Sidi Bouzid : terre de dissidence face aux pouvoirs

Sidi Bouzid : terre de dissidence face aux pouvoirs©DR
Travail sur le terrain à Sidi Bouzid de sensibilisation à l'Instance Vérité et Dignité
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« De quoi la justice transitionnelle est-elle le nom ? ». Elles sont six jeunes filles en fleur, dynamiques et engagées, âgées entre 24 et 30 ans, à sillonner les douze délégations de Sidi Bouzid pour répondre à cette question. Elles expliquent aux hommes et aux femmes, dans les cafés, les souks hebdomadaires, les maisons de culture, les stades, les places publiques… un processus qui a démarré en Tunisie quelques mois après la révolution et dont la loi organique a été adoptée en décembre 2013 et la commission vérité mise en place en juin 2014. Saloua, Imen, Hanen, Sihem, Monia et Dareen animent la plateforme associative sur la justice transitionnelle, que soutient le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) en Tunisie. Dans leur travail sur terrain, il leur arrive d’être confrontées aux anciennes méthodes autoritaires des policiers : interrogations, intimidations et filatures.

« Ils pensent que nous nous activons contre eux et contre « l’ordre public ». A Sidi Ali Ben Aoun, un agent m’a menacée : « soit tu arrêtes d’interpeller les citoyens, soit je te fais condamner pour terrorisme ! », témoigne Imen.

Saloua, le chef du groupe reçoit souvent à la tombée de la nuit des dossiers de victimes chez elle, qui se cachent comme si les hommes de Ben Ali étaient encore à leurs trousses.

 

Agriculteurs sans terre, maquisards oubliés et blessés de la révolution

Elles affrontent un autre traumatisme, ancré depuis bien longtemps à force d’oubli de cette région enclavée : la suspicion des Bouzidiens et leur allergie par rapport aux politiciens : « Vous appartenez à quel parti ? Votre financement provient-il d’un fonds sioniste ? Vous êtes voilée, vous devez être nahdhaoui ? », me demande-t-on à chaque sortie sur terrain, assure Sihem.

Lorsqu’elles arrivent à nouer un pacte de confiance avec les gens, on se confie à elles ressuscitant du fonds de leur mémoire blessée des décennies de marginalisation économique, de répression, d’incarcération dans des conditions atroces, d’humiliations policières…Dans les campagnes environnantes, elles tombent souvent sur de petits agriculteurs, qui accablés de dettes ont vu leurs terres confisquées au temps de l’ancien régime puis vendues pour une bouchée de pain à des hommes d’affaire proches du pouvoir. Elles rencontrent des blessés de la révolution, qui auraient préféré mourir en « martyrs » que de continuer à survivre à la misère. Elles abordent des rescapés de la torture dont les procès, trimbalés d’un tribunal à l’autre, n’aboutissent toujours pas. Elles retrouvent d’anciens combattants quasi-centenaires, que le pays a oublié d’honorer, à oublier de raconter dans son Histoire…

« La crise de confiance dans l’Etat se répercute sur la commission vérité »

Le bureau régional de l’Instance Vérité et Dignité (IVD) a ouvert ses portes le 11 septembre dernier. Avec une équipe de quatre personnes, le directeur Kamed El Hani travaille, lui aussi , sur le passé. Celui des atteintes multiples aux droits de l’homme, qui ont jalonné la vie d’une population connue pour sa dissidence par rapport au pouvoir depuis la révolte d’Ali Ben Ghedahem en 1864 contre l’injustice fiscale. Une population qui a allumé la première étincelle de la révolution tunisienne, poussant à l’issue de l’expansion de la flamme insurrectionnelle dans tout le pays, l’ex Président Ben Ali au départ le 14 janvier 2011.

Pourtant, malgré la mobilisation de la plateforme associative, partenaire de l’IVD, dans les bureaux flambant neufs de la commission vérité, situés sur l’avenue Mohamed Bouazizi, seuls 292 dossiers ont été déposés jusqu’au 8 décembre 2015. 48 plaintes uniquement proviennent de femmes victimes. Kamel El Hani explique : « L’analphabétisme est très répandu à Sidi Bouzid : le concept et la démarches de la justice transitionnelles restent incompris par la majorité des gens. On croit toujours qu’il faut ramener à l’Instance des documents prouvant une injustice subie au temps de la dictature, alors que le poste de police et le tribunal, où furent archivés leurs cas, ont été incendiés en 2011. Les femmes, particulièrement ne savent pas que les descentes nocturnes chez elles effectuées par la police, le harcèlement de leurs enfants et leur interdiction d’occuper le moindre petit boulot de survie sont des violations de leur liberté et de leur dignité ».

Il poursuit : « Il faut dire aussi que la crise de confiance des gens d’ici dans les institutions de l’Etat, qui n’ont point amélioré les conditions de vie des Bouzidiens après la révolution, malgré toutes les promesses des hommes politiques, se répercute sur notre commission. « Qui nous dit que vous nous rendrez vraiment justice ?», s’interrogent les anciennes victimes »

Classer Sidi Bouzid en tant que « région victime » de la dictature

 

Dans ce centre-ouest du pays émaillé, agité par les insurrections et les petites guerres, de la lutte des maquisards contre la colonisation française en 1952, passant par le conflit youssefiste contre le premier Président de la République Bourguiba en 1954, la tentative du coup d’Etat de 1962, la révolte syndicale de 1978, le coup d’Etat de Gafsa en 1980, les émeutes du pain en 1984, le soulèvement du bassin minier de Gafsa en 2008 et l’épisode révolutionnaire de 2010-2011, les femmes semblent les plus marquées par la peur du système. « Elles pensent, que le omda ou le délégué [les représentant de l’autorité dans les petits villages], vont les sanctionner si elle présentaient une plainte à l’IVD, en privant leurs maris de son travail sur les chantiers de l’Etat », explique Kamel El Hani.

« L’idée de classer Sidi Bouzid en tant que région victime, enthousiasme beaucoup de personnes ici, d’autant plus qu’une telle initiative peut garantir une équité régionale à un territoire méthodiquement marginalisé par les politiques de développement des décennies durant», soutient le responsable local de la commission vérité.

Le directeur du bureau local de l’IVD vient de recevoir un dossier inattendu appartenant à… Fédia Hamdi, la policière municipale. Celle qui a confisqué la balance et les fruits de Bouazizi ce 17 décembre 2010, provoquant, malgré elle, son suicide et une guerre sans merci de la population contre Ben Ali. Emprisonnée pendant près de quatre mois, sans avoir été jugée, Fédia acquittée en avril 2011 revendique elle aussi son statut de… victime de l’ancien régime !