consacrée à chanter lors des cérémonies, à conter l’histoire de son peuple et des rois peuls. Sa voix est celle du nianiérou, ou ritti, violon à une corde dont la table d’harmonie est en peau de varan.
L’entretien se déroule en pulaar, la langue peule parlée dans toute l’Afrique de l’Ouest et au-delà. C’est son neveu Issa, venu le voir avec des photographies d’instruments pris au Sénégal du temps de la colonisation, qui se charge de l’interprétation. Issa Dia travaille pour l’Ong Alter Natives, créée par des professionnels de la conservation qui cherchent à mettre en relation de jeunes Africains et Français « pour accompagner le retour du patrimoine africain ». C’est, explique Issa à son oncle en lui montrant une image, le conservateur de la Cité de la musique, à Paris, qui a voulu en savoir plus sur un instrument figurant dans ses collections, identifié comme un ritti pris en 1847 à Gandiol, près de l’embouchure du fleuve Sénégal. Celui qui a collecté l’objet est a priori hors de soupçon de vol, puisqu’il s’agit de Victor Schœlcher, homme politique français célèbre pour avoir milité pour l’abolition de l’esclavage.
La confusion de Schœlcher
Mais Harouna fait la grimace. « Le violon peul n’est jamais comme ça, dit-il. C’est quelqu’un qui a fabriqué une sorte de violon, pour le montrer. Ce n’est pas une peau de varan, c’est une peau de chèvre… » Le maître du ritti boit son thé, se racle la gorge, tandis que son neveu installe sur pied un appareil photo pour une captation destinée à la Cité de la musique. La première réaction passée, intégrant qu’il s’agit d’un objet du XIXe siècle, le musicien apporte une précision : « Dans ce cas, dit Harouna, c’est un luth ou oud maure, car on voit qu’il peut y avoir quatre cordes. Il pouvait y avoir beaucoup de Maures dans la région à cette époque. On peut voir ça dans le désert en Mauritanie ou en Algérie, pas chez les Peuls. »
Une confusion fréquente, pour la directrice d’Alter Natives Emmanuelle Cadet, également présente à l’entretien. Schœlcher, comme nombre de collectionneurs d’objets africains, aura mal interprété ce qui lui a été dit. Et ainsi, durant 175 ans, l’objet a été présenté sous une fausse identité. « Ce n’est pas la première fois que l’on nous dit, en montrant ces objets, que les informations collectées ne sont pas les bonnes, dit-elle. Au musée du quai Branly [sur les arts premiers], il y a de quoi faire dans les collections. Le simple fait de montrer ces objets aux communautés dont ils sont issus, et c’est tout un pan du prétendu savoir de nos musées qui s’effondre. »
Le musicien peul feuillette un portfolio d’instruments de musique, apporté par Issa et Emmanuelle. On le questionne sur la nécessité de restituer ces objets. Oui, pour ce gardien des traditions, « il est important que ça revienne ici pour que les descendants sachent comment leurs ancêtres fabriquaient les instruments ». Harouna sort alors de son portefeuille une photo : celle de son arrière-grand-père, explique-t-il, un chef peul ayant combattu les troupes françaises de Louis Faidherbe, dans les années 1850, aux côtés du célèbre chef de guerre El Hadj Oumar Tall. C’est un sabre attribué à ce dernier qui a fait l’objet de la seule et unique restitution accordée à ce jour au Sénégal par la France, en novembre 2019. « Le sabre est rentré au Sénégal, c’est bien, mais si l’on fouille dans les affaires de Faidherbe on trouvera aussi les affaires de mon arrière-grand-père », affirme Harouna.
Loin des sociétés concernées
Ce sont en effet des dizaines de milliers d’objets, entreposés dans des musées français et européens, qui sont issus de vols et prises de guerre, selon le rapport des universitaires sénégalais Felwine Sarr et français Bénédicte Savoy, commandité par le président Emmanuel Macron et publié fin 2018. Pour autant, à part le sabre rendu au Sénégal et vingt-six pièces royales remises au Bénin, le mouvement annoncé en 2017 par Macron dans son discours choc de Ouagadougou – où il s’était engagé à organiser « d’ici à 5 ans des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine culturel africain en Afrique » – tarde à se concrétiser. Certes une commission spéciale a été créée au Sénégal, des « recherches de provenance » sont lancées au musée parisien du Quai Branly qui contient à lui seul 70 000 pièces venues d’Afrique, mais les affaires de l’arrière-grand-père d’Harouna ne sont pas prêtes de lui être restituées. Et, sur place au Sénégal, des voix s’élèvent pour dénoncer l’absence de consultation des populations.
Massamba Gueye, conteur, enseignant et chercheur, nous reçoit dans une banlieue populaire de Dakar, à la Maison de l’oralité et du patrimoine Kër Leyti, qu’il a fondée. Une résidence d’artistes et un lieu d’éducation pour les jeunes du quartier. En matière de restitutions, presque rien n’a été fait et des erreurs ont déjà été commises, selon lui. Car le retour des objets peut être « plus vexant que leur départ ». « Nous ramener l’épée sans un discours valorisant, c’est nous dire que El Hadj Oumar a perdu son épée sur un champ de bataille. Surtout qu’à côté, dans le musée [Musée des civilisations noires de Dakar où le sabre est exposé], on pose ses chaussures, qui étaient restées. Chez nous, perdre ses chaussures sur un champ de bataille, ça veut dire fuir. »
Gueye défend la prise en compte de la part immatérielle du patrimoine dont le continent africain a été privé. « Non seulement l’humiliation est loin d’être pansée mais la restitution est loin d’être pensée », résume celui qui est, par ailleurs, conseiller à la culture et au patrimoine du président du Sénégal. En Afrique, ce sont des intellectuels qui se lèvent et qui portent le discours des restitutions, « mais ces intellectuels ne représentent pas les communautés ». « Il n’y a pas une seule action qui est posée pour aller vers les communautés détentrices et leur demander : que voulez- vous que l’on fasse de ce qu’on vous a pris ? Au Sénégal il n’y a pas ça. Je voyage beaucoup, je ne suis pas au courant que cela existe au Bénin, en Côte d’Ivoire… nulle part. »
Un manque de concertation généralisé au continent africain, nous confirme Fatima Fall, directrice à Saint-Louis du Centre de recherches et de documentation du Sénégal et présidente du Conseil international des musées pour le Sénégal. « Nous l’avons pourtant bien fait au Sénégal : pour l’inscription du thiébou dieun, le plat national sénégalais, au patrimoine culturel immatériel de l’humanité, les Sénégalais ont été consultés et c’est passé comme une lettre à la poste », s’exclame-t-elle. « Il faut faire l’inventaire, visiter les collections en Europe, et c’est en partie le rôle des universitaires et des experts de la Commission spéciale créée au Sénégal, ajoute celle qui en est membre, mais ce n’est pas nous qui pouvons donner du sens à ces objets, véritablement. Il faut aller vers les gens. »
« Il y a deux choses importantes à faire, estime Gueye. Ramener les objets symboliquement avec des excuses, c’est une question de fierté. Mais concomitamment, c’est un travail de fouille sur le terrain qu’il faut effectuer ici pour que, quand ces choses vont arriver, elles fassent sens. Ça ne servira à rien de ramener des objets que l’on ne saura pas interpréter parce que ceux qui possèdent le savoir ont disparu. Le peuple n’est pas informé du débat. On ne leur a même pas demandé s’ils veulent que ça revienne. Mais ça doit revenir. »