"Dans le passé, il a parfois été très difficile de trouver un État prêt à trouver les ressources financières et humaines pour lancer une enquête sur des crimes de guerre. Aujourd'hui, avec l'Ukraine, nous avons une situation très différente. Il se peut en fait que nous ayons plus d'acteurs impliqués que nous ne pouvons en gérer", déclare Ladislav Hamran, président d'Eurojust, dans un briefing en ligne, le 30 mars.
L’avant-veille, Eurojust a annoncé la création d'une équipe commune d'enquête sur l'Ukraine. Demandée par la Lituanie, qui en est le chef de file, elle comprend l'Ukraine et la Pologne. Et depuis le 25 avril, elle compte un nouveau venu inhabituel : le bureau du procureur de la Cour pénale internationale (CPI).
Hamran souligne le fait que divers organismes et agences internationaux, dont la CPI, et une douzaine de procureurs nationaux enquêtent actuellement sur de possibles crimes de guerre en Ukraine, comme le montre cette carte réalisée par Justice Info. Le parquet ukrainien a déjà enregistré des milliers de cas, "avec un nombre élevé de suspects identifiés", selon la Commission européenne. Plus de 5 millions de personnes ont fui l’Ukraine vers d'autres pays et peuvent avoir été des témoins de ces crimes. C'est là qu'Eurojust peut aider, selon Hamran, en fournissant un cadre de coopération internationale ainsi qu'un soutien et une expertise.
Qu'est-ce qu'Eurojust ?
Eurojust, dont le siège est à La Haye, aux Pays-Bas, a été créé par l'Union européenne (UE) en 2002 pour promouvoir la coopération transfrontalière en matière de suivi des crimes internationaux les plus graves. Outre des États membres de l'UE, il compte 10 membres associés : des pays tiers (c'est-à-dire non membres de l'UE), dont les États-Unis, le Royaume-Uni, la Norvège, la Suisse et l'Ukraine, qui disposent tous de "procureurs de liaison" mandatés auprès d’Eurojust.
Par le passé, Eurojust s'est concentrée sur des crimes tels que le terrorisme international, le trafic de drogue et le blanchiment d'argent. Mais ces dernières années, les enquêtes sur les crimes de guerre ont également pris de l'importance. Selon le porte-parole d'Eurojust, Ton Van Lierop, il s'agit d'une "petite organisation" qui compte aujourd’hui quelque 200 employés et ne dispose pas de ses propres enquêteurs. Elle fournit un soutien logistique, des services de traduction et une expertise juridique aux équipes communes d'enquête créées sous ses auspices. En outre, elle abrite et soutient financièrement le secrétariat du réseau Genocide, un réseau européen de juristes spécialisés dans les crimes internationaux (soit le génocide, les crimes contre l'humanité et les crimes de guerre).
Le 25 avril, la Commission européenne a proposé de modifier le règlement d'Eurojust en lui donnant la possibilité légale de "collecter, préserver et partager des preuves sur les crimes de guerre". "En raison du conflit en cours, il est difficile de stocker et de préserver les preuves en toute sécurité en Ukraine", explique la Commission. "Pour garantir la justice sur des crimes commis en Ukraine, il est crucial d'assurer un stockage sûr des preuves en dehors de l'Ukraine ainsi que de soutenir les enquêtes et les poursuites menées par diverses autorités judiciaires européennes et internationales."
Cette proposition doit maintenant être soumise à l'approbation du Parlement européen et du Conseil, mais elle fait l'objet d'une procédure accélérée, selon Van Lierop.
"La bourse quotidienne des affaires judiciaires"
Van Lierop indique qu'Eurojust va "essayer de coordonner autant que possible" tous les acteurs qui recueillent des preuves. C'est important, dit-il, car les victimes et les témoins potentiels, y compris les réfugiés qui ont fui l'Ukraine, ne devraient pas être traumatisés à plusieurs reprises en devant témoigner plus d'une fois - un problème déjà sérieux, compte tenu du nombre d'ONG et de journalistes qui couvrent les allégations de crimes de guerre en Ukraine. L'harmonisation des méthodologies de collecte des preuves est également importante, déclare Van Lierop à Justice Info. En organisant des réunions régulières entre les délégués des États membres et des membres associés, Eurojust est le "lien qui les rassemble" dans le domaine de la justice pénale, dit-il. Stefan Blättler, le nouveau procureur général de la Suisse, explique à Justice Info qu'il considère les réunions de coordination d'Eurojust comme "la bourse quotidienne des affaires judiciaires".
Eric Emeraux, ancien chef de l'Office central français de lutte contre les crimes contre l'humanité, connaît bien Eurojust. Selon lui, la coordination se fait à deux niveaux. "Le premier niveau, c'est le réseau européen des unités chargées de la lutte contre les génocides qui est très important, qui est un réseau dans lequel on va trouver toutes les unités de crimes de guerre des États membres - les magistrats, les procureurs, les juges d’instruction, et bien sûr les États tiers comme la Suisse, le Canada, les États-Unis et d'autres États qui peuvent être invités."
Ce réseau se réunit deux fois par an à La Haye, généralement pendant trois à quatre jours, précise-t-il. Les réunions sont organisées en deux parties, la première étant "assez ouverte" aux ONG et aux autres acteurs de la lutte contre l'impunité. "Le deuxième temps est un temps fermé où on fait un échange avec les magistrats et les unités de police sur les crimes de guerre, sur nos propres dossiers."
Un autre instrument de coopération qui, selon lui, est encore plus utile, ce sont les "équipes communes d'enquête (ECE)", qu'Eurojust facilite. Emeraux a fait partie de l'une de ces premières équipes, entre la France et l'Allemagne sur la Syrie. Cela a abouti au premier procès d'un agent du régime de Bashar al-Assad et à sa condamnation à la prison à vie pour crimes contre l'humanité par un tribunal allemand, en 2022. Selon Emeraux, la coopération a été essentielle car le suspect se trouvait en Allemagne, et la France détenait les dossiers dits "César", qui ont fourni des preuves essentielles. Pour Van Lierop, ce fut un dossier phare pour Eurojust.
Qu'est-ce qu'une équipe commune d'enquête ?
"Une équipe commune d'enquête est l'un des outils les plus avancés utilisés dans le cadre de la coopération internationale en matière pénale, comprenant un accord juridique entre les autorités compétentes de deux ou plusieurs États dans le but de mener des enquêtes criminelles", indique le site Internet d'Eurojust. "Dans les enquêtes transfrontalières complexes et sensibles au facteur temps, la rapidité et l'efficacité sont essentielles", explique-t-on. "Cependant, dans de nombreux cas, les besoins opérationnels des autorités concernées ne sont pas entièrement satisfaits par les canaux traditionnels d'entraide judiciaire." Et c'est là que les ECE peuvent aider, en permettant une coopération et une communication directes entre les autorités impliquées dans une affaire. « Fournir un soutien opérationnel, juridique et financier aux ECE est une partie essentielle du travail d'Eurojust », décrit l'agence.
Emeraux trouve les ECE assurément utiles. "Je pense que c'est vraiment un outil très intéressant parce que cela facilite les échanges entre les pays et surtout les échanges de données judiciaires en temps réel", explique-t-il à Justice Info. "C'est un contrat qui est signé à Eurojust, dans le cadre d’Eurojust, parce que ce sont les magistrats de liaison qui, en fait, en déterminent les contours légaux." Ensuite, Eurojust peut apporter son expertise judiciaire et son soutien logistique, notamment en traduisant des masses d’éléments de preuves, ce que les États n'ont pas forcément envie de financer.
CPI : une participation à sens unique ou à double sens ?
"La situation en Ukraine, en particulier, exige une action collective de manière à obtenir des preuves pertinentes et, en fin de compte, à garantir leur utilisation effective dans le cadre des procédures pénales", a déclaré le procureur de la CPI, Karim Khan, en annonçant la participation de son bureau à l’ECE pour l'Ukraine. "En reconnaissance de cela, mon bureau franchit aujourd'hui une étape importante en rejoignant pour la première fois une ECE sous les auspices d'Eurojust."
Khan a également déclaré que "la participation de [son] bureau à cette ECE ne sera pas à sens unique. Nous ne souhaitons pas être uniquement les destinataires d'informations et de preuves. Nous voulons aussi être un partenaire efficace dans la conduite des procédures nationales relatives aux principaux crimes internationaux, conformément au principe de complémentarité. Dans cet esprit, mon bureau cherchera à identifier toutes les opportunités par lesquelles il peut fournir des informations et des preuves aux autorités nationales concernées pour soutenir leurs enquêtes et leurs poursuites."
En pratique, si la relation de travail entre les enquêtes nationales et la CPI devait être à "double sens", il s'agirait d'un changement significatif dans l'attitude et le positionnement de la cour internationale. Jusqu'à présent, la complémentarité a été largement à sens unique, la CPI invoquant souvent "la nature indépendante de [son] mandat" pour justifier qu’elle reçoive plus qu’elle ne donne.
Participation de l’Ukraine et indépendance des enquêtes
L'équipe commune d'enquête sur l'Ukraine compte désormais trois États, dont l'Ukraine elle-même, et le bureau du procureur de la CPI. Cela pourrait devenir sensible si, par exemple, la CPI devait trouver des preuves de crimes de guerre commis par des Ukrainiens. Interrogé à ce sujet, Van Lierop déclare que "les pays de la ECE et la CPI échangeront les preuves nécessaires aux enquêtes et travailleront en étroite collaboration. La CPI partagera les preuves sur une base discrétionnaire, mais n'est pas obligée de partager toutes les preuves."
Selon Emeraux, il pourrait être compliqué de gérer quatre membres. Ce qui a le mieux fonctionné, dans son expérience, c'est une ECE bilatérale avec deux membres, comme pour la Syrie. Mais il convient que "pour l'Ukraine, le sujet est tellement vaste qu’il va y avoir un grand besoin de coordination".