Automne 2014. Les campagnes législative et présidentielle tunisiennes battent leur plein. Deux formations politiques se partagent la tête des sondages : Ennahdha (la Renaissance), au référentiel islamiste et Nidaa Tounès (l’Appel de la Tunisie), un parti crée en juillet 2012, qui rassemble des figures de la gauche, du syndicalisme, des hommes du président Bourguiba et des cadres de l’ex président Ben Ali, en fuite en Arabie Saoudite depuis la révolution de janvier 2011.
L’Appel de la Tunisie remporte les législatives. Béji Caied Essebssi, le fondateur de Nidaa, 88 ans, un vieux routier de la politique ayant longtemps occupé des fonctions ministérielles sous le règne du président Bourguiba, chef du parlement de Ben Ali pendant une courte durée et premier ministre lors du second gouvernement post révolutionnaire, fort du succès de son parti aux législatives, est élu président de la République. Comme un slogan, comme une promesse électorale, il insistera pendant sa campagne sur son souhait de « tourner une fois pour toute la page du passé », ainsi que sur l’idée de la « réconciliation nationale ». Une loi organique relative à la justice transitionnelle avait pourtant été adoptée en Tunisie en décembre 2013 et une Instance Vérité et Dignité installée en juin 2014.
« Il faut tourner la page des poursuites »
Dans son discours du 20 mars 2015, proclamé à l’occasion de la fête de l’Indépendance, le nouveau chef de l’Etat arguant de l’effondrement des indicateurs économiques le long de ces quatre dernières années post révolutionnaires, annonce son intention de présenter un projet de loi sur la « réconciliation économique » pour « pacifier le climat des affaires et rendre la confiance aux investisseurs ». Plus explicitement, il déclare lors d’une interview au magasine français Paris Match publiée le 27 mars 2015 : « La justice transitionnelle ne peut pas condamner tout le monde, mais elle a servi à donner du baume au cœur aux victimes de l’ancien régime. Nous devons cesser de régler nos comptes avec le passé. Il faut tourner la page des poursuites et faire en sorte que les Tunisiens qui ont de l’argent [les benalistes] se remettent à investir en Tunisie et soient utiles à leur pays. Il faut qu’il y ait une transaction entre l’Etat et eux et qu’ils rapatrient leurs biens pour investir chez nous ».
Le 14 juillet, devant un conseil des ministres tenu sous sa présidence au palais de Carthage, Béji Caïd Essebsi présente, son initiative législative portant sur « Des mesures particulières concernant la réconciliation dans le domaine économique et financier ». Son intervention à cette occasion est relayée par la télévision nationale : « A quoi cela nous mène-t-il d’emprisonner les gens ? Le pays a besoin de tous ! », déclare-t-il.
Amnisties en faveur des fonctionnaires soupçonnés de malversations
Construit sur la base de 12 articles, le projet de loi sera, nous dit-on, débattu à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) à la rentrée parlementaire, dès le début du mois de septembre. Il prévoit dans son article 2, l’arrêt des poursuites, des procès ou l’exécution des peines contre des fonctionnaires publics et assimilé ayant commis des malversations financières et des détournements de deniers publics, à l’exception d’actes de corruption et à l’extorsion de l’argent public. Il évoque dans son article 3 la possibilité de l’Etat de conclure une réconciliation au profit d’hommes d’affaire ayant tiré par le passé un avantage d’actes portant sur une malversation financière et un détournement des deniers publics. La réconciliation débouchant sur l’arrêt du procès ou de l’exécution de la peine. En contrepartie, ils se verront obligés de restituer les montants détournés et les bénéfices générés majorés de 5% pour chaque année depuis les faits. Le texte propose également une amnistie se rapportant aux infractions de change moyennant le paiement de 5% de la valeur globale des acquis non déclarés. D’autre part, une commission de six personnes dont un représentant du chef du gouvernement (président), un représentant du ministère de la Justice, un représentant du ministère des Finances, le chargé du contentieux de l’Etat et deux membres de l’IVD est créée au sein de la présidence du gouvernement pour recevoir les demandes de réconciliation et veiller sur les procédures qui mèneront à cet objectif. Les faits qu’elle aura récoltés sont confidentiels et sa durée de vie n’excède pas une année. Enfin l’article 12 abroge toutes les dispositions relatives à la corruption et à la spoliation des deniers publics contenus dans la loi organique de décembre 2013, qui encadre le travail de l’Instance Vérité et Dignité.
L’Instance Vérité et Dignité s’insurge
Sans la moindre consultation des structures directement concernées par le sujet de la corruption, dont l’IVD, mais également la commission de confiscation des biens mal acquis et l’Instance nationale de lutte contre la corruption, le projet de loi a été monté par le service juridique du palais de Carthage, formé de trois juges administratifs, qui ont travaillé sous la direction de Ridha Belhaj, chef du cabinet présidentiel, le véritable architecte de ce texte. Dès sa publication, il provoque l’ire de Sihem Bensedrine, la présidente de l’instance Vérité et Dignité et la démission du très médiatique juge Ahmed Souab de la commission nationale de confiscation.
« Ces mesures sur la réconciliation dans le domaine économique et financier représentent la facture à payer aux hommes d’affaire proches de l’ancien régime qui ont contribué à financer Nidaa Tounès et surtout ses campagnes électorales. De précieux alliés pour les prochaines élections municipales et régionales. Elles visent aussi à affaiblir le processus de la justice transitionnelle en éliminant d’un seul coup plusieurs des prérogatives de la commission vérité », soutient le Professeur de droit public et activiste de la société civile Jawhar Ben Mbarek.
Le projet de Béji Caied Essebsi est surtout une manière pour lui de régler un vieux passif avec les concepteurs de la loi organique relative à l’instauration de la justice transitionnelle, dans le temps dominés par les islamistes dont l’ennemi numéro un et l’adversaire politique le plus féroce était à l’époque le fondateur de L’Appel de la Tunisie. Deux dispositions le concernent directement : l’étendue du mandat d’investigation de l’IVD jusqu'à l’épuration des youssefistes (les premiers opposants à Bourguiba) après l’indépendance du pays en 1956 période où BCE occupait des postes de responsabilité au ministère de l’Intérieur et « les violations liées à la fraude électorale ».
« La fraude électorale et la migration forcée pour des raisons politiques ne sont pas réprimées par la loi tunisienne existante. Le projet de loi initial ne les mentionnait pas, mais l'Assemblée nationale constituante les a ajoutés de manière à cibler les personnalités politiques de l'ancien gouvernement, de l’avis de certains observateurs. Leur inclusion semble violer le principe selon lequel nul ne peut être condamné pour un acte qui ne constituait pas un crime au moment où il a été commis ni par le droit interne ni par le droit international », avait averti en mai 2014 un communiqué de Human Rights Watch.
Dès le départ, la justice transitionnelle en Tunisie se retrouve l’otage d’une instrumentalisation politique et de rapports de force, qui n’arrêtent pas de changer…
À lire aussi la seconde et troisième partie de notre enquête