Un quatrième procès rwandais de compétence universelle s’ouvre ce lundi 9 mai à Paris, pour des crimes commis durant le génocide de 1994. Après vingt-deux ans de procédure, un record, depuis la première plainte déposée par la Fédération internationale des droits de l’homme en janvier 2000 dans la ville de Troye (Est de la France) près de laquelle il réside, l’ancien préfet de Gikongoro, âgé de 78 ans et « très malade » selon une source proche de la défense, va devoir répondre des nombreuses accusations portées contre lui. Durant deux mois, la cour doit auditionner près de 115 personnes, dont des experts, des témoins des faits et des témoins parties civiles.
Laurent Bucyibaruta, qui comparaît libre, a toujours contesté son implication dans le génocide, bien qu'il soit resté préfet jusqu’à la chute du gouvernement intérimaire, début juillet 1994.
Selon l'arrêt de mise en accusation de la cour d’appel de Paris en date du 21 janvier 2021, le Rwandais est poursuivi pour avoir, entre avril et juillet 1994, dans la préfecture de Gikongoro placée sous sa responsabilité, « fait commettre des atteintes graves à la vie et à l‘intégrité physique et mentale sur des personnes regroupées sur les sites de I'ETO [école technique officielle] de Murambi, des prisonniers tutsis au sein de la prison de Gikongoro, et des personnes arrêtées aux barrières et pendant les ‘rondes’ mises en place localement, et ce, en exécution d'un plan concerté tendant à la destruction totale ou partielle [du] groupe ethnique tutsi ». En outre, il se serait rendu complice de massacres perpétrés sur les sites des paroisses de Kibeho, Cyanika, Kaduha et sur les élèves de l'école Marie-Merci de Kibeho, « en aidant sciemment les auteurs des dits actes afin d'en faciliter la préparation ou la consommation ».
Au total, sur ces six scènes de crime, ce sont plus de 110.000 Tutsis qui ont été tués, selon les recensements effectués au Rwanda sur les sites du génocide dans la préfecture de Gikongoro.
Enquête du TPIR
Les délais de procédure s’expliquent d’autant moins qu’un dossier complet d’enquête a été transmis à la France par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), qui avait inculpé Bucyibaruta le 16 juin 2005. Le tribunal d’Arusha le poursuivait pour six chefs d’inculpation : crime de génocide, complicité de génocide, incitation directe et publique à commettre le génocide, et crimes contre l’humanité constitués par des actes d’extermination, des assassinats, et des viols. Sa responsabilité individuelle et sa responsabilité en tant que supérieur hiérarchique étaient engagées, selon cet acte d’instruction. Néanmoins, à l’issue de l’instruction française plusieurs faits ont fait l’objet d’un non-lieu : les meurtres d’un gendarme et d’une femme, ainsi que sa complicité dans des viols commis dans la préfecture de Gikongoro.
Le TPIR s’est dessaisi de l’affaire le 20 novembre 2007, ainsi que d’un autre dossier historique et symptomatique par la durée des affaires rwandaises jugées en France, celui du père Wenceslas Munyeshyaka, conclut par un non-lieu le 2 octobre 2015 pour « faiblesse des éléments à charges ».
Murambi, nuit du 20 au 21 avril 1994
Jusqu’en avril 1994, le site de l’ETO de Murambi est un chantier, commencé en 1990, destiné à devenir un complexe scolaire. Durant ce premier mois du génocide, on estime que 50.000 personnes, des Tutsis, habitant la colline et ses environs, sensibilisées par les autorités locales et les forces armées à s’y regrouper sous prétexte de garantir leur sécurité, y sont massacrées.
« Murambi fut un terrain d’essai des effroyables subterfuges conçus pour attirer, faire souffrir et massacrer les Tutsis », selon Stanley Mugabarigira, responsable du mémorial de Murambi. Leurs maisons incendiées, pourchassés et tués en chemin, les Tutsis viennent chercher refuge à l’ETO. Les tueurs, qui convergent vers Murambi en transport organisé, les assiègent dans la nuit du 20 au 21 avril. L’assaut final débute en pleine nuit.
Devenu un mémorial, ce complexe scolaire de douze locaux auxquels s’ajoutent leurs annexes est aujourd’hui un lieu d’exposition de restes humains et d’objets utilisés par les génocidaires.
Cyanika, après-midi du 21 avril
Ceux des rescapés de Murambi qui ont pu passer entre les mailles pour aller à Cyanika n’ont pas eu plus de chance. Ils y sont tués l’après-midi du 21 avril. « C’est ici que nous avons été massacrés, des femmes violées avant de les tuer avec des piques de bois enfoncées dans leurs corps », murmure une veuve esseulée qui souhaite garder l’anonymat, elle-même victime de viols.
Dans la paroisse de Cyanika, avant avril 1994, Hutus et Tutsis se sont souvent retrouvés et rassemblés pour prier et se donner l’accolade de la paix, depuis sa création en janvier 1935. Cyanika, c’est aussi le nom du centre de santé qui jouxte cette église qui accueillait naguère tout le monde sans discrimination. Aujourd’hui, son ex-abbé Joseph Niyomugabo, un Tutsi, repose au milieu de quelques 47.035 corps dans un mémorial bâti à la place du presbytère.
Kaduha, le 21 avril
La paroisse de Kaduha se situe au cœur du Bunyambiriri, région montagneuse et contrefort de la forêt tropicale et pluviale de Nyungwe.
Selon le président de l’association de victimes Ibuka du secteur, Bernard Mutagoma, avant le génocide outre de nombreux mariages interethniques, à Kaduha on se donnait des vaches, grâce à des tontines on se prêtait de l’argent et on se retrouvait dans le champ du voisin pour lui donner un coup de main. Pour autant, se souvient un autre rescapé, « avec le début de la guerre de libération par le Front patriotique rwandais, en octobre 1990 un climat de suspicion commence à envenimer nos relations au village, dans les écoles, jusqu'à ne plus boire ensemble ».
Un ancien milicien ayant participé au génocide qui habite Kaduha et qui se fait appeler du pseudonyme de Hamadi, pour sa sécurité, se souvient « des bars pour les Tutsis, qui fermaient très tôt, et d’autres où les Hutus se réunissaient pour ourdir leur complot d’extermination ». Ainsi celui appelé La Vedette, où selon lui « autorités locales et autres gens influents se sont retrouvés, peu avant le 21 avril, autour du préfet Bucyibaruta, de Mgr Augustin Misago [évêque de Gikongoro, jugé et innocenté en juin 2000, NDLR] et de l’abbé Robert Athanase Nyandwi ».
Pour Rémy Kamugire, rescapé de Cyanika et vice-président d’Ibuka pour le district de Nyamagabe, le préfet Bucyibaruta ne pouvait être à la fois à Murambi, à Cyanika et à Kaduha, pour en superviser les massacres du 21 avril. Mais, dit-il, et selon les témoignages recueillis durant les tribunaux gacacas, notamment auprès d’anciens miliciens, « il coordonnait de son bureau par téléphone l’action de ses lieutenants, le bourgmestre Désiré Ngezaho de Karama et les sous-préfets Joseph Ntegeyintwari, à Cyanika, et Joachim Hategekimana, à Kaduha ».
Ecole Marie-Merci de Kibeho, le 7 mai à midi
Selon un rapport de la Commission de lutte contre le génocide (CNLG) du 7 mai 2020, les élèves tutsis de l’école Marie-Merci de Kibeho, avant d’être massacrés, ont été empêchés de s’enfuir par des gendarmes et par l’autorité scolaire. Le 4 mai 1994, une réunion aurait été organisée par son directeur, l’abbé Emmanuel Uwayezu, en présence de plusieurs dignitaires parmi lesquels Bucyibaruta, indique le rapport. Le 7 mai, peu avant midi, les 100 étudiants tutsis assiégés sont attaqués. Il n’en survivra que huit d’entre eux.
« Si Bucyibaruta et Mgr Misago avaient voulu nous sauver, rien ne les en aurait empêché car ils gardaient toujours leur ascendant sur les gendarmes qui nous gardaient », regrette Théophile Zigirumugabe, l’un des rares survivants de l’école Marie-Merci.
« Bucyibaruta a non seulement laissé de très mauvais souvenirs mais surtout terni l’image de l’autorité administrative, ici à Nyamagabe », regrette Hildebrand Niyomwungeri, le maire actuel de Nyamagabe, un nouveau district qui inclut l’ancienne préfecture de Gikongoro. Du bureau de l’ancien préfet, véritable observatoire d’où selon lui « Bucyibaruta pouvait tout suivre à son aise, en avril 1994, de l’afflux en masse de réfugiés à leur massacre », le maire indique du doigt le mémorial de Murambi, à un kilomètre à vol d’oiseau, en contrebas.
Le choix de la passivité ou du crime
Dans son rapport Aucun témoin ne doit survivre, la militante américaine des droits humains Alison Des Forges consacre un passage au génocide à Gikongoro. « Quelques-unes des premières attaques, écrit-elle, de même que les massacres les plus graves eurent lieu à Gikongoro. Les partisans du [parti au pouvoir] MRND déclenchèrent les violences en trois points à partir desquels elles se propagèrent dans les régions adjacentes. »
« Le préfet Laurent Bucyibaruta, originaire de Gikongoro, s’était dévoué au service du parti et de l’État pendant des décennies où les deux étaient indissociables », analyse le rapport publié en 1999 par Human Rights Watch et la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme. « Le préfet, un partisan du MRND, fut l’un des premiers fonctionnaires de l’ancien gouvernement à manifester son soutien au gouvernement intérimaire sur les ondes de la radio nationale, mais il apparait que son rôle fut moins important dans les premiers déclenchements de la violence comme dans ses développements ultérieurs, que ne le fut celui de ses subordonnés tels que Damien Biniga et quelques autres personnages du parti. »
« Dans certaines communes, ajoute-t-elle, comme Musebeya, Kivu et Kinyamakara, les administrateurs s’opposèrent au génocide et puisèrent d’abord leur force chez ceux qui refusaient de tuer. Mais, alors que les autorités préfectorales s’abstenaient d’agir contre les violences et que les autorités nationales mettaient la pression pour que les massacres s’effectuent plus vite et en plus grand nombre, ils perdaient de leur pouvoir au profit de leurs rivaux locaux qui voyaient la campagne de tueries comme une chance d’instaurer ou de retrouver leur pouvoir. Les contestataires jugèrent qu’il était vain et dangereux de continuer à s’opposer. Ils choisirent soit la passivité, soit devinrent eux-mêmes des tueurs. »
Du 9 mai au 12 juillet, la Cour d’assises de Paris devra juger de son innocence ou de sa culpabilité.