Le 16 juin 2015, six mois après l’ouverture des bureaux de l’Instance vérité et dignité (IVD) aux plaintes des victimes de la dictature, la commission vérité tunisienne recevait un dossier pas comme les autres. Celui de Kasserine, gouvernorat de quelques 430 000 habitants, situé au centre-ouest de la Tunisie, considéré parmi les plus pauvres du pays. Le dossier, qui cherche à instituer la notion de « région victime », a été présenté par le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), une organisation de la société civile tunisienne très active sur le terrain, avec l’appui d’Avocats sans frontières (ASF).
« Depuis le début du processus de la justice transitionnelle, tout le monde s’est focalisé sur les réparations individuelles. A travers notre demande, nous avons voulu orienter différemment le débat et démontrer à quel point une région entière peut aussi subir une marginalisation méthodique de la part de l’ancien régime », explique Alaa Talbi, directeur général du FTDES.
Une notion inspirée de la révolution
Le statut de « Kasserine, région victime » semble en tous cas être en parfait accord avec la loi tunisienne sur la justice transitionnelle adoptée en décembre 2013, qui dans son article 10 étend la définition de victime à « toute région ayant subi une marginalisation ou une exclusion organisée ». Il s’agit là d’une spécificité tunisienne en matière de justice reconstructrice. Une notion qui s’inspire de la réalité de la révolution du 17 décembre 2010-14 janvier 2011, partie du pays de « l’intérieur » et de ses revendications et slogans brandis par des populations souffrant depuis longtemps de chômage, de précarité, de discriminations en termes de développement et d’inégalités sociales et économiques, notamment par rapport à la Tunisie beaucoup plus privilégiée du littoral .
« La forte centralisation du pouvoir excluant toute participation effective des régions dans la prise de décision, le favoritisme aux investissements, la mauvaise gouvernance, le copinage ainsi que la corruption sont autant de processus, qui liés les uns aux autres, ont créé un effet aggravant et engendrant une marginalisation ou une exclusion organisées de certaines régions, dont Kasserine », cite le rapport présenté à l’IVD le 16 juin dernier par les deux organisations.
Mais comment définir la « marginalisation et l’exclusion organisée » d’une région pour lui apporter des réparations ? Des notions que la loi ne détaille pas.
Pour Alaa Talbi, ce sont les indicateurs de développement humain de Kasserine, parmi les plus bas de la République, qui rendent compte du retard substantiel de ce gouvernorat par rapport aux zones côtières notamment. Un taux de chômage particulièrement élevé (en 2012 : 26,2% ; comparé au niveau national 17,6 %), une faible densité des petites et moyennes entreprises (0,2 contre 3,1 à Tunis), un déficit persistant d’accès à l’eau potable, aux services sanitaires, aux réseaux d’assainissement et aux routes classées poussent à l’exode rural des travailleurs les plus qualifiés, affaiblissant encore plus les ressources de la région.
Pour que cela ne se reproduise plus
La demande d’inscrire Kasserine comme « région victime » a été acceptée par l’Instance Vérité et Dignité, présidée par Sihem Bensedrine. Le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux et Avocats sans frontières y invitent l’IVD, conformément à ses prérogatives, à recommander des mesures auprès des instances étatiques pour traiter les causes de la marginalisation que subit encore Kasserine. Objectif : s’assurer qu’une telle situation ne se reproduise plus.
Selon une étude du GIZ, la coopération technique allemande, des réparations financières appliquées à Kasserine coûteraient près du quart du budget actuel de l’Etat.
« Ce n’est pas cette solution que nous préconisons : nous voulons plutôt inciter le gouvernement à réviser son modèle économique. Car Kasserine n’est pas l’unique cas de région victime en Tunisie, Sidi Bouzid, Gafsa, Siliana, Jendouba et même des quartiers tentaculaires et démunis situés à la ceinture des centres urbains entrent dans cette catégorie. Nous croyons dans le rôle que peut jouer la justice transitionnelle dans l’émergence d’un nouveau système de développement basé sur la valorisation des ressources propres à chaque région et sur les droits humains », affirme Alaa Talbi.
Le FTDES, qui se présente comme une « force de proposition » a d’ores et déjà mis en place plusieurs task groupes pour travailler sur un nouveau modèle économique pour une Tunisie post révolutionnaire. Les résultats de cette réflexion qui réunit des experts nationaux et internationaux seront révélés lors d’un colloque international prévu pour avril 2016.