Ce 29 avril, au dernier jour du délai qu’ils s’étaient donné pour rendre leur jugement, les quatre juges du tribunal de Tempere, en Finlande, ont prononcé à l’unanimité l’acquittement de Gibril Massaquoi, un ancien commandant rebelle sierra léonais, poursuivi pour des crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis au Liberia entre 1999 et 2003. Depuis la remise en liberté de Massaquoi, le 16 février, cette issue était attendue, même si la Cour a évité jusqu’au bout de montrer la moindre indication sur son analyse du dossier. Selon des sources ayant eu un accès direct au jugement de 850 pages rédigé en finnois et selon une traduction sur Internet de ses conclusions initiales, les juges ont rejeté toutes les charges et estimé qu'il existait un "doute raisonnable" sur le fait que Massaquoi soit la personne identifiée par les témoins sur la scène du crime.
Il n’y a pas de version anglaise du jugement, ni de résumé – cela a été jugé trop coûteux. Le détail des conclusions et analyses de la Cour est donc difficile à appréhender tout de suite pour les observateurs ne lisant pas le finnois. Mais certaines questions posées par ce procès hors-normes peuvent déjà être retenues.
Une justice à la fois proche et lointaine des réalités
En multipliant les enquêtes sur le terrain et en déplaçant toute la cour au Liberia à deux reprises, pendant environ trois mois, ainsi qu’en Sierra Leone pendant un mois, la justice finlandaise semblait s’être donné des moyens inédits pour rendre à la fois ce procès plus pertinent pour les victimes – et la société libérienne en particulier – et se familiariser avec les réalités de la sous-région. Ce faisant, le modèle finlandais a assurément rendu les choses infiniment plus confortables pour les victimes et témoins, qui n’ont pas eu à se déplacer en Europe pour témoigner. Juges, procureurs et avocats ont également pu avoir une expérience directe des lieux. Mais ils ont renoncé à ouvrir ce procès à l’expertise nationale et régionale, aucune des parties n’ayant demandé la comparution de spécialistes libériens ou sierra léonais. Et ils ont échoué à ouvrir au public leurs audiences. Surtout, le service des enquêtes et le bureau du procureur ont été sourds aux multiples signaux d’alarme qui se sont allumés dès les premiers jours du procès sur les contradictions de la thèse de l’accusation.
L’expertise historique, la connaissance intime du contexte des événements, est toujours le talon d’Achille des tribunaux internationaux et des tribunaux nationaux pratiquant la compétence universelle. Les procès des Rwandais poursuivis pour le génocide des Tutsis, en 1994, tant devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda, créé par l’Onu, que devant les juridictions belge, française, canadienne ou autres, ont souvent éclairé cette difficulté. Mais jamais sans doute procès ne s’est autant écarté des recherches d’historiens, de faits connus et documentés. En ce sens, l’affaire Massaquoi a davantage accru le fossé de la distance géographique qui caractérise les tribunaux jugeant de faits lointains dont ils ne sont pas familiers, qu’il ne l’a comblé.
Graves doutes sur l’intégrité de l’enquête
De fait, les enquêteurs et le bureau du procureur ont assumé de s’émanciper radicalement de réalités historiques, politiques, voire judiciaires qui étaient de notoriété publique au sujet des acteurs de ces années 2001-2003, au Liberia et en Sierra Leone. Jusqu’à finalement avancer, en plein procès, une thèse extravagante selon laquelle l’accusé aurait quitté sa résidence protégée par l’Onu à Freetown, en juillet ou août 2003, pendant plusieurs jours, pour se rendre, en pleine saison des pluies, à Monrovia pour combattre et commettre des tueries aux côtés du président libérien Charles Taylor, et notamment de son adjoint clé, Benjamin Yeaten, alors même qu’il les avait trahis devant la justice internationale, puis de revenir à Freetown sans que personne ne s’aperçoive de l’exploit.
Sur ce point, l’acquittement de Massaquoi sauve de l’embarras la justice finlandaise vis-à-vis des historiens. Mais ce procès aura mis profondément en question le fonctionnement de ses services d’enquête et l’influence du chef enquêteur, Thomas Elfgren, à la fois avant le procès et pendant toute sa durée, où il est demeuré une sorte de maître d’œuvre omniprésent de l’organisation logistique des audiences, de l’accès aux témoins et de la relation avec les médias.
Récits de témoins formatés, dates fluctuantes et cherchant à être compatibles avec l’alibi de l’accusé ou, au contraire, avec les violences reprochées, notamment à Monrovia, mystère de l’apparition du surnom de « l’ange Gabriel » dont Massaquoi se serait affublé mais dont personne n’avait entendu parler avant ce procès : dès les premiers témoignages à la cour, les obstacles et les doutes sont apparus quant aux accusations portées contre Massaquoi et, plus gravement, sur l’intégrité de l’enquête. Avec une réalité cruelle : il n’y a aucun doute sur les crimes commis dans la province du Lofa, en 2001, dont les victimes ont témoigné à l’audience et qui avaient été documentées dès l’époque notamment par l’organisation Human Rights Watch ; il n’y a aucun doute également sur les atrocités commises entre juin et août 2003 au centre-ville de la capitale libérienne, alors que les rebelles allaient renverser le pouvoir de Taylor. Sauf que les témoins se sont trompés, ou ont été trompés, sur la présence et la responsabilité de Massaquoi, alias « Ange Gabriel », dans ces événements.
Quel impact sur les autres dossiers libériens ?
Deux organisations – l’ONG suisse Civitas Maxima et son partenaire libérien, le Global Justice Research Project (GJRP) – tiennent à bout de bras, depuis dix ans, l’espoir de justice pour les crimes commis au Liberia pendant les deux guerres civiles entre 1990 et 2003. Ils sont les seuls acteurs à s’être mobilisés activement pour que les chefs de guerre libériens ne continuent pas de bénéficier d’une impunité totale depuis vingt ans. Leurs enquêtes sont centrales dans les poursuites engagées aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, en Belgique, en France et en Suisse contre des commandants notoires de ces années noires. Elles sont aussi à l’origine des poursuites contre Massaquoi en Finlande.
Dans le dossier Massaquoi, les enquêtes initiales de ces deux ONG ne concernaient que la région du Lofa, où la présence de l’accusé était plausible. C’est l’enquête finlandaise qui a élargi le dossier à des crimes à Monrovia, provoquant une surenchère et une fuite en avant qui allait décrédibiliser l’ensemble du dossier de l’accusation. Mais l’implication personnelle de Hassan Bility, directeur du GJRP, en tant que victime présumée de Massaquoi et témoin au procès, et le lien d’origine entre cette affaire et le travail de Civitas Maxima, risquent à l’évidence d’être utilisés par leurs virulents détracteurs pour s’opposer aux poursuites nationales et internationales contre les anciens bourreaux du Liberia.
Un chef de guerre transformé en victime
Cela risque d’être l’ultime paradoxe de cette affaire pénale : Massaquoi, qui a été accusé par beaucoup, y compris par une Commission vérité et réconciliation, de crimes commis en Sierra Leone pendant la guerre civile, devrait être indemnisé par la justice finlandaise, notamment pour ses deux années de détention, selon les standards de ce pays très soucieux des droits individuels. Interrogé à ce sujet en février dernier, son avocat Kaarle Gummerus n’a pas dévoilé le montant des dommages et intérêts qu’il demandera pour son client mais cela devrait se chiffrer en plusieurs centaines de milliers d’euros. Il est possible que cette demande soit suspendue à une procédure d’appel de la part du procureur. Cette indemnisation, prévue par la loi finlandaise, risque de rendre l’acquittement de l’ancien commandant rebelle plus amer encore pour les victimes des crimes commis tant au Liberia qu’en Sierra Leone.