Il a longtemps été une voix et un visage oubliés. Son dernier message pour le public gambien avait été d'annoncer la mort de soldats, présumément tués dans une fusillade lors d'un contre-coup d’Etat, le 11 novembre 1994. Il y a plus de 24 ans. Depuis lors, Sanna Bairo Sabally n'a jamais été entendu sur une chaîne de télévision ou une radio publique gambienne.
Quand soudain, en une fraction de seconde ce 24 avril, il est apparu devant la Commission vérité, réconciliation et réparations qui enquête sur les violations des droits humains par l'ancien président Yahya Jammeh et ses collègues – dont Sabally – entre le coup d'État qui les a menés au pouvoir en juillet 1994 et la fin du régime militaire, en janvier 2017.
Tout le pays s'arrête alors, littéralement. La voix de Sanna Sabally se fait omniprésente à la radio, à la télévision et sur Internet. Les deux petites salles de la Commission vérité, qui accueillent chacune une vingtaine de personnes, sont pleines à craquer.
La Gambie a rendez-vous avec l'histoire.
Les Conventions de Genève ? Oubliez ça
Depuis l'ouverture de ses audiences publiques, le 7 janvier dernier, cette Commission vérité a entendu des témoignages retentissants et de haut calibre. Mais il s’agit là de sa plus grosse prise. Voici venu l'ancien vice-président du Conseil provisoire de gouvernement des forces armées, membre clé d'une junte militaire autrefois redoutée.
Et comme la dernière fois qu'il avait pris la parole en Gambie concernait le contre-coup d’Etat du 11 novembre 1994, on a demandé à Sabally de raconter ce qui s'était passé et d'expliquer pourquoi deux douzaines de soldats étaient morts, dont 11 par exécution sommaire, ce jour-là.
Les Conventions de Genève sur les règles de la guerre, répond d'abord Sabally à propos du traitement réservé aux putschistes, "n'opèrent nulle part dans ce monde, oubliez ça". C'est ainsi qu'il justifie le meurtre des soldats, causant un choc particulier au président de la TRRC, Lamin Sise.
Dans la voix de Sabally, il y a une candeur qui pourrait être confondue avec l'arrogance dont beaucoup se souviennent encore. Même un Sabally repentant a besoin d'être convaincu de la raison pour laquelle des "ennemis" qui menacent ceux qui les détiennent ne doivent pas être exécutés. "Il n'y a pas de petit ennemi", dit-il, "eux aussi allaient nous tuer si leur coup d'état avait réussi." Mais c'est là un Sabally qui joue avec une vérité qu'il finira par accepter : ses actes de ce 11 novembre ont été une erreur. C'était un crime qu'il admet maintenant être "regrettable" et pour lequel il s'excuse.
L'ordre de Yahya Jammeh de tuer
De nombreux témoins devant la Commission vérité ont qualifié Sanna Sabally d'immature et d'impitoyable. Jusqu'à ce jour, ce que l'on savait de lui et le peu de souvenirs qui en restait rendait impossible de l'imaginer face aux 11 commissaires de la Commission et son avocat principal, Essa Faal.
Certains se sont même inquiétés pour sa propre sécurité : l'une des personnes que Sabally a ordonné de torturer "sans pitié" est l'actuel commandant de l'armée gambienne, Mamat Cham.
"J'accepte la responsabilité parce que j'étais le commandant", déclare Sabally à propos des meurtres du 11 novembre. Mais il n'est pas le seul responsable. Bien que Sabally ait dirigé les exécutions, il déclare que la décision de tuer les soldats avait été prise par tous les membres du Conseil de gouvernement, sur ordre de Yahya Jammeh. Sabally confirme ce que l'ancien chef d’état-major de Jammeh, Demba Njie, avait dit plus tôt à la Commission, que les ordres de Yahya Jammeh étaient : "Tuez-les tous, les chefs de file."
On récolte ce que l’on sème
A l'époque, Sabally faisait très peur. Beaucoup disent qu'il faisait plus peur que Jammeh lui-même. Au faite de sa gloire, personne n'aurait voulu avoir Sabally comme ennemi. Mais celui-ci ne veut pas que les militaires restent au pouvoir plus de six mois. Et en janvier 1995, il est arrêté par Yahya Jammeh. Avec lui se trouve Sadibu Hydara, un membre de la junte militaire qui a également participé aux exécutions du 11 novembre.
Les deux sont sévèrement torturés pour obtenir des aveux forcés. On récolte ce que l’on sème, confie Sabally à Essa Faal. Dans les premiers mois de la prise du pouvoir par les militaires, les subordonnés de Sabally ont torturé des citoyens qui n’avaient pas dégagé la route assez rapidement lorsque son convoi passait. On compte au moins neuf incidents au cours desquels ses hommes ont torturé, tiré sur des personnes ou sur des pneus de voiture. L'une de ces victimes est Alo Bah, une vendeuse d’aliments sur qui un garde du convoi de Sabally aurait tiré. Le 24 avril, Alo Bah se trouve dans la salle quand Sabally témoigne. L'ancien puissant vice-président de la junte militaire quitte son siège et se dirige vers elle. Il admet sa responsabilité dans ces actes et s'excuse devant les caméras.
Selon Sabally, les tortures qu'il a personnellement subies ont été supervisées par Alagie Martin, qui est actuellement général dans l'armée gambienne.
On veut alors qu'il avoue avoir voulu tuer Yahya Jammeh, ce qu’il refuse. Ils ont recours au water-boarding et au simulacre d'exécution, où on l’enterre jusqu'au cou afin de lui soutirer des informations. On lui enfonce une aiguille dans le pénis avant de l’électrocuter. On le suspend au-dessus d'une tige de métal qui pénétrerait son anus s'il faiblissait. On amène deux femmes qu'il aimait beaucoup pour les torturer devant lui afin de le briser. On lui enfonce des bananes et d'autres objets dans ses parties intimes pour qu'il avoue. On leur ordonne, avec Hydara et d'autres, d'avoir des rapports sexuels entre eux. Quand ils refusent, "ils ont dit [que] puisque nous ne voulions pas avoir de relations sexuelles, nous serions castrés. C'est alors qu'ils ont mis les testicules de Sadibu [Hydara] sur une barre de fer et les ont frappées avec un marteau. Il y avait du sang partout", raconte Sabally.
Sanna Sabally : "Je suis sorti de prison non pas amer mais meilleur"
A cet instant, pour la première fois en public, cette légende urbaine apparemment incassable se brise. Sabally s'interrompt quelques instant et sanglote. "Sadibu est mort entre mes mains, le 6 juin, à 16 h 17. Sadibu fait partie de moi », dit-il.
Sadibu Hydara est mort en prison de "causes naturelles", selon la junte qu'il avait servie. C'est un mensonge, rectifie Sabally. Son ami est mort des suites des tortures. Avant de mourir, raconte Sabally, "Sadibu m'a dit : ‘Que faites-vous des gens qui ne savent pas que vous les représentez ?’" La réponse que Sabally a fini par trouver a été de pardonner. Il a survécu à la torture, sans avouer. Il dit avoir été déçu par le comportement de ses nouveaux ennemis, les membres du Conseil de gouvernement. Mais il leur a pardonné dès le jour où il a quitté la prison.
Sabally a finalement été libéré en 2005 et a quitté la Gambie pour le Sénégal. Il s'est ensuite rendu en Allemagne où il a été formé pour devenir médecin. Une partie de son expertise consiste à s'occuper des patients traumatisés. Il dit même pouvoir offrir des conseils gratuits aux personnes qu'il a victimisées, si elles le souhaitent. Il vit maintenant au Sénégal.
Son témoignage sur les tortures subies a résonné auprès de nombreux Gambiens. Même certaines personnes qui étaient en colère contre lui ont compati. Cet homme qui avait traité les Conventions de Genève avec mépris, les traitant de "document irréaliste", avait découvert ses propres torts de la manière la plus atroce qui soit. "J'aurais aimé savoir à l'époque ce que je sais aujourd'hui", reconnaît Sabally. "J'ai [appris] la sagesse et la patience. C'est pour cela que je suis sorti de prison non pas amer mais meilleur", répète-t-il, "non pas amer mais meilleur".
Excuses et pardon
Sabally ne s’est pas seulement excusé, il a aussi été pardonné par Matty Sallah, l'épouse d'Abdoulie Bah, l'un des soldats tués le 11 novembre. Alors qu'il termine son témoignage de deux jours, un message est en effet parvenu à l'avocat principal de la TRRC. "Moi, Matty Sallah, épouse de feu Abdoulie Bah, je pardonne de tout cœur [Sanna Sabally] pour son honnêteté et sa franchise à propos du crime qu'il a commis", écrit-elle.
"C'est l'état d’esprit que nous essayons d'encourager", conclut le président de la Commission, Lamin Sise. Après deux jours d’un témoignage historique, les audiences publiques devant la TRRC sont suspendues et reprendront le 10 juin, après le ramadan. Mais ses enquêtes ne s'arrêtent pas.