Entre le 16 et le 18 décembre 2018, alors que l’actualité de la République Démocratique du Congo (RDC) est dominée par la campagne électorale en vue des élections législatives et présidentielle, le territoire de Yumbi, là où le fleuve marque la frontière entre les deux Congo, plonge dans une violence sans précédent. Les communautés Batende et Banunu s’affrontent à la suite de tensions autour du lieu d’enterrement d’un chef coutumier Banunu. Durant trois jours, des attaques sanglantes se produisent dans plusieurs localités de ce territoire situé dans l’ouest de la RDC, à 300 kilomètres de la capitale Kinshasa. Le bilan fait état d’au moins 535 morts, selon le Bureau conjoint des Nations unies aux droits de l’homme, 461 selon le gouvernement. Les deux rapports épinglent l’implication des autorités politico-administratives.
Le 25 mai 2021, l’audience censée marquer le début du procès, ne dure que quelques minutes. L’affaire est aussitôt reportée, pour reprendre finalement le 6 août. Huit chefs d’accusation pèsent sur les quelque 80 prévenus, notamment pour crimes contre l’humanité, association de malfaiteurs et incendie volontaire. 67 accusés, dont une femme, sont en détention à la prison militaire de Ndolo, à Kinshasa. D’autres sont soit en liberté provisoire, soit en fuite. 375 personnes se sont constituées parties civiles.
Audiences foraines hebdomadaires
Pour la tenue du procès, la Haute cour militaire a opté pour des audiences foraines. Elle siège tous les vendredis dans l’enceinte de la prison de Ndolo, sous une tente en toile verte. Les prévenus prennent place au centre de l’espace, faisant face aux membres de la cour. Ils sont tous vêtus de chemises bleu et jaune portant au dos la mention « audience ». Des deux côtés et derrière eux, se trouvent avocats, membres des familles de victimes ou des accusés, journalistes, observateurs, ainsi que des militaires commis à la surveillance.
Si les avocats plaident en français, les prévenus s’expriment essentiellement en lingala, langue nationale dominante à Kinshasa et dans la province de Mai-Ndombe, où se trouve Yumbi. Le président de la Haute cour militaire, le colonel magistrat Mukendi Tshidianyama Freddy, utilise également le lingala pour ses interrogatoires. Confrontés aux procès-verbaux de leurs auditions pendant l’enquête préliminaire, certains accusés nient systématiquement leurs propres déclarations. D’autres vont jusqu’à remettre en cause le représentant du ministère public, le général de brigade Baseleba, dénonçant sa méthode d’audition. « Le général amène des gens à dire des choses par contrainte », laisse entendre un avocat de la défense.
La mise en cause des autorités
Dans le box des accusés, figurent des autorités politiques et administratives mais aussi des membres des forces de sécurité. Ils sont accusés d’être les commanditaires des violences perpétrées à Yumbi. Ils auraient été en contact avec d’autres prévenus ou auraient été sur les lieux des faits. On y trouve le député Mbanga Manzimi, qui était en campagne électorale au moment des faits, le député de l’assemblée provinciale Nimba Mpele, le commissaire supérieur Mantshindi Mwisoni, qui était commandant territorial de la police à l’époque. Il y a aussi Monkasa Boboto, alors directeur de cabinet du ministre provincial de l’Intérieur et Bompinga Bongenzenze, chef par intérim du groupement (ensemble de villages) de Banunu Bobangi. Ceux-là comparaissent en hommes libres, sur décision du procureur. Le parquet allègue d’indices sérieux de leur culpabilité, mais, à la barre, ils nient. Parmi les personnes en liberté provisoire se trouve aussi un agent de l’Agence nationale des renseignements (ANR) qui ne s’est jamais présenté. Il soutient que la Haute cour doit obtenir l’autorisation de l’administrateur de l’ANR avant de comparaître, selon une source proche du dossier. Il est jugé par défaut.
La Haute cour cherche à comprendre le rôle qu’ont joué les uns et les autres lors des attaques et ce qu’ils ont fait pour empêcher ces violences. Pour le procureur, le commissaire Mantshindi aurait notamment encouragé les Batende à nuire aux Banunu. Au sujet d’une main humaine coupée que le chef des terres Mbaka Matalatala (en détention) aurait apportée au policier Mombeno (en détention), le procureur évoque une complicité de crime contre l’humanité. La défense, de son côté, exige la pièce à conviction ; or, « personne n’a jamais apporté cette main », confie un membre de la Cour.
L’ombre de l’actuel gouverneur de Kinshasa
L’un des moments qui a marqué ce procès à ce jour est celui où la Haute cour a évoqué une conversation téléphonique entre un prévenu et Gentiny Ngobila, gouverneur de Mai-Ndombe à l’époque, aujourd’hui à la tête de la ville-province de Kinshasa. Un calme inhabituel règne alors à l’audience. Le public devient plus attentif. Le prévenu en question s’appelle Ngamama Penge Jean-Pierre, ex-directeur territorial à Bolobo de la Direction générale des recettes de la province de Mai-Ndombe. Il serait impliqué dans le ravitaillement en munitions. Les deux hommes se seraient appelés abondamment les 14, 15 et 16 décembre 2018.
Ngamama avait précédemment nié avoir été en communication avec Ngobila, affirmant même que son téléphone était volé avant cette période. « Si je devais faire un rapport quelconque à une autorité, c’est à Rita Bola, ma responsable directe », avait-il ajouté. Bola était à l’époque responsable provinciale de la direction des recettes ; réputée comme une proche de Ngobila, elle est aujourd’hui gouverneure élue de la province.
Le président Tshidianyama consulte alors l’extrait d’un relevé téléphonique qui contient deux SMS, un appel de 219 secondes le matin du 14 décembre et un appel de 50 minutes le matin du jour suivant. Et Ngamama finit par accepter s’être entretenu avec l’actuel gouverneur de Kinshasa, mais pour parler affaires. Selon ses déclarations, il était gérant d’une propriété immobilière appartenant à Ngobila. Il en assurait la supervision. « Qu’on balance alors cette conversation », murmure-t-on dans le public. Mais l’enregistrement n’a pour l’instant pas été auditionné publiquement.
Ngobila n’est pas inculpé dans cette affaire mais il a été entendu par la commission d’enquête mise en place par le gouvernement après les massacres. Cette commission était composée de membres de plusieurs ministères et dirigée par la ministre des Droits humains, Marie-Ange Mushobekwa. Deux mois avant la publication du rapport de l’enquête, Mushobekwa avait, dans un entretien à Radio France Internationale, présenté Ngobila comme « un témoin clé pour le moment du procès ». « Il est évident que le gouverneur qui était en fonction devait prendre des mesures pour arrêter les massacres ; il devra expliquer pourquoi on n’a pas pu [les] arrêter », ajoutait-elle. Lors de la publication du rapport, en mai 2019, elle avait précisé que c’était à la justice de déterminer la responsabilité de Ngobila. Au sein du public qui vient assister aux audiences ou dans les commentaires de rue sur le procès, on peut ainsi entendre : « Et Ngobila ? Que dit-on à son sujet ? Sera-t-il entendu aussi, quand ? »
Les rares témoignages de victimes
Si moins de la moitié des prévenus ont pour l’heure été entendus à l’audience, seules quatre victimes ont témoigné. Elles sont toutes désignées par un nom de code, pour protéger leur identité. Elles apparaissent devant la Cour le visage, voire le corps, recouvert d’un tissu. Un micro permet d’entendre leurs témoignages. En mars, la victime 386 a chargé le prévenu Davin Mayongwe pour incendie volontaire et le policier Lipasa pour un meurtre commis le 16 décembre 2018. « A travers un trou à la porte, j’ai vu des inconnus, mais aussi Davin, habillés en feuilles de plantain. On lui a dit qu’il y avait des gens dans cette maison. Il y a mis de l’essence qui était dans un bidon qu’il avait en main. Il a mis du feu à cette maison. Ceux qui étaient à l’intérieur criaient mais il est passé, avec les autres. Sur notre parcours, nous avons rencontré le policier Lipasa qui a tiré sur nous et un jeune garçon est mort sur place. Moi, j’ai reçu une balle dans la jambe », témoigne 386 avec sérénité. Davin, lui, rejette toutes les accusations. Il déclare qu’il ne connaît pas 386 et qu’à la date évoquée, il n’était pas à Yumbi-ville. Il l’aurait quittée au mois de novembre pour Nganda ya Solu, à environ 190 kilomètres. C’est de là qu’il aurait appris les troubles à Yumbi et l’incendie des maisons, dont la sienne.
La victime 4040, quant à elle, a chargé Jérôme, alias Kalonji. Cet homme affirme avoir été attaqué par plusieurs personnes et en avoir reconnu quatre, dont Kalonji qui était muni d’une machette. La défense y voit une contradiction avec ses déclarations lors de l’enquête, où il parlait d’une « arme ». 4040 déclare avoir encore des « plombs de balles » dans le corps et que la main de son grand-frère aurait été coupée. L’accusé nie les faits et réplique en disant reconnaître la voix du témoin protégé, menaçant même de donner son nom.
Respect du droit et lenteur
De part et d’autre, on s’accorde sur la bonne conduite des débats. « Sur la forme, tout va bien », « la procédure est marquée par la légalité et le respect du droit de la défense », affirment deux avocats des parties civiles et de la défense, interrogés par Justice Info. C’est plutôt le rythme du procès qui préoccupe tant la défense que les parties civiles qui, toutes deux, fustigent sa « lenteur ». La Cour a tenu vingt audiences en un an, la dernière datant du 8 avril. Selon des sources au sein de la justice militaire, le président de la Haute cour a évoqué la nécessité d’avoir désormais deux audiences par semaine, l’autre affaire jugée simultanément dans l’enceinte de la prison de Ndolo – le procès en appel sur l’assassinat en 2010 de Floribert Chebeya et Fidèle Bazana, deux militants des droits de l’homme – s’étant achevé le 12 mai.