Comment ne pas être encore surpris ? On a beau avoir lu des livres, regardé des films, la surprise demeure lorsque l’on est physiquement sur place. La beauté sereine de Weimar, les magnifiques parcs, la célèbre bibliothèque vert rococo de la fin du 17ème siècle, tout ici respire le calme et la sérénité sous les figures tutélaires de Goethe et de Schiller, dont les statues ornent la place principale. On en viendrait à s’assoupir, à se dire que c’est une petite cité tranquille restée à l’écart des grands mouvement historiques, à oublier que c’est ici qu’est née la démocratie allemande en 1919 après la Première guerre mondiale, ainsi que celle du mouvement artistique du Bauhaus, qui marqua l’architecture et le design dans le monde entier. On en viendrait surtout à oublier le nazisme, à oublier combien Hitler aimait l’hôtel Elephant et comment, dès 1933, il ouvrit le camp de concentration de Buchenwald à quatre kilomètres d’ici, en direction de la ville d’Erfurt, une vingtaine de kilomètres plus loin.
Justement, à Erfurt, une autre surprise, encore plus vertigineuse attend le visiteur. Il tombe sur un bâtiment grisâtre de trois étages où est inscrit sur la façade « Toujours ravi d’être à votre service ». Une formule de politesse qu’utilisait la société Topf et Fils (Topf und Söhne). Créée à la fin du 19ème siècle, Topf et Fils était devenue dans l’entre-deux guerres, le leader mondial de l’incinération. Avec le nazisme, la société devient l’un des maillons indispensables dans l’extermination industrielle d’êtres humains. Pourtant, à quelques rares exceptions près, l’impunité prévaudra pour les industriels qui participèrent à la Solution finale.
Le seul musée sur le rôle des industriels dans l’Holocauste
En 1942, les SS sont confrontés à des problèmes techniques à Auschwitz et dans les autres camps d’extermination. Des « problèmes techniques » qui glacent le sang : l’exécution et l’élimination de milliers de cadavres doivent se dérouler sans interruption, à bon marché, en économisant le combustible. Mais comment faire ? C’est alors que la société Topf une Söhne, déjà active au camp de Buchenwald, se propose pour mettre au point des fours et une technique d’aération pour incinérer hommes, femmes et enfants qui viennent d’être assassinés dans les chambres à gaz. La société fournit en outre des fours mobiles aux SS…
Rüdiger Bender est historien. Il préside le groupe de soutien qui a transformé le bâtiment de Topf et Fils en musée, en 2011, imposant la nécessité d’assumer le passé contre tous ceux qui ne voulaient pas « noircir » la réputation de la ville. Un musée exceptionnel, car il est le seul d’Allemagne à témoigner du rôle crucial de l’industrie et l’économie privée dans le génocide perpétré par les nazis.
Après s’être plongé dans les archives de Topf et Fils, Bender avoue qu’il reste interloqué devant des patrons, des ingénieurs et des techniciens qui n’étaient ni ouvertement antisémites, ni idéologiquement nazis, mais qui ont été volontairement les indispensables collaborateurs d’une politique d’extermination. « Les archives montrent une dramatique normalité », dit-il. « Les deux frères Topf avaient des amis juifs, même s’ils ont rejoint en 1933 le parti nazi. Ils ont même protégé leur comptable d’origine juive en dépit des risques. Ils ont engagé des sociaux-démocrates, des communistes, des syndicalistes. Certains de leurs employés avaient été emprisonnés un temps à Buchenwald par les nazis. Et pourtant, les frères Topf ont été les techniciens de la Solution finale. »
Compétition entre ingénieurs
A écouter Bender, il reste un mystère sur les motivations de la société Topf und Söhne. Tenant son chapeau de feutre à la main, il fait les questions et les réponses lui-même, comme s’il s’interrogeait encore : « L’argent ? Non, les SS étaient notoirement mauvais payeurs et le travail dans les camps ne représentait que 2% de leur chiffre d’affaires. L’idéologie ? Non, les Topf n’ont jamais été vraiment nazis. » En fouillant les archives, Bender pense avoir peut-être trouvé une piste, aussi aberrante soit-elle : la compétition pour l’excellence entre deux ingénieurs qui se détestaient cordialement, Kurt Prüfer et Fritz Sander, chacun s’acharnant à démontrer sa supériorité sur l’autre.
« Sander a même travaillé durant ses loisirs pour perfectionner le système de ventilation des chambres à gaz. Son idée était d’utiliser les cadavres comme combustible, mais les SS n’étaient pas intéressés, car ils étaient déjà satisfaits », explique Bender. Prüfer, qui avait finalisé le système des fours et de l’aération des chambres à gaz, estimait que son savoir n’était pas suffisamment reconnu. Ses courriers attestent de ses demandes d’augmentation de salaire. Il menace même de démissionner avant d’obtenir partiellement satisfaction, soit une augmentation de 5.6 % de son salaire (24 Reichsmark) et un unique bonus pour la nouvelle conception des fours crématoires dans les camps de concentration, dont Auschwitz.
Cette apparente normalité se retrouve dans la trajectoire de l’un des techniciens, Heinrich Messing. Messing est communiste. Les nazis l’arrêtent en 1933. Prisonnier politique, il est enfermé pendant six mois au camp de Buchenwald. Libéré, il est embauché par Topf et Fils. En 1944, Messing se rend à Auschwitz. Les SS sont satisfaits de son travail : il a permis d’augmenter considérablement le rythme d’élimination des cadavres. Après-guerre, Messing est décoré pour antifascisme et son nom figure sur le monument aux victimes du nazisme...
Justice à l’Est et à l’Ouest
Lorsque le nazisme est finalement vaincu, une commission soviétique et polonaise établit une liste de cinquante personnes « directement responsables » pour les crimes commis à Auschwitz. Tous sont de hauts responsables SS à l’exception de l’ingénieur Prüfer. Prüfer et Sander sont arrêtés en 1946 par les Soviétiques. Ils sont interrogés à Berlin. Sander meurt peu de temps après. Prüfer et deux autres ingénieurs de Topf und Söhne sont jugés à Moscou, en février 1948. Prüfer nie avoir été au courant de la politique d’extermination jusqu’à sa visite de travail à Auschwitz en 1943. Il est condamné à 25 ans de prison et meurt en 1952. L’un des frères Topf, Ludwig, se suicide le 30 mai 1945, s’indignant dans sa lettre d’adieu que des poursuites aient été lancées contre lui... Ernest Wolfgang Topf est interrogé par les Américains, mais maintient que l’équipement qu’il a livré dans les camps de la mort est standard. Après deux ou trois semaines, il est relâché. Plus tard, il comparaît devant un tribunal civil allemand dans le cadre de la dénazification. Il n’est pas inquiété, car il n’a joué aucun rôle dans le parti nazi. Le procureur de Wiesbaden ouvre cependant une enquête pour « complicité de crime », liée au rôle de sa société dans la Solution finale. Mais en 1951, l’enquête est abandonnée.
Lors des procès de Nuremberg, trois sociétés ont été poursuivies par les tribunaux militaires interalliés, dont les responsables de IG Farben qui a fourni le gaz Zyklon B, ainsi que les sociétés Frick et Krupp. Une vingtaine de responsables de IG Farben ont été accusés de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et d’utilisation d’une main d’œuvre forcée. Les peines infligées furent dérisoires. La plus lourde peine s’est montée à huit ans de prison. La plupart des accusés ont été acquittés ou condamnés à des peines très légères. Les procès de Nuremberg auraient dû se poursuivre pour viser des industriels qui furent indispensables aux crimes du nazisme. Mais guerre froide oblige, l’heure n’était plus à la justice, mais à l’affrontement entre l’Est et l’Ouest.
PIERRE HAZAN
Pierre Hazan, fondateur du site Justice Info, est Fellow à la Fondation Robert-Bosch, à Berlin.