Au procès à Paris pour génocide d'un ex-préfet rwandais, l'un de ses sous-préfets a affirmé vendredi que son supérieur avait été "dépassé" par les violences, démentant toute consigne pour perpétrer les massacres mais restant souvent évasif dans ses réponses.
"Il y avait une force parallèle, négative, à côté des forces officielles", a estimé Joachim Hategekimana pour décrire la situation en avril 1994 dans la zone qu'il administrait, dans le nord de la préfecture de Gikongoro.
Selon lui, le commandant de gendarmerie local était débordé par son adjoint, "un extrémiste" qui était "plus puissant que lui".
Laurent Bucyibaruta, préfet de cette région entre 1992 et juillet 1994, est jugé depuis le 9 mai par la cour d'assises de Paris pour génocide, complicité de génocide et complicité de crimes contre l'humanité, des accusations qu'il conteste.
Plus haut responsable rwandais jamais jugé en France, l'enjeu du procès est d'établir son degré de responsabilité dans six massacres perpétrés dans sa préfecture.
Après celui de la paroisse de Kaduha le 21 avril 1994, où environ 20.000 Tutsis s'étaient réfugiés, "je me suis rendu à Gikongoro, pour dire au préfet ce qui s'était déroulé", a expliqué Joachim Hategekimana, aujourd'hui âgé de 70 ans et condamné à perpétuité au Rwanda.
"Je lui ai dit que les gendarmes (...) étaient impliqués dans les massacres, que je ne savais plus ce que je devais faire. Il m'a dit que la même chose s'était produite à Gikongoro, (...) que c'était pareil à Kigali, que les gens là-bas ne savaient plus quoi faire", a poursuivi l'ex-sous-préfet, interrogé par visioconférence depuis le Rwanda.
"Je voyais que lui aussi était dépassé par la situation", a-t-il ajouté, derrière ses épaisses lunettes.
Depuis sa chaise, Laurent Bucyibaruta, 78 ans, reste impassible pendant ce témoignage, se tournant parfois pour prendre des notes sur un cahier.
- Affamés pour les affaiblir -
Au cours de l'instruction, il avait déclaré ne pas se souvenir de cette rencontre, ajoutant que si des gendarmes avaient participé à l'attaque, ils avaient agi à titre personnel et non dans le cadre de leur mission.
Selon plusieurs rescapés, les gendarmes censés assurer la sécurité des réfugiés massés dans la paroisse se sont mêlés aux assaillants, renforcés par d'autres gendarmes de Kigali.
Au début de l'attaque, un adjudant de gendarmerie a dit "que tous les Tutsis devaient être tués, même les bébés et les handicapés", a assuré vendredi une infirmière du centre de santé.
Évoquant un "comité de sécurité" à la préfecture le 13 avril, le sous-préfet a assuré qu'il avait pour objet "de s'occuper des gens arrivés dans le camp et de les ravitailler". Les rescapés affirment au contraire que l'eau leur avait été coupée et qu'ils avaient été affamés pour être affaiblis.
Selon l'historienne Alison Des Forges, dont l'enquête "Aucun témoin ne doit survivre" a été publiée en 1999, lors de ce comité, les bourgmestres qui avaient essayé dans un premier temps de s'opposer aux violences contre les Tutsis ont demandé conseil au préfet.
Mais "ils ne reçurent aucun soutien", ce qui "constitue en soi un message très net. Il n'était nullement nécessaire de dire aux administrateurs +tuez les Tutsis+ pour qu'ils comprennent que c'était la politique suivie", analyse l'historienne, pour qui Laurent Bucyibaruta "ne semble pas avoir été un partisan enthousiaste du génocide mais en bureaucrate loyal, il n'osa pas s'opposer (...) à ses supérieurs".
"Cela vous paraît-il refléter la réalité?", interroge le président de la cour. Laurent Bucyibaruta "n'était pas quelqu'un d'agressif, ce n'était pas un tueur", réplique Joachim Hategekimana, éludant la question.
"Pourquoi, étant donné que c'était un ami intime de la famille et alors qu'il occupait un poste important, il n'a pu sauver ne serait-ce qu'un seul des enfants de mon frère ?", s'est interrogée à la fin de sa déposition l'infirmière du centre de santé, originaire de la même commune que le préfet. Ses huit frères et soeurs et tous ses neveux sont morts pendant le génocide.
"C'est aussi mon chagrin d'avoir été dans l'impossibilité de venir en aide non seulement à mes amis personnels, mais aussi à mes proches", lui a répondu Laurent Bucyibaruta, assurant se réjouir qu'elle ait survécu.