Une semaine après qu'un tribunal de Kiev, la capitale de l'Ukraine, ait rendu son premier verdict pour des crimes de guerre commis pendant l'invasion russe, un deuxième verdict a été rendu par un tribunal de Kotelva, à quelque 370 kilomètres à l'est de Kiev, au nord de la ville de Poltava. Le 31 mai, dans la grande salle du palais de justice, le juge Yevhen Bolybok a condamné deux militaires russes de la 200e brigade séparée d'infanterie motorisée à 11 ans et 6 mois de prison. L'accusation avait demandé une peine de 12 ans.
Aleksandr Bobykin est un militaire sous contrat dans les forces armées de la Fédération de Russie. Il servait comme chauffeur-chargeur dans un véhicule de combat "Grad", un lance-roquettes. Aleksandr Ivanov était canonnier dans la même brigade.
Les deux soldats ont expliqué avoir pris part à un soi-disant exercice militaire à Koursk, dans l'ouest de la Russie. Le 22 janvier, ils ont été transférés à Novoaleksandrovka, dans la région de Belgorod, près de la frontière nord-est de l'Ukraine. C'est à ce moment-là que leur brigade a été informée de l'invasion prochaine de l'Ukraine, ont-ils dit. Le 23 janvier, la batterie de six véhicules "Grad" entièrement chargés, chacun transportant 40 projectiles, s'est déplacée vers le village de Malinovka. Le 24 février, les militaires russes ont reçu l'ordre d'ouvrir le feu.
L'arrestation
Des infrastructures essentielles et des bâtiments résidentiels du village ukrainien de Kozacha Lopan ont été touchés. Un établissement d'enseignement de la commune de Derhachiv a également été détruit.
Une fois les «Grad» rechargés, le convoi s’est dirigée vers le territoire ukrainien. A un kilomètre de la frontière, les militaires ont tiré trois autres salves.
Vers 9 heures du matin, l'unité militaire de Bobykin et Ivanov se trouvait à 25 kilomètres à l’intérieur de l’Ukraine. Vers 14 heures, leur convoi a été détruit par les forces armées ukrainiennes. Un total de dix véhicules, dont six "Grad" et trois camions transportant des munitions, ont été anéantis. Bobykin a été blessé. Il a pu se cacher dans un campement médical pendant dix jours avant de décider de se rendre.
Volodymyr Kovalchuk, l'avocat d'Ivanov, raconte ainsi la capture de son client : "Les militaires se sont cachés pendant un certain temps et lorsqu’ils ont essayé de retourner en Russie, ils ont été arrêtés à un poste de contrôle. Ils n'ont pas réussi à prononcer correctement le mot "palianytsia" [un pain traditionnel ukrainien, terme aussi utilisé pour désigner des éléments inflitrés] et ont été arrêtés."
"La compréhension vient plus tard"
L'accusation reproche aux soldats russes d'avoir violé les lois et coutumes de la guerre, alléguant qu'ils étaient parfaitement conscients que les armes à leur disposition frapperaient sans discrimination et que les infrastructures civiles, les bâtiments résidentiels et les civils seraient forcément touchés.
Avant le procès, le blogueur Volodymyr Zolkin a réalisé un entretien filmé avec les deux militaires russes. Bobykin, en particulier, y confirme avoir compris qu'il s'agissait de tirs aveugles, bien qu'il n'ait pas été un témoin direct de leurs conséquences.
- "Qu'avez-vous ressenti en exécutant une tuerie de masse ? demande le blogueur.
- La compréhension vient plus tard. Savez-vous comment le BM-21 tire ? Les gens ne voient que des chiffres. Les objectifs ne sont pas ajustés, ils ne sont pas coordonnés. Le commandant obtient un chiffre par transmission radio, et il le communique à l'artilleur. Au premier tir, honnêtement, je n'avais aucune idée de l'endroit où il frappait – des troupes ou pas. Lors du deuxième tir, je peux dire avec une certitude de 100% qu'il visait les troupes."
Un officier des services de sécurité ukrainiens (SBU) demande à Bobykin :
- "Comment dormez-vous ?
- Je pourrais vous dire que je dors mal. Mais je ne vois pas ce qui se passe après la salve du Grad. Cela n’incruste pas dans ma mémoire. C’est le chef de la division qui voit cela.
- Compreniez-vous que vous frappiez des civils ? A quoi pensiez-vous ? reprend le blogueur.
- A quoi je pensais ? J'ai refusé de viser lors du premier tir. Ils ont dit que nous allions tirer la nuit, j'ai refusé, j'ai dit que je ne tirerais pas", répond Ivanov.
- Quelqu'un a-t-il visé à votre place ?
- Le commandant l'a fait, répondent en chœur Ivanov et Bobykin.
- Je n'ai pas participé à la deuxième salve. J'étais dans le véhicule d’urgence, car je me suis senti mal après le premier tir, ajoute Ivanov.
- Savions-nous que nous allions en Ukraine ? Oui et non. Les blagues tournaient autour de ça mais les officiers y ont mis un terme, ils ont dit que nous n'allions nulle part. Certains ont refusé de partir à la guerre", raconte Bobykin.
- Personne ne nous a parlé de l'Ukraine... On nous a rappelé que nous étions des militaires, qu'il y a d’abord un ordre qui doit être obéi et qu’on discutera ensuite, poursuit Ivanov.
- Personne ne disait tout haut 'Ukraine', dit Bobykin. Un jour, on était dans la tente, on plaisantait, et quelqu’un a dit qu’on irait en Ukraine.. Certains ont répondu qu'ils n'iraient pas. Un officier l’a entendu a fait irruption dans la tente et s’est mis à gueuler : ‘'Quel genre de bêtises racontez-vous ? Personne ne va nulle part ; nous sommes à un entraînement militaire, nous faisons seulement une patrouille de contrôle, et nous retournons à notre lieu de déploiement permanent'. Un seul gars a dit qu'il n'irait pas en Ukraine, il a eu le courage de dire : 'Vous pouvez me traîner si vous voulez, mais je n'irai pas'. »
Sous la contrainte
Au tribunal, l'avocat de la défense insiste pour que soit pris en compte le fait que son client a agi sous la contrainte et par devoir militaire : "Mon client Ivanov est né à Olenegorsk, dans la région de Mourmansk. Il a grandi et est enregistré dans le village de Revda. C'est un petit village déprimé de la région de Mourmansk. La population est d'environ 7 000 personnes ; il n'y a aucune perspective d’avenir, et un emploi est difficile à trouver. En revanche, les agents des forces de l'ordre et les militaires bénéficient de garanties sociales, d'un logement et d'une rémunération financière confortable, ce qui a attiré ce jeune homme inexpérimenté de 18 ans, Aleksandr Ivanov. Le rôle de mon client dans l'infraction incriminée a été minimal. Je pense donc que la peine maximale est trop sévère."
Quelques minutes avant le prononcé du verdict, Bobykin et Ivanov sont escortés dans la salle d'audience, menottés. Les policiers prennent place à côté d'une "cage" en verre où se tiennent les accusés, tandis que des gardiens restent à côté du juge. Les avocats de la défense sont absents. Les menottes sont retirées aux accusés. Les deux hommes font semblant de ne pas remarquer les questions des journalistes et leurs caméras. Quelques photos des accusés sont prises avant que le juge Bolybok n'entre dans la salle d'audience.
Il faut 45 minutes au juge pour énoncer le jugement : "Aleksandr Bobykin est reconnu coupable du crime commis selon la partie 2 de l'article 28, la partie 1 de l'article 428 du Code pénal ukrainien, et condamné à 11 ans et 6 mois de prison." Un verdict identique est prononcé à l'encontre d'Aleksandr Ivanov. Leur peine prend effet au 6 avril, lorsque les soldats russes ont été placés dans un centre de détention.
Une brève conversation avec les journalistes
Une fois le verdict prononcé, les journalistes s'approchent de la cage de verre. Ivanov écoute l'interprète, assis sur un banc. Bobykin répond aux questions des médias, mais limite ses réponses à "oui", "non" ou "difficile de répondre". Il répond d'une voix forte, comme s'il était à l'armée.
- "Allez-vous faire appel ?
- Non.
- Pensez-vous que le verdict est juste ?
- Oui.
- Souhaitez-vous être échangé ?
- Oui.
- Votre attitude envers le gouvernement russe a-t-elle changé ?
- Oui, elle a changé.
- Retournerez-vous en Ukraine pour vous battre une fois que vous aurez été échangé ?
- Non.
- Pensez-vous que la guerre en Ukraine est une erreur ?
- Oui.
- Pensez-vous que Poutine doit arrêter la guerre et se retirer ?
- Oui.
- Êtes-vous d'accord que Vladimir Poutine est un malade, qu'il est un monstre pour l'humanité et pour l'Ukraine ?
- C'est une question difficile. Je ne peux pas y répondre."
La brève conversation se termine de manière abrupte. La police et la sécurité du tribunal menottent les militaires russes et les escortent vers la sortie.
Le verdict peut faire l'objet d'un appel dans les 30 jours. "D'après ce que je comprends, il y a des circonstances atténuantes, à savoir leur repentir sincère et le fait qu'ils aient plaidé coupable de toutes les charges", explique le procureur Oleh Maksiuk. Il ajoute que les victimes parmi les civils n'ont pas encore été identifiées, le territoire étant toujours soumis à des bombardements constants et à l’occupation.
Ce reportage fait partie d’une série sur les crimes de guerre, réalisée en partenariat avec des journalistes ukrainiens. Il a été initialement publié sur le site d’information « Sudovyi Reporter ».