Dans la Gambie de Yahya Jammeh, l'Agence nationale de renseignement (NIA) semait la peur. L'ancien président de la Gambie a dirigé ce petit pays d'Afrique de l'Ouest pendant 22 ans, avec l'aide de deux institutions : la NIA et les Junglers, un commando paramilitaire.
En 2006, ils n'étaient pas loin lorsque deux personnalités de premier plan ont disparu : le journaliste Ebrima Manneh et le jeune activiste politique Kanyiba Kanyi. Kanyiba, un membre du Parti démocratique unifié (UDP) qui vivait à Bonto, une localité située à environ une heure de route de Banjul, a disparu trois jours avant les élections présidentielles de 2006. Il était un leader de l'UDP, le principal parti d’opposition à Jammeh.
À cette époque, Isatou Kanyi, la veuve de Kanyiba, était enceinte de trois mois. Son ancien mari a été emmené par des hommes qui sont venus le chercher à leur domicile, dans un taxi sans plaque d'immatriculation, raconte-t-elle. "Jammeh aurait fait n'importe quoi pour se maintenir au pouvoir, y compris tuer des gens", a déclaré Isatou lors de sa comparution devant la Commission vérité, le 28 octobre.
"L'arrestation de Kanyiba était une tentative d'intimidation des autres membres du parti", a-t-elle ajouté. Sous Jammeh, les agents de la NIA et les Junglers usaient couramment de ces pratiques, selon des preuves antérieures présentées à la Commission. Isatou, au début de l'arrestation de son mari, pensait qu'il s'agissait d'une simple tactique d'intimidation. La réalité s’est imposée à elle au bout de plusieurs mois, puis de plusieurs années sans qu'il ne rentre à la maison ou ne soit présenté devant un tribunal, malgré les efforts du leader de l'UDP, Ousainou Darboe, un avocat, pour porter l'affaire Kanyiba devant les tribunaux.
"J'ai vu plus tard à la télévision l'ex-président Yahya Jammeh colporter des informations selon lesquelles mon mari aurait emprunté la route de migration vers l'Europe en passant par le désert du Sahara. C'était un mensonge. Il essayait de se disculper de la disparition de mon mari", a déclaré Isatou. Malgré le fait que l'État n'ait pas reconnu avoir arrêté Kanyiba, Isatou est convaincue que son mari a vécu ses dernières heures sous la garde de la NIA.
Torture systématique
Au cours des deux dernières semaines, six civils ont témoigné devant la Commission vérité, réconciliation et réparation (TRRC), de diverses formes de violations des droits par la NIA, notamment la torture, les disparitions, les arrestations et détentions arbitraires, entre autres.
Ebrima Barrow vit actuellement aux États-Unis, d'où il a témoigné par liaison vidéo devant la Commission vérité. Au début de l'année 2000, Barrow a été arrêté avec trois autres civils et accusé d'avoir organisé un coup d'État. Il a passé sept mois à la NIA sans être autorisé à voir un membre de sa famille.
Barrow a déclaré que pendant son séjour, il a été torturé et brûlé aux fesses avec des mégots de cigarettes. "Mon corps et mes jambes étaient enflés... J'avais mal." Barrow a dit qu'ils voulaient qu'il implique Lalo Jaiteh, un aide de camp de l'ancien président Jammeh, et le lieutenant Omar Darboe, comme ayant comploté pour un coup d’État. "Ils ne m'ont pas donné de nourriture le matin et l'après-midi. Ils ne me donnaient de la nourriture que le soir, et c'était très peu", a-t-il déclaré.
Barrow a déclaré avoir comparu soixante-cinq fois devant le tribunal. Bien que la NIA n'ait pas pu apporter de preuve, elle l'a détenu illégalement, lui et ses collègues, pendant plus de quatre ans. Il a été après quelques mois transféré à Mile 2. Finalement, il a été libéré par les tribunaux et a fui le pays pour les États-Unis en 2004.
Arrestations arbitraires
Malanding Mballow était directeur d'école à Ndow's Comprehensive, une école secondaire. En 1995, il a été arrêté par la NIA et accusé d'avoir insulté l'ex-président Jammeh, battu à mort et placé en détention pendant cinq jours sans avoir été présenté au tribunal. Lors de sa libération, les agents de l'État lui ont pris ses vêtements tachés de sang, a-t-il raconté au TRRC. Mballow a nommé quatre militaires parmi ses tortionnaires : Alpha Bah, Malafi Corr, le général Alagie Martin et Daba Marenah. Marenah, Bah et Corr ont ensuite été tués par les Junglers de Jammeh pour avoir prétendument tenté de le renverser en 2006.
Alieu Lowe, un cousin de feu le colonel Ndure Cham, le chef présumé du complot de 2006, a également raconté son expérience de torture et de détention. Lowe a été détenu à la NIA pendant trois jours au secret, puis transféré à Mile 2, où il a été détenu illégalement pendant cinq ans. L'État l’a finalement condamné, à 20 ans, pour avoir aidé le colonel Cham à fuir le pays. Il a cependant été libéré, suite à une grâce présidentielle en 2015.
Accaparement illégal de terres
Outre la torture, les arrestations arbitraires et les disparitions, la NIA est également accusée d'accaparement illégal de terres. Il existait alors un "syndicat" mafieux dirigé par la NIA et d'autres agences de sécurité pour s'emparer illégalement des terres de citoyens innocents, a déclaré Musa Cham, 61 ans, à la Commission de la vérité, le 27 octobre.
"Le syndicat opérait par l'intermédiaire d'un certain Yankuba Cham qui travaillait au Département de l'Aménagement du Territoire. Si une terre particulière était vendue, il antidatait les documents du nouvel acheteur pour faire croire que la terre a été acquise frauduleusement", a déclaré Cham.
"Ils ont fabriqué des timbres d'alcalolu (chefs de village) et d'approbation d'aménagement du territoire, qu'ils ont utilisés pour transférer des terres à des personnes dont ils avaient reçu de l'argent. Ainsi, si vous alliez au tribunal, celui qui possédait les faux documents pré-datés avec une fausse authentification de l'Aménagement du territoire gagnait contre vous, le propriétaire légitime". Selon Cham, plusieurs agents fonciers de sa ville natale, Sukuta, étaient impliqués dans ce syndicat du crime.
Cham raconte qu’il a fait connaissance avec la NIA lorsqu'il a voulu vendre son terrain à un certain Tala Mboob pour un peu plus de 800 000 D [15 458 $]. Mais on lui a dit que le terrain était situé dans la réserve de l'ancien président Jammeh et qu'il ne pouvait dès lors pas le vendre pour plus de 200 000 D [3 864 $] ou alors il risquait de le perdre. Cham a ensuite été arrêté et détenu à la NIA pendant vingt-et-un jours, au cours desquels il a affirmé avoir été battu. Cham a déclaré n’avoir reçu qu’un paiement partiel de 130.000 D pour son terrain, duquel 70.000 D [1.352 $] supplémentaires ont été saisis par la NIA pour ses "frais de détention".
Les audiences sur les activités de la NIA se poursuivront lorsque la Commission vérité reprendra, après la pause de la semaine en cours. Plusieurs auteurs présumés devraient comparaître, dont l'actuel directeur général de la NIA, Ousman Sowe, qui a également servi sous Jammeh.