Lorsqu’Emmanuel Karenzi Karake, chef des services de renseignements du Rwanda, a été conduit sur le banc des accusés dans un tribunal londonien jeudi, il a levé ses mains serrées au-dessus de sa tête, saluant ainsi le public dans la tribune. Quelques dizaines de personnes ont lancé des encouragements, d’autres ont regardé en silence. Pour certains, Karenzi Karake est un héros, un membre clé du Front patriotique rwandais (FPR) qui a mis fin au génocide de 1994 au Rwanda. Mais pour d’autres, il est responsable de nombreux meurtres et d’autres abus commis pendant la période post-génocide.
Karenzi Karake a été déféré au tribunal suite à son arrestation à Londres le 20 juin dernier. Il conteste une demande d’extradition émise par l’Espagne sur la base d’allégations de crimes graves, y compris des crimes contre l’humanité, commis entre 1990 et 2002 au Rwanda et en République démocratique du Congo voisine.
Le génocide de 1994 au Rwanda, au cours duquel plus d’un demi-million de personnes ont été systématiquement massacrées, a constitué un événement cataclysmique. La vaste majorité des victimes étaient des Tutsis pris pour cible uniquement en raison de leur appartenance ethnique. Le FPR a renversé le gouvernement intérimaire et son armée qui avaient perpétré le génocide, et est acclamé à juste titre par de nombreux Rwandais pour avoir mis un terme au génocide. Mais l’histoire ne s’arrête pas là.
Dans les semaines et les mois qui ont suivi le génocide, les militaires du FPR ont tué des milliers de civils hutus non armés qu’ils soupçonnaient d’avoir participé au génocide. Ces meurtres perpétrés par le FPR étaient systématiques et généralisés, et les commandants, dont Karenzi Karake, devaient au moins en avoir connaissance.
Au cours des années suivantes, sous le nouveau gouvernement formé par le FPR, des militaires de l’Armée patriotique rwandaise (APR) ont tué de nombreux autres civils, notamment pendant une opération de contre-insurrection menée dans le nord-ouest du Rwanda en 1997 et 1998. Lorsque l’APR a envahi la RD Congo en 1996, ses militaires sont allés encore plus loin, massacrant sans distinction non seulement des réfugiés hutus rwandais, mais aussi des civils hutus congolais qui n’avaient rien à voir avec le génocide.
L’étendue des crimes commis en RD Congo a été révélée dans un rapport détaillé de l’ONU datant de 2010, qui a constaté que l’armée rwandaise et ses alliés rebelles congolais avaient mené une « poursuite impitoyable et des massacres de grande ampleur de réfugiés hutus » en 1996 et 1997 ; la majorité des victimes étaient des femmes, des enfants, et des personnes âgées ou malades. Le rapport a conclu que les attaques constituaient des crimes contre l’humanité.
Tout au long de cette période, Karenzi Karake a occupé des postes de haute responsabilité au sein de l’armée et des services de renseignements.
La justice pour ces atrocités a été inaccessible à ce jour. Le gouvernement rwandais et le FPR, parti toujours au pouvoir au Rwanda, ont à plusieurs reprises usé de pressions diplomatiques, politiques et morales, et parfois de menaces, pour entraver toute tentative de
traduire en justice leurs hauts responsables, au Rwanda comme à l’étranger. Pour les victimes de ces crimes, l’arrestation de Karenzi Karake représente donc un moment rare et historique.
Les autorités gouvernementales rwandaises et leurs partisans, tels que l’ancien ministre britannique du Développement international Andrew Mitchell, ont qualifié l’arrestation de Karenzi Karake de scandaleuse. Mais ils n’ont rien à dire sur la question de justice pour les nombreuses victimes des crimes du FPR. La justice doit être rendue pour toutes les victimes. Notre sentiment collectif d’horreur face au génocide ne devrait être utilisé pour priver les victimes de justice, ni pour protéger les responsables d’autres crimes. Le fait d’avoir contribué à mettre fin au génocide ne peut, en aucun cas, octroyer l’impunité pour d’autres meurtres.