En décembre dernier, l’un des plus célèbres bras armés de l'ancien président Yayha Jammeh est rentré en Gambie depuis la Guinée équatoriale où il vivait en exil, avec pas moins de huit autres soldats, quatre civils et deux enfants. Parmi les rapatriés, au moins trois - le général de corps d'armée Sulayman Badgie, le major Landing Tamba et l'adjudant de classe 1 Musa Badgie - ont été accusés de crimes graves, notamment de meurtre, par la Commission vérité, réparations et réconciliation (TRRC).
Pendant plus d'une décennie, le général Badgie, autrement appelé Saul, a été une figure populaire mais insaisissable en Gambie. Pour les Gambiens, il était le "vice-président de facto" sous le régime de Jammeh. Pourtant, on sait peu de choses sur lui, tout comme sur le groupe de tueurs - les junglers - qu'il a dirigé jusqu'en 2016. De son vrai nom Karafa Bojang, il est originaire de Bwiam, un village situé à 17 minutes de route du village natal de Jammeh, Kanilai.
En 2004, Badgie est devenu membre d'une équipe de 30 junglers - la deuxième du nom. Comme l'ont révélé les enquêtes de la Commission vérité, la direction du commando paramilitaire était fluide. Mais c’est bien Badgie, officiellement commandant d’une équipe d'élite chargée de la garde présidentielle – qui aurait été le commandant général des junglers pendant plus de dix ans.
Badgie, reconnu responsable d'exécutions sommaires
La Commission vérité l'a jugé personnellement responsable du meurtre de Mamut Ceesay, Ebou Jobe, Mustapha Colley, Tumani Jallow et Abdoulie Gaye. Il a également été reconnu coupable d'avoir participé à l'exécution de neuf condamnés à mort en août 2012. Badgie aurait également participé à l'exécution de Baba Jobe, ancien allié de Jammeh, et à la torture de plusieurs détenus politiques.
Les enquêtes de la Commission ont tenu Jammeh et le général Badgie, entre autres, pour responsables de la mort du colonel Ndure Cham. En 2006, les forces loyales à l'ancien dirigeant gambien Jammeh ont déjoué un coup d'État avant que les putschistes ne passent à l'action. Jammeh était en déplacement en Mauritanie. Le colonel Cham, le meneur du coup d'État, qui était le chef d'état-major de la défense, avait disait-on fui le pays.
Les lendemains ont été sanglants. Plusieurs soldats de haut rang ont été arrêtés. Le chef des renseignements Daba Marenah, les soldats Manlafi Corr, Ebou Lowe, Alpha Bah et Alieu Ceesay sont arrêtés puis exécutés. Le gouvernement a annoncé qu'ils avaient tenté de s’échapper alors qu'ils étaient transportés à la prison de Janjanbureh.
Pour le Gambien moyen, Cham avait fui le pays. Cependant, Kaddy Cham - sa fille - le rencontrait secrètement dans son jardin à Farafenni, à environ deux heures de route de Banjul. Un jour, Cham s'est mis hors de portée. C'est le témoignage du jungler Omar Jallow devant la TRRC qui confirmera à Kaddy ce qui est arrivé à son père. "Je me suis sentie soulagée de savoir la vérité. Beaucoup de rumeurs entouraient la disparition de mon père", a déclaré Kaddy à Justice Info.
Hébergés par le gouvernement à l’auberge de l'amitié
Après le retour des soldats, ils ont dans un premier temps été placés en "détention préventive" dans une « Auberge de l'amitié » (Friendship hostel, en anglais) appartenant au gouvernement à Bakau, à environ 15 minutes de route de Banjul. Mais à la surprise générale, aucune charge n'a été retenue contre eux.
Toutefois, le ministère de la Justice a demandé au tribunal de les placer en détention pendant 90 jours, dans l'attente du ‘livre blanc’ qui doit être publié d’ici au 24 mai pour annoncer comment le gouvernement va mettre en œuvre les recommandations de la Commission vérité.
Mais la demande du ministère a été rejetée par la Haute Cour de Banjul le 4 février, libérant les soldats. Le directeur adjoint du ministère pour les litiges civils, Tah Kimbeng, a déclaré à Justice Info qu'ils avaient fait appel de cette décision. "Suite au rejet de notre demande, l'État a déposé un appel. Nous attendons une date d'audience de la Cour d'appel sur cette question", a déclaré Kimbeng à Justice Info le 10 mai.
"La demande de détention a été faite conformément à une pratique qui permet au tribunal d'ordonner la détention d'un suspect accusé d'une infraction mais pas formellement inculpé. Cette procédure a déjà été utilisée dans l'affaire des émeutes de Sanyang et, en fait, dans d'autres juridictions, comme dans le cas de la détention pendant cinq ans d'Ousman Sonko en attendant le dépôt d'accusations formelles devant les tribunaux suisses", a soutenu Kimbeng.
"La demande de l'État n'a aucun fondement en droit", a contredit l'avocat Abdoulie Fatty, avocat à la Cour suprême de Gambie. "Vous ne pouvez pas détenir des gens comme ça sans les inculper". Et plusieurs voix critiques soulignent les tentatives délibérées du ministère pour libérer Badgie et d'autres personnes.
À la fin de l'année dernière, un membre populaire d'une faction du parti de Jammeh, l'Alliance pour la réorientation et la construction patriotiques, Bakary Jaiteh, a déclaré que le retour du général Badgie et d'autres personnes faisait partie de leurs conditions pour la formation d’une coalition avec le président actuel, Adama Barrow. Cela n'a jamais été reconnu officiellement.
Il y a eu un précédent, traité très différemment. En 2019, deux généraux - Umpa Mendy et Ansumana Tamba - sont revenus de Guinée équatoriale. Ils ont été arrêtés et traduits en cour martiale. Mais ils ont été libérés sur les accusations de désertion parce qu'ils ont affirmé qu'un supérieur, le général Badgie, leur avait demandé d'accompagner Jammeh.
"Par conséquent, maintenant que Saul Badgie lui-même, qui a également déserté l'armée pendant cinq ans, est de retour en ville, pourquoi n'a-t-il pas été accusé de désertion ?" a demandé l'activiste Madi Jobarteh. Cependant, l'armée a déclaré qu'elle ne pouvait pas inculper Badgie et les autres parce que leur retour avait été négocié.
« Les gens sont très en colère »
Pendant ce temps, le Centre des victimes, parmi un chœur de critiques contre la gestion de l'affaire par le gouvernement, a demandé en mars que Badgie et les autres soient poursuivis.
"Ils auraient dû être arrêtés. Il devrait y avoir une justice. Les gens sont très en colère. Certaines personnes pourraient même leur faire du mal", a déclaré Kaddy.
Kimbeng, cependant, a fait valoir : "Je sais et je comprends ces demandes, mais la TRRC était un processus de recherche de la vérité, pas une instruction judiciaire. Ses conclusions doivent être examinées et acceptées par le gouvernement avant que toute action puisse être entreprise. Une fois que ce processus sera terminé et que le gouvernement aura publié son ‘livre blanc’, il y aura plus de certitude sur la voie à suivre."