Dossier spécial « Les entreprises face à la marée montante de la justice »

« Personne ne veut vraiment que les entreprises soient responsables »

Illustration (double portrait) de Joanna Kyriakakis et Mark Drumbl
Joanna Kyriakakis et Mark Drumbl © Benoit Peyrucq pour JusticeInfo.net
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LES GRANDS ENTRETIENS JUSTICE INFO

Joanna Kyriakakis & Mark Drumbl

Pourquoi les tribunaux internationaux ont été si impuissants à poursuivre les hommes d'affaires ? Pourquoi le droit international a protégé les entreprises de toute responsabilité dans les crimes internationaux ? Poursuivre un PDG serait-il assez subversif ou ne serait-ce qu'un changement cosmétique ? Et si le droit international avait en fait entravé les efforts nationaux pour tenir les entreprises responsables ? Avec audace, les professeurs de droit Joanna Kyriakakis et Mark Drumbl tentent d'analyser pourquoi si peu a été accompli sur la responsabilité des acteurs économiques.


Justice Info : Joanna Kyriakakis, dans votre thèse vous écrivez : "L'attention portée aux acteurs économiques a été au mieux marginale dans la pratique pénale internationale à ce jour, malgré les déclarations d'intention répétées des procureurs de poursuivre les acteurs économiques pour leur rôle dans les crimes internationaux." Pourquoi tant de procureurs internationaux ont-ils annoncé qu'ils s'attaqueraient aux financiers et ont si clairement échoué ?

JOANNA KYRIAKAKIS : Je pense qu'il peut y avoir plusieurs raisons. L'une d'elles est tout simplement la nature des principes du droit pénal international, qui rend difficile la poursuite d'un complice financier d'atrocités. Ce qui doit être démontré pour établir ce niveau très élevé de responsabilité pénale rend la perspective d'une poursuite un peu incertaine. C'est probablement le premier facteur. D'autres facteurs peuvent être simplement le fait qu'ils ne sont pas les participants les plus visibles ou considérés comme les plus responsables, parce que leur participation est plus indirecte, ce qui peut également rendre moins évident d'expliquer ces poursuites au grand public. Cela dit, je pense qu'il y a des signes clairs que certains procureurs des tribunaux internationaux considèrent que les financiers des atrocités sont, en fait, parmi les plus responsables. Ma principale réflexion est qu'il s'agit, en fin de compte, de relever le défi d’appliquer ces principes et que cela n'a pas été testé depuis Nuremberg, à l'exception de quelques poursuites nationales. C’est un terrain incertain.

Pouvez-vous être plus précise sur ce type d'obstacles ? Qu'est-ce qui rend les choses si difficiles ?

JK : Je pense aux principes juridiques de la complicité : quand peut-on dire qu'une personne qui aide une autre à commettre un crime en est coupable alors que ce qu'elle a fourni pourrait être décrit comme une contribution neutre ? En d'autres termes, si je vous ai donné de l'argent et que vous l'avez utilisé à des fins tant légales qu'illégales, dans quelles circonstances suis-je responsable de votre comportement illégal par opposition à votre comportement légal ? Les premières poursuites seront, d'une certaine manière, un terrain d'essai. Je pense qu'il faut qu'elles aient lieu, car nous devons mieux comprendre, et plus clairement, les lignes d’une implication criminelle des entreprises et celles de leur activité normale, qui, dans l'esprit de certains, est amorale.

La Cour pénale internationale (CPI) a fait l'objet de nombreuses critiques concernant le choix des poursuites, leur durée, les difficultés à obtenir des condamnations, et le climat n’apparaît pas favorable pour un procureur à l’esprit pionnier.

Pourquoi ce qui semblait être très clair à Nuremberg - où certains dirigeants d'entreprise ont été poursuivis - serait-il plus compliqué aujourd'hui ?

JK : Certaines initiatives nationales ont démontré que cela pouvait être accompli avec succès, dans les bonnes circonstances. Mais nous ne l'avons pas vu au niveau international, pourquoi ? Les principes appliqués à Nuremberg étaient, je dirais, et Mark peut ne pas être d'accord, des prototypes des principes que nous appliquons aujourd’hui. On s'attend désormais à ce que les principes appliqués à un accusé soient plus clairs.

La politique est évidemment aussi en jeu. Les poursuites à Nuremberg se sont déroulées dans un contexte vraiment unique : une défaite totale, l’occupation de l'Allemagne qui permettait l'accès à de grandes quantités de documents. Aujourd'hui, la politique en matière de poursuites pénales est très différente, ce qui a des répercussions sur celles à l'encontre des acteurs privés, par opposition à d'autres types d'acteurs. L’environnement politique est très différent.

Qu'en est-il [de la responsabilité] des entreprises en soi pour des atrocités ? Ce domaine est complètement absent de tout discours réel au niveau international.

MARK DRUMBL : Ma première réaction est que, jusqu'à présent, le débat a été très réducteur et, en un sens, très mesquin. On parle de la manière d’établir le lien entre un suspect dirigeant une société et une atrocité de masse, et cela repose sur des théories comme la complicité, le soutien matériel, le rôle du financement. Ces théories s'appliqueraient à un agent actif d'une entreprise, exactement comme elles s'appliqueraient à un agent de l’Etat, un acteur non étatique ou tout autre agent qui fournirait, disons, des ressources à un auteur direct de violations des droits de l'homme. Ainsi, jusqu'à ce jour, tout ce débat sur les acteurs du monde de l’entreprise concerne toujours des individus qui doivent faire face à une responsabilité pénale individuelle.

Cela ne tient pas compte de ce que je pense être la question la plus importante : qu'en est-il [de la responsabilité] des entreprises en soi, régies par leur propre personnalité juridique, qu'elles ont toutes, pour des atrocités ? Or, ce domaine est complètement absent de tout discours réel au niveau international.

Donc, en réalité, lorsque nous parlons des acteurs économiques, nous parlons d'une poignée de personnes dont les liens avec la violence peuvent être financiers et qui se trouvent travailler dans une entreprise. Mais c'est une réponse facile à la façon dont nous envisageons la responsabilité pénale des entreprises, car elle se concentre sur une compréhension très traditionnelle des actes répréhensibles. Elle ne parle pas du tout des questions structurelles du crime, ce qui m'amène à une deuxième observation. Pourquoi les entreprises ne sont-elles pas tenues responsables et pourquoi avons-nous ces petits débats qui bricolent à la marge au lieu d’une conversation vraiment sérieuse : comment rendre les entreprises responsables, et pourquoi ne le sont-elles pas ? Je vais vous dire pourquoi : parce que, parmi ceux exerçant une quelconque influence sur l'élaboration du droit international, personne ne veut vraiment qu'elles soient responsables.

Lors des négociations sur le statut de Rome [qui régit la CPI], les discussions sur la responsabilité pénale des entreprises, en tant qu'entités, n'ont pas abouti. Tout le monde voulait tellement une cour qu’on a dit : eh bien, nous allons juste assurer une responsabilité pénale individuelle pour les seules personnes de chair et de sang, et non les entités dotées d’une personnalité juridique en soi. Nous n'en voulons pas - c'est tout ! Voici la simple réalité : il n’y a pas de volonté parmi les puissants pour établir cela comme une norme.

Kofi Annan (ONU) s'exprime lors de la création du Statut de Rome de la Cour pénale internationale en 1998.
Kofi Annan, secrétaire général des Nations unies, annonce l'adoption du Statut de Rome de la Cour pénale internationale, le 17 juillet 1998, lors d'une Conférence diplomatique à Rome. © Organisation des nations unies

En droit pénal international, nous ne sommes tout simplement pas à l'aise avec l'idée d'un méfait structurel ; nous sommes beaucoup plus à l'aise pour blâmer un petit nombre d'individus.

Il n'y a pas de volonté parce que nous vivons dans un monde où le capitalisme néolibéral est largement fétichisé. La transition de toute société de l'autocratie vers des cieux ensoleillés est enracinée dans un mouvement vers l'économie de marché néolibérale. En conséquence, je pense que les débats sur la responsabilité pénale des entreprises n'aboutissent à rien parce que nous sommes tous épris d'un modèle d'économie politique ancré dans la responsabilité limitée des entreprises, qui laisse très peu de place à leur responsabilité institutionnelle en cas de violation des droits de l'homme. Et tant que le droit des sociétés ne sera pas supprimé et remplacé par le droit commun, ou quel que soit le nom qu'on lui donne, nous resterons dans ce même bateau très étroit où le débat concerne au mieux une poignée de dirigeants de sociétés vraiment mauvais, qui seront jugés trop sadiques ou trop sauvages ou trop indignes de conserver les avantages de la responsabilité limitée qui continue de revenir à l’entreprise. En droit pénal international, nous ne sommes tout simplement pas à l'aise avec l'idée d'un méfait structurel ; nous sommes beaucoup plus à l'aise pour blâmer un petit nombre d'individus.

Joanna, êtes-vous d'accord avec l'existence d'un tel blocage systémique qui explique la situation dans laquelle nous nous trouvons ?

JK : Je suis d'accord avec une grande partie de ce que Mark dit, dans le sens où il y a eu, clairement, une opposition politique vraiment soutenue à la responsabilité pénale des entreprises en droit international. Si vous regardez l'histoire, en remontant aux premiers efforts pour créer la CPI, il y a juste un rejet constant et soutenu de cette proposition et une préférence pour la responsabilité individuelle. Je pense qu'il est vrai qu'il n'y a pas un soutien suffisant de la part des puissants, en raison des implications que cela aurait sur les bénéfices qu'ils tirent du modèle économique particulier dans lequel nous fonctionnons à l'échelle mondiale.

Nous sous-estimons parfois le caractère subversif de la proposition selon laquelle les dirigeants de grandes entreprises pourraient être soumis à une responsabilité pénale individuelle pour des atrocités.

Je suis d'accord avec Mark pour dire que la responsabilité des entreprises nous ferait évoluer un peu plus vers une forme de responsabilité structurelle. Mais je pense qu'il y a toujours eu de puissantes voix pour soutenir cette proposition. Des États assez importants l’ont soutenue à différents moments, mais jamais suffisamment. D'une certaine manière, nous sous-estimons parfois le caractère subversif de la proposition selon laquelle les dirigeants de grandes entreprises pourraient être soumis à une responsabilité pénale individuelle pour des atrocités. Je pense que si cela devait effectivement se produire au niveau international, ce serait un point assez subversif car, à bien des égards, la manière dont le droit des sociétés est censé fonctionner est de protéger ces individus qui sont à la tête de ces structures.

Certains affirment que ceux d'entre nous qui prônent la responsabilité des entreprises - de rendre responsable l'entité elle-même - soutiennent en fait tout ce système capitaliste néolibéral, car nous disons : oui, c'est l'entreprise qui agit, ce n'est pas cette élite riche et individuelle, ces acteurs privés internationaux. Ce serait assez subversif d’avoir ce genre de poursuites individuelles. Mais est-ce bien ce que nous verrions ou verrions-nous plus probablement des cadres d'entreprise de niveau inférieur être poursuivis ?

Je crois qu'il existe un débat assez soutenu et de plus en plus sophistiqué au niveau international sur le fait que les entreprises puissent être tenues responsables d'atrocités. Et si cela arrive, nous le verrons probablement devant des juridictions nationales.

L'idée serait donc que si un individu était poursuivi et condamné pour de tels crimes, l'effet sur tous les dirigeants de n'importe quelle société serait si important et si efficace que cela changerait davantage les choses que ce que Mark ne le dit ?

JK : Je pense que c'est possible. Un président et un ancien PDG de Lundin Energy sont actuellement poursuivis en Suède pour le comportement de la société au Soudan. Il sera intéressant de voir où cela mène, mais cela doit mettre un peu mal à l'aise les PDG, présidents et chefs de conseil d'administration - je veux dire l'idée que la responsabilité puisse être retenue jusqu'à ce niveau de la chaîne de l'entreprise. En fin de compte, ce sont des individus qui, dans certains cas, prennent ces décisions. Je pense donc que le résultat serait subversif sur le plan de la conduite des entreprises et des affaires.

Cela dit, il y a aussi beaucoup d'arguments en faveur d’une responsabilisation des entreprises, et je reconnais qu'elles ont été protégées. Il sera souvent extrêmement difficile de trouver un individu que l'on pourrait considérer comme responsable du comportement d'un système structuré. Et ce n'est pas toujours approprié. Je suis donc, d'une certaine manière, d'accord avec ce que dit Mark, mais je crois qu'il existe un débat assez soutenu et de plus en plus sophistiqué au niveau international sur le fait que les entreprises puissent être tenues responsables d'atrocités. Et si cela arrive, nous le verrons probablement devant des juridictions nationales.

Il y a au moins deux cas actuels très médiatisés auxquels tout le monde fait référence : Lundin devant la justice suédoise et Lafarge devant la justice française où l'on poursuit à la fois l'entreprise et les individus. Est-ce une situation idéale à votre avis ?

JK : Oui. Comme je l'ai dit, cela dépend certainement des circonstances de l'affaire, mais s'il existe des preuves qui peuvent établir le lien à la fois entre un individu à un niveau suffisamment élevé et le crime, et aussi pour l'entreprise utilisée comme un instrument à cette fin, alors oui, je pense que c'est une bonne chose.

Une bétonnière (camion) affichant le logo du cimentier français Lafarge, est vue au travers d'un tuyau en ciment
Un camion du cimentier français Lafarge. Le 18 mai 2022, la cour d’appel de Paris a validé sa mise en examen pour « complicité de crimes contre l’humanité » commis en Syrie, en 2013 et 2014. © Franck Fife / AFP

Mark, prenez-vous ces affaires au sérieux ou les considérez-vous comme des spectacles secondaires ?

MD : Eh bien, tout a une pertinence et chaque spectacle a un intérêt, n’est-ce pas, et je ne veux pas être cynique. Mais je pense important de dire que ce n'est pas parce que vous voyez une fois une étoile dans le ciel que vous voyez toute une constellation. Je pense que nous devons aussi être attentifs à autre chose ici : je suis tout à fait d'accord pour dire que le cadre national est le mieux à même d’avancer - je le dirais même pour toutes les formes de responsabilité en matière d'atrocités - mais nous devons être attentifs au rôle du droit international dans les poursuites nationales. Nous semblons toujours penser que le droit international est intrinsèquement progressiste, qu'il fait avancer les choses, qu'il sort les systèmes nationaux du purgatoire vers un espace plus céleste, mais lorsqu'il s'agit de la responsabilité des entreprises, nous pouvons parfois constater le contraire.

Prenons par exemple, aux États-Unis, l'Alien Tort Statute qui attribue une responsabilité délictuelle sur des crimes du droit international coutumier. Pendant une vingtaine d'années, les militants des droits de l'homme ont poursuivi de grandes multinationales pour des violations des droits de l'homme et ont obtenu des dommages et intérêts contre ces entreprises. Plus récemment, la Cour suprême des États-Unis a statué que les sociétés ne pouvaient être tenues pour responsables des violations du droit international coutumier, qu'elles n'avaient pas la personnalité légale requise et qu'elles ne pourraient donc jamais être poursuivies dans ces affaires ; on ne pouvait poursuivre qu'un petit nombre d'individus. L'une des raisons invoquées par la Cour suprême des États-Unis était l'absence de responsabilité pénale des entreprises en droit international, en se référant à tous les tribunaux pénaux internationaux et à la CPI, et qu'il n'y avait donc aucune raison d'étendre cela au droit national. Ainsi, ironiquement, la réticence du droit international à traiter cette question a infecté un espace juridique national ou a donné un prétexte à une cour conservatrice pour dire : voilà ! nous allons casser les décisions précédentes et vous ne pouvez pas avoir de responsabilité des entreprises pour les crimes internationaux graves !

Je pense que nous devons être conscients que le droit international peut abaisser autant qu'il élève, et ici nous voyons vraiment ce type de dynamique d'abaissement. Nous devons reconnaître qu'en matière subversive, il y a aussi cette subversion et, ici, en un sens, les lois internationales ont subverti un processus juridique national qui avait une valeur expressive considérable.

Si l’on attend du droit international qu’il élève les systèmes nationaux, on voit qu’il a un effet contraire, il les pousse vers le bas en raison de la portée limitée qu'il a appliquée aux crimes internationaux.

JK : La prédominance du modèle pénal international dans le droit international et le traitement des atrocités a eu l'effet exact dont parle Mark. Dans les systèmes nationaux comme dans le système international, il y a toujours eu un certain malaise à l'idée que des sociétés, des entités non humaines, des entités collectives aient le genre d'agissement moral qui justifie de constater une responsabilité pénale - en d'autres termes, de constater une inconvenance morale. Ce modèle, qui est le modèle dominant au niveau international dans la réponse aux atrocités, explique en partie pourquoi le droit international a repoussé à la marge, ou n'a pas voulu traiter, la responsabilité des entreprises pour les crimes graves. Si l’on attend du droit international qu’il élève les systèmes nationaux, on voit qu’il a un effet contraire, il les pousse vers le bas en raison de la portée limitée qu'il a appliquée aux crimes internationaux.

Dans les systèmes nationaux, on voit de multiples modes de responsabilité – responsabilité civile, droit administratif - et ce sont des domaines traditionnels de responsabilité que nous avons plus aisément appliqués à l'entité non humaine. Je suis tout à fait d'accord pour dire que le droit international nous a peut-être freinés un temps dans ce que les tribunaux nationaux auraient pu faire.

Je ne pense vraiment pas que le droit international soit la réponse ; il est trop anémique, trop territorial, et lui-même trop compromis. Je pense que la seule réponse peut être une révolution politique au niveau national

MD : Tout le débat sur les entreprises a été basé jusqu’ici sur leur propension à être complices de méfaits internationaux ou, structurellement, à infliger ces méfaits de manière organisationnelle. Peut-être que le débat sur la responsabilité des entreprises et leur statut personnel dans ce domaine se déroulerait mieux si nous examinions les différents traits de personnalité que les entreprises elles-mêmes peuvent avoir.

Un autre aspect est l'entreprise en tant qu'outil pour obtenir justice ou pour punir les autres. Prenez la Russie et l'Ukraine, par exemple. Le désinvestissement à grande échelle qui a lieu dans la Fédération de Russie, les décisions des entreprises de délocaliser, de quitter le pays, l'utilisation par les gouvernements d'embargos et de sanctions économiques, font que ces sanctions et ces entités ne jouent pas le rôle de malfaiteurs, mais presque celui de faiseurs de justice ou d’aspirants à la justice, en un sens.

Et soyons honnêtes : il existe une autre dimension où les entreprises peuvent aussi être aussi indispensables au fonctionnement global et au financement des mécanismes mêmes du droit international, qui ont cette relation d'amour-haine avec elles. Les entreprises, la philanthropie et le capitalisme peuvent financer beaucoup de choses, y compris toute l'industrie de la protection des droits de l'homme. Je pense donc que la responsabilité actuelle des entreprises reflète leurs traits de personnalité très ambigus, nuancés et complexes.

Je ne pense vraiment pas que le droit international soit la réponse ; il est trop anémique, trop territorial, et lui-même trop compromis. Je pense que la seule réponse peut être une révolution politique au niveau national, dans laquelle une approche politique différente de l'économie politique est établie. Peut-être qu'une autre solution serait d'avoir une loi pénale nationale ou une loi nationale sur les entreprises qui dirait : si vous, les entreprises, êtes reconnues comme ayant commis certains méfaits, nous allons tout simplement vous éliminer - vous aurez la peine capitale pour les entreprises. En s'assurant que les actionnaires innocents ne soient pas affectés. Mais je ne vois rien de tout cela venant de la Cour pénale internationale - c'est comme attendre d'un machiniste qu'il joue du Shakespeare et cela n'arrivera pas.

JK : Là où je ne suis pas d'accord, c'est que l'on dit parfois de manière un peu trop absolue que le droit international et en particulier la Cour pénale internationale ne peuvent pas résoudre les problèmes que nous essayons d'aborder et que quelque chose de bien plus profond doit se produire. Mark utilise le terme de "révolution" ; on pourrait dire une refonte radicale des principes du droit des sociétés. Je pense que le droit international a encore un rôle à jouer. Des efforts sont en cours et le traité révisé qui est actuellement en place pour les entreprises et les droits de l'homme essaie d’accomplir une partie de ce dont nous parlons ; il essaie d’analyser certains des avantages systémiques qui ont été donnés aux entreprises par le biais de structures juridiques internationales et nationales qui permettent aux entreprises de faire ce qu'elles font, et de gérer des multinationales largement exemptes de responsabilité.

Oui, il y a un effort actuel pour créer un traité sur les entreprises et les droits de l’homme. En dépit d'une tentative d'écarter complètement cette idée, un nombre assez important d'États ont dit : non, en fait, c'est très important pour nous.

Faites-vous référence à la résolution adoptée par le Conseil des droits de l'homme de l'Onu pour développer un instrument international contraignant sur les violations des droits de l'homme par les multinationales ?

JK : Oui. En 2014, un certain nombre d'États, menés par l'Équateur et l'Afrique du Sud, ont proposé que la communauté internationale des États travaille à un traité sur les entreprises et les droits de l'homme et, en fait, c’est devenu un espace politique fascinant.

Le débat sur la question de savoir si les entreprises doivent être tenues directement responsables des droits de l'homme en vertu du droit international se poursuit depuis environ 30 ans. Et la perspective d'un tel traité a suscité une très forte réticence ; certaines entreprises y sont très opposées, de nombreux États le sont aussi. Mais en dépit d'une tentative d'écarter complètement cette idée, un nombre assez important d'États ont dit : non, en fait, c'est très important pour nous. Et ils ont relancé le dialogue. Donc oui, il y a un effort actuel pour créer un traité sur les entreprises et les droits de l'homme, il en est à sa troisième révision.

Il est très intéressant de noter que le projet ne propose pas d'imposer des obligations directes aux entreprises en matière de droits de l'homme, mais qu'il cherche plutôt des moyens d'inciter les États à remplir leurs obligations en matière de droits de l'homme en veillant à ce que les entreprises soient réglementées de manière adéquate et à ce qu'elles soient amenées à rendre des comptes lorsqu'elles sont responsables de violations des droits de l'homme. Il s'agit de combler les lacunes, en quelque sorte, pour mettre en place des systèmes dans le cas où un État ne le ferait pas, soit parce qu'il en est complice soit parce qu'il n'est tout simplement pas dans son intérêt de s'occuper des violations commises par l'entreprise sur son territoire.

Cela ne ressemble-t-il pas déjà à un traité très édulcoré ?

JK : Je ne pense pas que cette approche soit nécessairement plus faible. Je pense qu'il est possible d'avoir des modèles de responsabilité des entreprises mis en place par le biais d'un traité international faisant peser la charge sur les États, qui pourrait être assez robuste. Ces traités contribuent dans une certaine mesure à créer une meilleure égalité des armes entre les victimes de violations des droits de l'homme par les entreprises et les entreprises elles-mêmes, par exemple par le biais de règles renversant la charge de la preuve, l'existence d’enceintes où entendre ces affaires et la possibilité pour les États tiers d'être des hôtes appropriés pour les litiges. Je ne pense pas que le fait qu'il n'impose pas directement aux entreprises des obligations internationales en matière de droits de l'homme signifie nécessairement que ce sera un traité faible.

Du point de vue des communautés de victimes, je peux comprendre comment un règlement financier est un résultat qui peut au moins apporter un bénéfice à leur communauté, et que cela peut être une bien meilleure proposition que de continuer à se battre pendant des décennies pour obtenir une audience sur le fond.

Nous voyons de plus en plus de règlements extrajudiciaires entre les entreprises et les communautés affectées par elles. Pensez-vous qu'il s'agit simplement d'acheter des victimes dénuées d’autre pouvoir ou d'une réponse de justice valable, des réparations concrètes au lieu d’une condamnation symbolique ?

JK : Je ne décrirais pas les règlements à l'amiable comme étant en dehors de la loi : c'est un moyen légitime de résoudre un grief dans un tribunal civil. Du point de vue des communautés de victimes, je peux comprendre comment un règlement financier est un résultat qui peut au moins apporter un bénéfice à leur communauté, et que cela peut être une bien meilleure proposition que de continuer à se battre pendant des décennies pour obtenir une audience sur le fond qui, pour eux, peut avoir de la valeur mais peut ne pas être aussi importante qu'une réparation matérielle. Je ne les considère donc pas comme nécessairement problématiques ; ils constituent un moyen légitime pour une communauté d’éprouver une forme de résolution face à un choix très difficile.

Du point de vue de la communauté internationale, c'est parfois dommage, car je me demande si les affaires qui sont réglées ainsi sont celles où les entreprises sentent qu'il y a une réelle possibilité d'un résultat négatif ou défavorable [au tribunal]. Et il serait utile, pour beaucoup d'entre nous, d’entendre ces décisions défavorables, afin d'en savoir plus sur ce qui s'est passé, sur ce que la loi permet et ne permet pas. En ce sens, cela peut être regrettable. Mais s'ils aboutissent à des résultats matériels importants et qu'ils disent quelque chose, quand même, à la communauté sur le fait que cette entreprise considère que l’affaire mérite compensation, je pense que cela a une certaine valeur expressive.

Devons-nous accepter que l'activité des entreprises déclenche inévitablement certaines violations des droits de l'homme ? Si nous acceptons cela, aussi laid que cela puisse paraître, alors peut-être pourrions-nous mieux débattre des systèmes de responsabilité globale offrant un appui financier aux communautés et régions touchées.

MD : Une grande partie de ce débat sur les règlements à l’amiable me rappelle ceux de l'histoire économique américaine, et de l'histoire économique de toutes les premières sociétés capitalistes aux sujet des torts, par exemple, que les travailleurs ont pu subir en oeuvrant pour l'entreprise. Le meilleur exemple est l'expansion des chemins de fer vers l'ouest, qui fait partie du caractère inexorable de l'expansionnisme américain et qui est endémique à de nombreux pays de colonisation. Le Canada est très, très similaire à cet égard.

Lors de la construction de ces chemins de fer, les travailleurs ont subi des torts terribles - nombreux décès, blessures corporelles graves. Le genre de préjudices qui, à mon avis, mis ensemble, atteignent presque le niveau d'une violation endémique des droits de l'homme. À l'époque, les entreprises étaient à l'abri des poursuites judiciaires intentées par les travailleurs. L'une des réponses à cette situation a donc été le type d'accords dont vous parlez, où l'entreprise réglait ex parte, de son propre chef ou par le biais d'un système d'assurance, les préjudices qu'elle avait causés. Et là, je suis tout à fait d'accord avec Joanna : nous devrions écouter davantage les individus victimes et s’ils veulent de l'argent, que ce soit par le biais d'un accord parallèle négocié ou non, alors qui sommes-nous pour juger ?

Photo en noir et blanc montrant la construction d'un chemin de fer aux Etats-Unis
Ouest des États-Unis, XIXe siècle. Mark Drumbl : "Lors de la construction des chemins de fer, les travailleurs ont subi des torts terribles [mais] à l'époque, les entreprises étaient à l'abri des poursuites judiciaires intentées par les travailleurs." © Bridgeman Images

Je pense qu'il convient de se poser la question plus large qui est la suivante : une application puriste de la loi doit-elle s'appliquer pour réglementer l'activité des entreprises ou faut-il accepter des solutions politiques, économiques, négociées, ad hoc, comme celles qui ont fait partie de l'histoire américaine du travail ? Devons-nous accepter que l'activité des entreprises déclenche inévitablement certaines violations des droits de l'homme ? Si nous acceptons cela, aussi laid que cela puisse paraître, alors peut-être pourrions-nous mieux débattre des systèmes de responsabilité globale offrant un appui financier aux communautés et régions touchées. Mais cela signifie qu'il faut accepter que l'activité des entreprises va parfois nuire gravement aux travailleurs, et que nous ne nous préoccupons pas de l'intentionnalité, mais simplement de la réparation des dommages. Je me demande si ce modèle n'aurait pas une valeur normative, comme le suggère Joanna, car quelque chose vaut mieux que rien, et qu’il y a aujourd’hui beaucoup de rien en termes de réparation.

Mais encore une fois, cela ne relève pas du droit pénal international et, encore une fois, il s'agit plutôt d'une solution économique ou politique. Nous devrions peut-être discuter de systèmes d'assurance mondiaux pour les actes répréhensibles commis par les entreprises, pour lesquels on n’a pas un individu vraiment hideux à la tête d'une entreprise qui puisse relever d'un processus pénal individuel. Je ne pense pas que les règlements à l'amiable soient ipso facto mauvais et peut-être qu'ils pourraient susciter un débat plus large pour devenir plus légitimes.

Le débat sur la responsabilité des entreprises tend à se concentrer sur les formes de violence les plus extrêmes. Je pense qu’un débat en dehors de ce cadre particulier permettrait de couvrir un éventail beaucoup plus large de la souffrance infligée par le capital mondial.

Jusqu'à présent, le débat sur la responsabilité des entreprises tend à se concentrer, comme le fait le droit pénal international, sur les formes de violence les plus extrêmes, qui sont les plus sensationnelles et qui attirent les yeux et les oreilles des journalistes et du public mondial. Je pense qu’un débat en dehors de ce cadre particulier permettrait de couvrir un éventail beaucoup plus large de la souffrance infligée par le capital mondial.

Il est très important pour nous de reconnaître une autre limite de la Cour pénale internationale ou de toute autre institution internationale. De nombreux théoriciens critiques du droit écrivent depuis des décennies que ce sont souvent les formes de violence les plus spectaculaires qui sont criminalisées, ou des groupes rebelles s’attaquant à des gouvernements plus puissants. Ce que j'espère, c'est que lorsque nous débattons de la responsabilité pénale des entreprises, ce n'est pas seulement pour mettre sur le banc des accusés IG Farben [conglomérat chimique allemand devenu un contractant clé du pouvoir nazi], l’entreprise génocidaire la plus extrême, mais pour reconnaître les formes beaucoup plus larges de violations des droits de l'homme qui sont occasionnées dans ce domaine et qui n'atteindront jamais le niveau de La Haye, parce qu'elles ne sont pas suffisamment spectaculaires ou qu'il y a un défaut de compétence.

Je pense que nous sommes tous les trois d'accord pour dire que c’est au niveau national que l’espoir est le plus grand pour toute question de responsabilité pénale. Une autre solution potentielle que je suggérerais est que les lois nationales qui réglementent les sociétés aient une portée extraterritoriale beaucoup plus large qu’actuellement. Aux États-Unis, une grande partie de la réglementation nationale par le droit des sociétés a des restrictions extraterritoriales, sauf si la société a une présence très active dans ce pays ou, au minimum, qu’elle est enregistrée ici auprès d’une bourse de valeurs. Même pour les crimes financiers, la juridiction ne s'étend pas. Au fur et à mesure que nous y répondons sur le plan national, nous devons également relier de plus en plus nos réponses sur le plan juridictionnel pour s’assurer qu’on ne peut pas simplement permettre à une entreprise d’organiser sa « disparition ».

Je suis d'accord pour dire que les tribunaux internationaux sont un spectacle, et que les détails pratiques se passent ailleurs.

JK : Le représentant spécial des Nations unies pour les entreprises et les droits de l'homme a soulevé un point très important : il n'y a pas de solution miracle lorsqu'il s'agit d'aborder la question de la responsabilité des entreprises pour les violations des droits de l'homme, si l’on parle de la violence des entreprises au sens large. Je suis d'accord pour dire que les tribunaux internationaux sont un spectacle, et que les détails pratiques se passent ailleurs. Mais si nous devons avoir du spectacle, alors cela devrait faire partie de notre récit, afin que nous intériorisions vraiment le fait que les entreprises font partie intégrante des atrocités et que ces dernières ne peuvent se produire sans la participation des entreprises.

La remarque de Mark sur l'importance de la compétence est l'une des choses que le traité tente d'aborder. Y parviendra-t-il ? Sera-t-il assez fort ? Je ne sais pas, mais il essaie de rendre beaucoup plus clair le fait que plusieurs tribunaux devraient avoir le pouvoir et l'autorité de traiter les violations des droits de l'homme, même si elles ne se produisent pas sur leur territoire. C'est absolument crucial, car à l'heure actuelle, au niveau transnational, les plaignants sont souvent stoppés au portail par toute une série d'obstacles procéduraux.

Si vous éradiquez l’entreprise, vous éradiquez les plans de retraite de toutes ces personnes... Les ramifications économiques sont énormes. Nous devons le reconnaître.

MD : Les entreprises sont également des acteurs très complexes de l’intérieur. Supposons que l'entreprise soit confrontée à sa condamnation à mort, qu'elle soit éliminée ; nous devons nous rendre compte que de nombreuses grandes entreprises ont d'énormes investissements réalisés dans des plans retraite, des fonds mutualisés. Des gens qui ont été instituteurs pendant 40 ans ont investi dans ces grandes sociétés de premier plan parce qu'elles sont stables et qu'elles ont un rendement plus sûr, etc. Si vous éradiquez l’entreprise, vous éradiquez les plans de retraite de toutes ces personnes... Les ramifications économiques sont énormes. Nous devons le reconnaître.

La responsabilité pénale individuelle est toujours beaucoup plus facile et c'est pourquoi nous avons une cour pénale internationale. Vous vous en prenez à une poignée de personnes politiquement combustibles et remplaçables. Dans notre structure de marché néolibérale actuelle, il est trop difficile de sacrifier des entreprises. C'est pourquoi je pense vraiment que le débat doit être mené avec un ensemble d'acteurs complètement différents de nous. Peut-être que révolution est un mot trop fort ; je ne dis pas que je soutiens cette révolution, je décris juste les choses. Pour obtenir la responsabilité des entreprises, on a besoin d'un nouveau modèle.

JK : Le système a fait un excellent travail en nous rendant tous complices. Peut-être que le mouvement contre le changement climatique est en train de changer un peu la donne ; le mouvement en cours est assez fort pour que les actionnaires des entreprises désinvestissent, et fassent attention à ce dont nous faisons partie. Ces mouvements sont très liés, je pense, à ce dont vous parlez.

MD : Sur le changement climatique, comme sur la violence des entreprises en général, nous sommes tous complices. L'industrie des combustibles fossiles a fait un travail incroyable pour nous rendre tous complices. Donc, d'un point de vue thérapeutique, peut-être que la première étape, au lieu de blâmer l'entreprise, est de faire un travail sur nous-mêmes.

Propos recueillis par Thierry Cruvellier et Clémentine Méténier

Joanna KyriakakisJOANNA KYRIAKAKIS

Joanna Kyriakakis est maître de conférences en droit à l'université Monash (Australie) et membre du Castan Centre for Human Rights Law. Elle mène des recherches sur la responsabilité des entreprises à travers le prisme du droit pénal international, des droits de l'homme, de la justice transitionnelle et du droit civil. Son livre le plus récent est "Corporations, Accountability and International Criminal Law : Industry and Atrocity' (2021, Edward Elgar).


Mark DrumblMARK A. DRUMBL

Mark A. Drumbl est professeur de droit de la Promotion 1975 et directeur du Transnational Law Institute de la Washington and Lee University, en Virginie, aux États-Unis. Il est l'auteur de "Atrocity, Punishment, and International Law" (CUP, 2007), "Reimagining Child Soldiers in International Law and Policy" (OUP, 2012), et co-éditeur du Research Handbook on Child Soldiers (avec Jastine Barrett, Elgar, 2019) et de "Visualities and Aesthetics of Prosecuting Aged Defendants" (avec Caroline Fournet, Brill, 2023). Avec Barbora Holá, il écrit actuellement un livre intitulé "Getting Collaborators' : Stories and Sentiments from Communist Prague" (OUP, 2023).

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