Lundi 22 juillet, cela faisait exactement 25 ans que l'arrivée au pouvoir de Yahya Jammeh avait eu lieu en Gambie, et c'est ce jour-là que la terreur brute de son régime a été révélée. Deux ans et demi après la chute de la dictature, des assassins ayant, selon eux, agi sous son commandement ont commencé à témoigner devant la Commission vérité, réconciliation et réparations (TRRC) du pays.
On les appelait les Junglers. Ou la Patrouille. Dans la Gambie de Jammeh, les Junglers personnifiaient la peur et la terreur, mais on en savait peu sur eux, leurs procédures opérationnelles, leur structure de commandement et les missions effectuées. Aussi, lorsque trois de ses membres sont venus témoigner devant la TRRC cette semaine, cela a suffi pour mettre la nation en état de choc.
L'Italien qui a créé une équipe de tueurs
La Patrouille aurait été créée pour la protection des VIP et pour les opérations antiterroristes. C'était en 2004. Omar A. Jallow faisait partie du deuxième groupe à être formé, qui comptait plus de trente hommes. Dans ce groupe se trouvait Saul (Sulayman) Badgie, l'homme qui allait plus tard prendre le commandement de l'escouade. C'était le groupe de la mort. "En fait, nous avons été entraînés comme des tueurs", reconnaît Jallow. Et leur entraîneur était un Italien du nom de Francisco Cacaso.
Avant la fin de l'entraînement des Junglers, Jallow raconte qu'ils ont conduit une patrouille à la frontière et sont tombés sur des trafiquants présumés de cannabis. Les deux individus à moto ayant refusé de s’arrêter, les Junglers leur ont tiré dessus, tuant l'un et blessant l'autre. Jallow dit qu'il n'était pas là pendant la fusillade, mais que le lendemain, Francisco Cacaso est venu au camp d'entraînement et s'est réjoui de leur fait d’armes. "Francisco était heureux que les Junglers aient réussi à tuer quelqu'un. La mentalité de Francisco est de tuer, toujours", dit le témoin.
Dans un autre incident, les Junglers ont également tiré sur un véhicule en fuite, tuant deux personnes à Foni, la région natale de Jammeh. Selon Jallow, c’est cette culture du meurtre instillée par Cacaso qui a été communiquée aux Junglers.
Cacaso aurait été accueilli en Gambie par un certain Tony Catoni, par la suite expulsé à la suite d'allégations d’atteintes à la pudeur sur des jeunes filles. (Catoni serait mort d'une crise cardiaque au Sénégal.) Cacaso a repris le restaurant qu'il partageait avec Catoni. C'est ainsi qu'il est entré en contact avec Almamo Manneh, un proche collaborateur de Jammeh qui devait être tué en 2000 pour tentative de coup d'Etat. Cacaso se serait adressé à Abdoulie Kujabi, alors directeur de l'Agence nationale du renseignement (NIA), pour lui proposer de former des agents de sécurité à la protection du chef de l'État. C'est ainsi que les tueurs spécialisés ont été formés en Gambie. Un troisième groupe sera également recruté, où Omar Jallow lui-même servira d'instructeur.
Après la formation, les Junglers ont été déployés à la State House, le siège de la Présidence, pour servir comme officiers de protection rapprochée du président. Le commandant direct de Jallow est Musa Jammeh, qui se nomme lui-même "Maliamungu", d’après le nom d’un ancien tueur à gages du dictateur ougandais Idi Amin Dada. Tandis que Musa Jammeh est à la State House, un certain Tumbul Tamba dirige la Patrouille à Kanilai, le village natal du président, transformé en campement militaire.
Tuer les migrants
La formation du deuxième groupe de Junglers est achevée en 2004 et, dès 2005, leur premier massacre majeur a lieu. En juillet de cette année-là, environ 56 migrants, dont 44 Ghanéens, sont arrêtés par la NIA, qui les remet aux paramilitaires. "Nous les avons cueillis près de Coconut Residence [un hôtel de luxe près de Banjul] et les avons mis dans deux véhicules. On nous a informés qu'un autre groupe était visé dans la même opération. C'est Sanna Manjang qui a donné cette information", témoigne Omar Jallow. "Nous les avons rassemblés [les migrants] et nous sommes partis pour la Casamance. Quand nous sommes arrivés, Solo Bojang a dit que ces gens étaient des mercenaires et que les ordres de Yahya Jammeh étaient qu’ils devaient être exécutés. Moi et Alieu Jeng, on les ramassait un par un et on les emmenait au puits où Malick Jatta et Solo Bojang tiraient sur eux, les faisant tomber dans le puits," raconte Jallow.
Selon Jallow, son équipe exécute trente personnes dans la forêt, du côté sénégalais de la frontière, en Casamance. Malick Jatta est le premier Jungler à avoir avoué ses crimes devant la TRRC. Il admet avoir participé à l'exécution des migrants. Mais il prétend n'avoir tué qu'une seule personne avant de retourner à sa voiture. "J'étais traumatisé", dit-il. Pour Jallow, c’est un mensonge.
Aucun des deux, cependant, ne sait qui a exécuté le reste des migrants. Au cours de l’opération, on ne dit pas aux hommes ce qu'ils doivent faire avec les migrants jusqu'à ce qu'ils arrivent dans la brousse. D'après le récit de Jallow, l’affaire a été menée sans sentiment. Il se rappelle comment le dernier migrant qu'ils aient exécuté a sorti un billet de 100 euros et le lui a remis, lui disant de prendre l'argent parce qu'il ne lui serait d'aucune utilité après sa mort. Jallow explique avoir pris l'argent et accepté la demande du migrant de dire ses dernières prières. Sanna Manjang, lui, n’est pas d’accord. Alors que le migrant s'agenouille pour prier, il reçoit le tir de Sanna par derrière, qui envoie la victime dans le puits.
"Qu'avez-vous fait de l'argent ?" demande Faal. "Je l’ai mangé", répond Jallow.
À cet instant, dans la salle de la TRRC, la plupart des regards sont braqués sur Jallow. Y compris celui du conseiller principal de la Commission, Essa Faal. "Qu'avez-vous fait de l'argent ?" demande Faal. "Je l’ai mangé", répond Jallow. La réponse est si terrible que certains réagissent par le rire, dont Faal. "Cette affaire est grave", se reprend rapidement le conseiller principal.
Tuer le "Stylo Magique"
Il existait au moins trois équipes de bourreaux, contrôlées au niveau stratégique par le général Sulayman Badgie, chef de la garde présidentielle, et Tumbul Tamba, chef de la Patrouille à Kanilai. Mais au niveau tactique, les opérations des équipes étaient dirigées par Solo Bojang, Musa Jammeh ou, à un moment donné, Sanna Manjang.
A l’arrivée du véhicule d'Hydara, "Tumbul Tamba nous a dit : voici l'idiot", témoigne Jatta. "J'ai tiré, Sanna Manjang a tiré et Alieu Jeng a aussi tiré."
Avant l'assassinat des Ghanéens et d'autres migrants, un événement s'est produit le 16 décembre 2004, qui a choqué la Gambie. Le journaliste Deyda Hydara, ancien président de l'Union de la presse gambienne et voix critique du régime, est assassiné devant son bureau. Ce jour-là, Malick Jatta raconte qu'on lui a dit qu'ils allaient s’occuper du "Stylo Magique". Aucun d'entre eux, comme souvent, n'est informé de l'identité de la cible. A l’arrivée du véhicule d'Hydara, Tumbul Tamba "nous a dit : voici l'idiot", témoigne Jatta. "J'ai tiré, Sanna Manjang a tiré et Alieu Jeng a aussi tiré. J'ai tiré une fois. Pour mes collègues, je ne peux pas dire combien de coups de feu ils ont tiré. En route pour Kanilai, personne ne parlait. Le lendemain, Tumbul est venu avec une enveloppe contenant des dollars et a dit : "Messieurs, voici un gage de reconnaissance de la part du Grand Homme" - c'est-à-dire du président Jammeh. "Quand j'ai changé mon argent, c'était plus de 50 000 dalasi," dit Jatta. Environ 1800 dollars à l'époque.
Avant les aveux de Jatta, les Gambiens se sont demandé pendant une quinzaine d'années qui avait tué Hydara. Les trois tueurs professionnels qui ont témoigné devant la Commission vérité ont offert des réponses spectaculaires à des questions pendantes depuis deux décennies. En quatre jours, Malick Jatta, Omar A. Jallow et Amadou Badgie – qui sont tous en détention depuis deux ans – ont donné de nouvelles informations sur le meurtre de l'ancien chef espion Daba Marenah, l'ancien haut gradé militaire le colonel Ndure Cham, l'ancien législateur Ma Hawa Cham et des dizaines d'autres ayant disparu dans de mystérieuses circonstances pendant la dictature.
Les militants des droits de l'homme utiliseront certainement ces nouvelles allégations pour intensifier la pression en faveur de l'extradition de Yahya Jammeh depuis la Guinée équatoriale, où le général Badgie s'est également réfugié en 2017.
D’ici là, les audiences publiques de la TRRC vont marquer une semaine de pause, jusqu'au 5 août, date à laquelle elles se poursuivront avec les témoignages d'autres anciens Junglers.