"Mon message à la Russie est le suivant : réglons nos différends comme des nations civilisées. Déposez vos armes et présentez vos preuves", déclare le représentant de l'Ukraine, Anton Korynevych, devant la Cour internationale de justice (CIJ), lundi à La Haye. Juste à côté de lui, la table de la Fédération de Russie est vide. Par l'intermédiaire de son ambassadeur aux Pays-Bas, la Russie a fait savoir à la Cour, ce week-end, qu'elle a "décidé de ne pas participer à la procédure orale".
L'Ukraine est confrontée à une invasion armée de la Russie depuis le 24 février. Deux jours après l'attaque, elle a déposé une requête devant la plus haute juridiction des Nations unies, affirmant que Moscou avait violé la convention des Nations unies de 1948 sur le génocide lorsqu'elle a utilisé le faux prétexte d’un génocide pour envahir son pays voisin. "La Russie a réduit la Convention sur le génocide à des confettis", déclare l'un des avocats de l'Ukraine, Jean-Marc Thouvenin, lors de l'audience de lundi.
Selon les experts juridiques, l'Ukraine a adopté une approche innovante en utilisant la Convention sur le génocide pour demander à la CIJ d'intervenir. Bien que le crime d'agression soit interdit par la Charte des Nations unies, ni la Russie ni l'Ukraine n'ont signé de déclaration donnant compétence à la Cour, ce qui a obligé l'Ukraine à trouver une autre voie pour saisir le tribunal de La Haye. La Convention, créée en réponse aux horreurs de l'Holocauste, interdit le génocide et a été signée par 152 pays, dont la Russie et l'Ukraine. Selon l'équipe juridique ukrainienne, la Russie a violé le traité lorsque le président Vladimir Poutine a prétendu que l'invasion russe visait à empêcher l'Ukraine de commettre un génocide. Selon Moscou, le gouvernement de Kiev cible les russophones dans l'est de l'Ukraine depuis 2014. (Les deux parties ont déjà une affaire en cours devant la CIJ sur les incursions de la Russie dans cette région.)
Dans cette audience d'urgence devant la CIJ, l'Ukraine demande à la cour d'émettre plusieurs mesures provisoires, notamment d'ordonner à la Russie de cesser son invasion, d'éviter toute action susceptible d'aggraver le conflit et de fournir des mises à jour régulières à la cour sur ses actions en ce sens. Au lieu de cela, la Russie a snobé cette audience d'urgence.
Réfuter l'allégation de génocide de la Russie
L'idée selon laquelle Kiev commettrait un génocide dans l'est de l'Ukraine est absurde, affirment ses avocats, qui ont rappelé que les enquêtes menées par les Nations unies et la Cour pénale internationale (CPI) n'ont trouvé aucune preuve de telles atrocités. "Ce serait un euphémisme de dire que la Russie n'a fourni aucune preuve de génocide au cours de ce conflit", déclare un autre membre de l'équipe juridique de l'Ukraine, David Zionts, lors de sa présentation orale.
L'Ukraine a accueilli favorablement l'enquête de la CPI, annoncée par le procureur de la CPI le 28 février. Kiev a signé une déclaration spéciale pour donner compétence à cette cour en 2014, une étape nécessaire car l'Ukraine n'est pas partie au Statut de Rome de 1998 qui fonde cette autre cour. "L'Ukraine ne visait pas les civils", précise l'avocat Marney Cheek lors de l'audience devant la CIJ, arguant qu'il était impossible qu'une enquête de la CPI n’ait pas remarqué un génocide en cours.
"Nous sommes engagés dans une guerre juridique, la Russie est engagée dans une guerre", déclare Korynevych aux médias. À ses côtés, l'autre représentante officielle de l'Ukraine – appelé "agent" dans le jargon judiciaire – Oksana Zolotaryova, directrice du département du droit international au ministère ukrainien des Affaires étrangères. Elle représente l'Ukraine dans les batailles juridiques en cours avec la Russie devant la Cour. Le pays a également déposé une plainte auprès de la Cour européenne des droits de l'homme, qui a pris des mesures provisoires, la semaine dernière, demandant à la Russie de "s'abstenir d'attaques militaires contre des civils et des biens civils".
Dans sa déclaration finale devant la CIJ, Zolotaryova a mis l'accent sur l'impact réel et tangible de la guerre sur son pays. "Ma ville natale de Kharkiv a souffert pendant des jours de bombardements aveugles, mais elle résiste héroïquement. Les églises sont en ruine, les hôpitaux sont en ruine, les universités sont en ruine, les infrastructures civiles y sont ruinées. Rien de tout cela ne peut être considéré comme des cibles militaires légitimes." Le 8 mars au matin, une équipe de reportage d'Al Jazeera est entrée dans Kharkiv - la deuxième plus grande ville d'Ukraine - et a décrit la ville comme "absolument dévastée".
Une victoire symbolique
Comme l'Ukraine le sait, il est peu probable que la Russie écoute la moindre mesure émise par le tribunal. Elle n'a pas cédé à celles émises par la CEDH. Mais Korynevych ne se décourage pas. "Ils doivent écouter la Cour en vertu du droit international", dit-il aux journalistes après l'audience, alors que toute l'équipe juridique de l'Ukraine se rassemble dans le froid sur les marches du Palais de la Paix pour répondre aux questions des journalistes. C'est la première fois que la Cour autorise une telle conférence de presse depuis plus de deux ans, en raison de la pandémie de Covid-19 en cours. Pendant qu'ils parlent, les délégués de l'Ukraine peuvent entendre quelques dizaines de manifestants enveloppés dans des drapeaux ukrainiens et qui scandent : "Non à Poutine, non à la guerre".
La cour dit qu'elle annoncera sa décision sur les mesures préliminaires "en temps voulu." En décembre 2019, la CIJ avait convoqué une telle audience préliminaire dans une affaire où le Myanmar est accusé de génocide par la Gambie, au nom de l'Organisation des États islamiques. Il avait fallu environ cinq semaines avant que la cour ne rende une décision. En exhortant la cour à agir rapidement, Zolotaryova a rappelé aux juges ce qui est en jeu si l'invasion russe se poursuit. "Nous ne connaissons pas encore le nombre réel d'Ukrainiens que la Russie a tués au cours des onze derniers jours. Nous ne pouvons que deviner combien d'autres seront tués dans les onze prochains jours si cette agression insensée ne cesse pas."