Fatou Bensouda l’avait promis, Karim Khan l’a fait. Avant de partir, l’ancienne procureure de la Cour pénale internationale (CPI) avait indiqué qu’elle rendrait ses conclusions sur l’enquête qu’elle avait ouverte en 2016 sur la guerre russo-géorgienne de 2008. L’objectif symbolique pour Bensouda était de montrer aux Africains qu’ils n’étaient pas les seuls visés. Elle ne l’a pas fait, et c’est son successeur qui s’en est chargé, le 10 mars, avec en tête un autre objectif symbolique dans le contexte de la guerre en Ukraine : montrer au monde que la CPI ne reste pas inactive face aux violations du droit international perpétrées par la Russie.
Via la Géorgie, Khan veut montrer que son bureau ne craint pas de viser ceux qui exécutent les ordres du président russe Vladimir Poutine – en attendant de pouvoir afficher les résultats de l’enquête ouverte en urgence en Ukraine, le 2 mars. Soit huit ans après la saisine de la CPI depuis le début du conflit à l’Est du pays, en Crimée et dans la région du Donbass, en 2014. C’est ainsi que le 10 mars, en demandant l’émission de mandats d’arrêt visant trois ex-responsables séparatistes d’Ossétie du Sud, territoire du nord de la Géorgie annexé de facto par Moscou en 2008 – le procureur souligne que son « bureau a conclu à l'existence d’un mode d’action similaire au cours de son examen préliminaire de la situation en Ukraine ».
Trois Sud-Ossètes et un général russe (décédé)
Ainsi la Géorgie est un ‘proxy’, un intermédiaire, permettant à la CPI de réagir à la situation en Ukraine. Tout comme les trois suspects sud-ossètes qu’elle vise étaient des ‘proxys’ dans la guerre de cinq jours qui a opposé Tbilissi à Moscou, entrainant la mort de 850 personnes et le déplacement forcé de près de 30.000 Géorgiens. Les trois hommes accusés de « crimes de guerre » – Mikhail Mindzayev, Gamlet Guchmazov et David Sanakoev – y occupaient respectivement les fonctions de ministre de l’Intérieur, de directeur d’un centre de détention et d’ombudsman. Un quatrième suspect, officier russe à la tête des troupes d’occupation, le général Vyacheslav Borisov, est cité dans la requête du procureur. Un homme clé, mais décédé.
« Le gouvernement de l'Ossétie du Sud était d’un genre particulier, il était dit indépendant mais seuls des Russes occupaient les postes clés du gouvernement », décrit sous condition d’anonymat un ancien haut fonctionnaire géorgien, analyste à la Sécurité intérieure, en poste durant la guerre et les négociations de paix qui l’ont suivie. « Le Premier ministre venait de Sibérie. Le ministre de la Défense venait de Biélorussie. Mindzayev était originaire d'Ossétie du Nord [membre de la Fédération de Russie]. C'était un gouvernement fantoche classique qui représentait la Russie plutôt que la population locale. Le président de la République de facto s'est enfui quand la guerre a commencé, et tous les fonctionnaires du gouvernement étaient sous le commandement des forces russes. Borisov occupait une place centrale. Bien qu'il prétendrait n’être responsable que des forces aériennes, il était également le commandant des forces terrestres. » D’autres sources décrivent l’ancien général russe comme un « gouverneur de facto » dans les premiers temps de l’occupation de l’Ossétie du Sud.
Ce même témoin privilégié décrit la mécanique de l’invasion : les forces armées russes venaient en première ligne, puis des supplétifs ‘volontaires’ – composés, entre autres, de Tchétchènes, de Kazakhs ou d’Ossètes mobilisés deux ou trois mois plus tôt – s’occupaient du sale boulot, du « nettoyage ethnique ». Selon l’ancien haut-fonctionnaire géorgien, Mindzayev et Guchmazov ont à la fois supervisé et participé personnellement à ce « travail » – notamment dans un centre de détention provisoire de la capitale sud-ossète Tskhinvali – et sont potentiellement identifiables par des victimes directes. Sanakoev, de son côté, aurait organisé des prises d’otages contre rançons. La requête du procureur Khan porte en effet sur des actes de détention illégale, des mauvais traitements, des prises d’otages et sur « le transfert illégal ultérieur de civils géorgiens dans le contexte d’une occupation par la Fédération de Russie », constitutifs de crimes de guerre.
La CPI, « outil obéissant de l’Occident »
Moscou, via sa porte-parole au ministère des Affaires étrangères Maria Zakharova, a réagi vivement à la demande de mandats d’arrêts contre des citoyens d’Ossétie du Sud, « qui sont également des citoyens de Russie ». Une demande qu’elle ne manque pas de situer dans le contexte de l’ouverture de l’enquête de la CPI sur la situation en Ukraine. « Bien sûr, écrit-elle, il y a une raison derrière les décisions du procureur. Il a décidé de contribuer à l'hystérie anti-russe qui fait rage aux États-Unis, dans l'Union européenne et dans les organes qu'ils contrôlent. Le moment choisi pour émettre les mandats d'arrêt et le choix des parties accusées ont montré clairement que la CPI a toujours été et reste un outil obéissant de l'Occident. »
A Tbilissi, le ministère de la Justice s’est pour sa part félicité d’avoir emporté « une nouvelle victoire » contre la Russie - après celle emportée l’an passé devant la Cour de Strasbourg.
Cependant, dans cette Géorgie dont le pouls bat plus que partout ailleurs au rythme des bombes qui tombent en Ukraine, les réactions de la société civile à l’annonce de la CPI restent sceptiques, quand elles ne sont pas proches de l’encéphalogramme plat. « C'est bien sûr une bonne chose, admet Nino Tsagareishvili, co-directrice du Centre des droits de l'homme de Tbilissi, mais c'est définitivement frustrant que les choses prennent autant de temps. C'est une justice défaillante. La justice n'est pas au rendez-vous pour les personnes qui ont attendu et qui, pour certaines, sont décédées. » Le Fonds de la CPI au profit des victimes, déplore-t-elle, a mis plus d’une année à sélectionner ses partenaires. Une décision finale est attendue dans les prochaines semaines. Alors seulement, le programme pourra démarrer. « C'est vraiment important, car c'est l'un des rares moyens pour la CPI d'apporter une forme de soulagement aux victimes », dit Tsagareishvili.
« Mieux vaut tard que jamais »
« Mieux vaut tard que jamais pour les milliers de Géorgiens victimes de nettoyage ethnique », estime aussi Paata Gaprindashvili, directeur du think tank Grass et ancien diplomate ayant participé aux réunions du mécanisme de paix d’après-guerre. « Mais l'enquête doit se poursuivre pour atteindre les plus hauts responsables, y compris en Russie. Les autorités géorgiennes l'ont accueilli favorablement, et ont promis un soutien à la CPI. Mais cet accueil est embourbé dans la polarisation politique. Ce gouvernement est soutenu par Bidzina Ivanishvili [oligarque ayant bâti sa fortune en Russie], et sa politique est de ne pas provoquer la Russie, de ne pas l'irriter. » Cela l’a conduit à des “dérapages”, dit-il, dont le plus récent est son incapacité à afficher officiellement sa solidarité avec l’Ukraine.
« 14 ans après la guerre, trois mandats d'arrêt demandés contre des Sud-Ossètes, ce n'est pas un bon résultat », renchérit Mariam Jishkariani, présidente de l’ONG RCT Empathy, qui représente devant la CPI soixante victimes et témoins potentiels. « Si l'enquête avait été plus efficace, elle aurait pu être dans une certaine mesure préventive pour l'Ukraine », dit-elle. Les trois hommes sont protégés par la Fédération de Russie. « Les crimes de guerre n'ont pas pu être perpétrés sur les ordres de ces seuls responsables. Ils ne représentent rien, et cela signifie que Poutine a le feu vert pour commettre d'autres crimes de guerre et c'est ce qui se passe maintenant », tempête Jishkariani. Pour elle, la similarité entre la Géorgie et l’Ukraine, concerne aussi la façon dont la CPI tarde à parvenir à des résultats. Elle non plus « ne comprend pas pourquoi la CPI a besoin de tant de temps ».
Dans une lettre ouverte au procureur Khan en date du 28 mars, la coalition des Ongs géorgiennes pour la CPI lui demande instamment « d'enquêter sur la responsabilité des dirigeants politiques et militaires de la Fédération de Russie ». La lettre soulève un autre point étrange : l’absence de charges pour crimes contre l’humanité dans sa requête. Certes, le procureur vise le « transfert illégal » des Géorgiens d’Ossétie du Sud comme crime de guerre. Mais pas le crime plus large de « déportation ou transfert forcé de population », qui relève du crime contre l’humanité, retenu par Bensouda lors de l’examen préliminaire. La dimension ethnique du crime, en particulier, n’est pas incluse dans le crime de guerre. « Les autorités géorgiennes et de nombreuses organisations internationales ont publié des rapports décrivant le nettoyage ethnique de la population géorgienne dans la région de Tskhinvali et d'autres actes directement liées non seulement à la commission de crimes de guerre, mais aussi de crimes contre l'humanité de manière continue », s’étonnent les Ongs.
« Nous, coalition, pensons que le procureur devrait considérer les niveaux de responsabilité plus élevés dans les forces russes », explique Tamar Oniani, de l’Association des jeunes avocats géorgiens Gyla, tête de file de la coalition. “Il ne s'agit pas seulement d'un problème entre les Géorgiens et les séparatistes", ajoute-t-elle.
« Natsi » contre « Kotsi »
Sur l’avenue Shota Rustaveli, les « Champs-Élysées » de Tbilissi, des portraits de combattants géorgiens morts en Ukraine sont posés contre une statue à la mémoire de manifestants tués lors de l’indépendance de la Géorgie, en 1989. En dépit du gouvernement, qui interdit aux volontaires d’aller en Ukraine, de nombreux Géorgiens y sont partis, qui pour prendre les armes aux côtés des ukrainiens, qui pour travailler avec le gouvernement ou pour porter assistance aux réfugiés. Les manifestations de solidarité s’expriment à tous les coins de rues. Drapeaux jaunes et bleus flottent sur les balcons, aux devantures des boutiques et aux revers des manteaux. Le Tbilissi branché s’arrache un masque anti-Covid aux couleurs de la Géorgie ET de l’Ukraine, qu’une boutique du quartier chic de Vaque a eu le génie de fabriquer.
Le fossé entre une opposition pro-occidentale et un gouvernement pro-russe se creuse. Certains partisans de l’ancien président Mikhael Saakachvili – se référant ironiquement à la dialectique « dénazificatrice » de Poutine – rappellent qu’on les surnomme ici aussi les « Natsi », forme raccourcie de Ertiani Natsionaluri Modzraoba (Mouvement national uni). L’autre camp est celui des « Kotsi »,dérivé de Kartuliy Otsneba (Rêve géorgien, parti fondé en 2012 par le milliardaire Ivanishvili). Les Natsi soupçonnent les Kotsi d’avoir voulu obtenir de la CPI un mandat d’arrêt contre Saakachvili, que les Kotsi accusent d’avoir déclenché la guerre de 2008. Les Natsi sont donc soulagés, le pire a été évité : La Haye ne vise, à ce jour, aucun Géorgien. Mais les Kotsi ont obtenu leur « revanche politique » - selon les termes d’Amnesty International – par un autre moyen : en emprisonnant Saakachvili lors de son premier retour au pays, le 1er octobre 2021, et en le soumettant à une série de procès. L’exilé s’est jeté dans la gueule du loup. Citoyen de l’Ukraine, il y dirigeait depuis 2020 le Conseil national des réformes. Depuis, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a demandé, en vain, que la bête noire caucasienne de Poutine puisse rentrer à Kyiv.
« Les organisations internationales ne peuvent pas comprendre »
David Beritashvili est un Natsi convaincu. Biologiste de formation, il a vécu quarante ans en Russie avant de rentrer en Géorgie, appelé par Saakachvili comme conseiller présidentiel. Ce scientifique a méticuleusement documenté, en collaboration avec l’Ong Grass et d’autres, le déplacement forcé des Géorgiens d’Ossétie du Sud. Comparant les images satellite avant et après 2008 et demandant aux réfugiés d’identifier leurs maisons, il a coordonné la constitution d’une base de données, qu’il a communiquée aux enquêteurs de la CPI en 2018. Ces données ont permis d’associer les noms de 16.273 personnes déplacées à 5.023 maisons détruites. Ce travail de fourmi est accessible en ligne sur Google Earth.
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Beritashvili se dit « très déçu » par la CPI. Les personnes visées sont de trop bas niveau pour représenter la réalité de cette guerre hybride, dit-il. « Les gens de la CPI disent qu’ils continuent le travail mais on ne les voit pas travailler ici en Géorgie. Depuis 2018, ils m’ont appelé une fois pour prendre de mes nouvelles durant la période du Covid, et puis là, la semaine dernière pour m’annoncer la nouvelle. Ils disent que ce n’est que le début et, en même temps, qu’ils n’ont que trois personnes qui travaillent sur le dossier Géorgien. Je ne sais pas. Que font-ils ? Quelle est leur raison d’être ? », s’interroge le vieil homme en passant en revue ses archives électroniques dans son appartement de Tbilissi.
Les chances d’arrestation des trois suspects et de procès devant la CPI sont maigres, voire nulles. « A moins qu'il y ait un changement d'administration, il n'y a aucune chance que la Russie les donne », constate Nika Jeiranashvili, directeur de l’ONG Justice International. Jishkariani, pour sa part, estime que le fait de ne pas être remonté aux niveaux plus élevés de responsabilité en Géorgie, « n’adresse pas un message fort pour l’Ukraine ». « C'est une sorte de problème général, comme si les organisations internationales ne pouvaient pas comprendre ce qui se passe. Les Nations unies ne fonctionnent pas. L'Otan ne peut pas contenir la Russie. Et l'Union européenne n'a aucune mesure efficace pour arrêter l'agression de la Russie. Il est peut-être temps de procéder à des changements dans les institutions internationales. »