JUSTICEINFO.NET : Le Mécanisme international impartial et indépendant est-il pleinement opérationnel ?
CATHERINE MARCHI-UHEL : Nous avons, en effet, terminé les préparatifs, mais le mécanisme a commencé à être opérationnel avant cela. A partir du moment ou nous avons mis en place et sécurisé notre système de gestion de la preuve, en mai 2018, nous avons pu collecter des éléments, y compris les plus sensibles. Cette collecte, qui est au cœur de notre mécanisme, lui permet de devenir le dépôt central des éléments de preuve des crimes de masses commis en Syrie.
Pour ce faire, nous avons engagé des négociations pour établir un cadre juridique permettant le transfert d’informations et d’éléments de preuve avec un certain nombre d’acteurs, à commencer par la commission d’enquête de l’Onu sur la Syrie, mais aussi des acteurs de la société civile syrienne et internationale et des Etats. Un cadre qui n’est pas encore établi avec tous, même si le nombre de nos protocoles d’accord est déjà conséquent. Nous n’avons pas accès au territoire syrien, mais nos enquêteurs se sont déjà rendus dans un certain nombre de pays pour rencontrer des personnes détentrices d’éléments de preuve et qui acceptent de les partager avec nous.
Le recrutement de notre personnel – des enquêteurs aux analystes, y compris de données numériques vidéo et audio – permet de développer une enquête structurelle qui offre donc un tableau général des données collectées. Cela va, par exemple, des éléments juridiques que nous devons établir pour qu’une conduite puisse être poursuivie en tant que crime de guerre ou crime contre l’humanité, aux informations sur le contexte dans lequel s’inscrivent les crimes, les parties prenantes aux conflits mais aussi les différents acteurs pouvant être impliqués dans la commission de tels crimes, selon quelle structure ils fonctionnent et interagissent.
Notre enquête structurelle, déjà bien avancée, nous a déjà permis d’ouvrir deux dossiers d’enquêtes dans le cadre desquels nous cherchons à établir les responsabilités individuelles dans la commission de crimes.
C’est un travail plus général que celui mené dans le cadre spécifique d’un dossier pénal. Mais il est indispensable pour identifier les schémas récurrents dans lesquels ces crimes s’inscrivent et faire notre sélection des dossiers. Notre enquête structurelle, déjà bien avancée, nous a déjà permis d’ouvrir deux dossiers d’enquêtes dans le cadre desquels nous cherchons à établir les responsabilités individuelles dans la commission de crimes.
Pour l’heure, nous sommes financés par des contributions volontaires. Une situation qui n’est pas tenable à long terme. L’assemblée générale de l’Onu a demandé au secrétaire général d’inclure nos besoins de financement dans le budget régulier des Nations unies en 2020. Pour cette année, nous avons reçu des promesses de contributions conséquentes des Etats. Mais elles ne suffisent pas pour couvrir les besoins pour l’ensemble de l’année.
Quelles sont les premières retombées judiciaires de votre travail ?
L’enquête structurelle est large, puisque notre mandat est d’identifier les crimes les plus graves, que leurs auteurs appartiennent à l’une ou l’autre des parties aux conflits. Nous n’aurons pas la capacité de nous pencher sur tous les crimes commis en Syrie. Mais ce travail de longue haleine nous permet de faire une sélection pertinente des crimes. L’un des buts de notre travail est d’identifier les souffrances des victimes et de pouvoir identifier les crimes qui font sens pour elles. Le choix des dossiers est essentiel pour les victimes, y compris celles qui ne pourront obtenir justice pour ce qu’elles ont directement subi.
Nous commençons à avoir un mode de coopération entre les unités de crimes de guerre nationales qui donne l’espoir que justice sera rendue pour un certain nombre de cas.
Une partie de notre travail, depuis un an, a consisté à engager très directement une collaboration avec des unités de crimes de guerre qui ont des enquêtes en cours sur des crimes commis en Syrie. Ces développements sont très importants. Même si aucune juridiction internationale n’est actuellement saisie des crimes commis en Syrie, nous commençons à avoir un mode de coopération entre les unités de crimes de guerre [nationales] qui donne l’espoir que justice sera rendue pour un certain nombre de cas.
L’année dernière, les autorités françaises et allemandes ont d’ailleurs décidé de constituer une équipe d’enquête commune en associant leurs moyens. Cela après que le parquet fédéral allemand a lancé un mandat d’arrêt international contre un officiel haut placé dans les services de renseignements syriens et que les Français ont lancé un mandat d’arrêt international contre cette même personne, un autre officiel des services de renseignement et une troisième personne. L’existence de ces enquêtes rend la perspective des résultats de notre travail plus tangible et nous permet d’envisager concrètement le type de collaboration que nous pouvons mener avec les différentes autorités compétentes.
Avez-vous pu engager d’autres collaborations ?
Nous avons reçu plus d’une dizaine de requêtes d’assistance par des parquets nationaux qui ont des enquêtes en cours concernant la Syrie et nous savons que d’autres parquets s’apprêtent à nous saisir.
Pour les crimes commis en Syrie, c’est en Allemagne que la forme la plus proche d’une compétence universelle, sans lien de rattachement avec ce pays, est appliquée.
S’agissant de la compétence exercée par les différentes unités de crimes de guerre pour les crimes commis en Syrie, c’est en Allemagne que la forme la plus proche d’une compétence universelle, sans lien de rattachement avec ce pays, est appliquée. D’autres pays ont une forme de compétence extraterritoriale élargie.
Quelle place accordez-vous aux victimes ?
La société civile syrienne a une place centrale. Ses membres, dont certains sont eux-mêmes des victimes, ont pris des risques énormes pour documenter les crimes et les transmettre. Nous avons une plateforme d’engagement avec des membres de la société civile syrienne qui se tient à Lausanne. Elle réunit une trentaine d’ONGs et le Mécanisme deux fois par an. Nous continuons à engager d’autres acteurs de la société civile syrienne individuellement, en groupe et à les informer aussi sur nos travaux par voie de bulletins d’informations.
Beaucoup de régimes dictatoriaux documentent leurs crimes via leur administration. Est-ce également le cas en Syrie ?
Des documents internes à plusieurs acteurs du conflit ont pu être exfiltrés qui décrivent la conduite de leurs opérations. Ils pourraient donc être utilisés comme éléments de preuve pour établir la commission de certains des crimes les plus graves, tels que les crimes de guerre ou crimes contre l’humanité.
Après un développement important au tournant du siècle, la justice internationale traverse une crise qui mine sa crédibilité, en particulier celle de la Cour pénale internationale (CPI). Comment voyez-vous son avenir ?
Dans la situation syrienne, la CPI n’a pu être saisie. La République arabe syrienne n’a pas ratifié le statut de Rome et les blocages au sein du Conseil de sécurité de l’Onu ont empêché le renvoi de cette situation à la Cour. Ce qui n’est pas normal vu la gravité des crimes commis. Mais la situation actuelle, où des autorités d’enquêtes, de poursuites et de jugement nationales prennent leur part de l’effort visant à établir les responsabilités pénales individuelles pour ces crimes, n’est pas si éloignée des principes posés par le statut de Rome, le texte fondateur de la CPI. Cette cour est une cour de dernier ressort. Elle a vocation à juger certains des crimes les plus graves pour autant que d’autres juridictions ne l’aient pas entrepris, selon un principe de complémentarité.
C’est un message d’espoir pour les victimes. Ces crimes sont imprescriptibles. Et nous nous saisissons de toutes les opportunités possibles pour que la justice puisse passer.
Le fait qu’un certain nombre de juridictions nationales aient pris leurs responsabilités en lançant des enquêtes constitue un pas très important qui est au cœur du statut de Rome. Dans une situation idéale, il faudrait une combinaison de ces différents canaux face à une situation aussi grave et durable que la guerre en Syrie. C’est cette combinaison qui fonctionne, comme on l’a vu au Rwanda ou pour l’ex-Yougoslavie.
Nous ne bénéficions pas, actuellement, de cette situation pour la Syrie. Mais le mécanisme qu’a établi l’Assemblée générale de l’Onu en décembre 2016 montre que, malgré les blocages, la collecte des preuves, l’analyse et la préparation de dossiers pénaux doivent quand même se faire. C’est un signal très fort envoyé aux auteurs de crimes. Et c’est un message d’espoir pour les victimes. Ces crimes sont imprescriptibles. Et nous nous saisissons de toutes les opportunités possibles pour que la justice puisse passer.
Quelles leçons avez-vous tirées des expériences passées de justice internationale ?
Elles nous ont appris qu’il faut un vrai travail de fond et sur la durée pour juger ce type de crime. Elles nous ont également appris l’importance d’adopter une approche volontariste pour que les violences sexuelles, les crimes de genre et ceux dont les enfants sont victimes, ne soient pas oubliés des poursuites et soient correctement établis. Nous travaillons beaucoup plus étroitement avec la société civile que dans le passé, comme le veut le mandat que j’ai reçu.
L’un des reproches adressés aux cours internationales sur les crimes contre l’humanité tient à leurs coûts et leur durée. Votre mécanisme permettra-t-il d’accélérer les procédures engagées sur la Syrie ?
Notre travail doit permettre de faire gagner du temps aux enquêtes. Il permet aussi de conserver les éléments de preuve pour l’avenir. Il ne sera pas nécessaire de repartir de zéro quand la situation politique permettra l’ouverture de procès internationaux ou même, un jour, en Syrie. Il est en effet beaucoup plus difficile de documenter ces crimes trente ans après les faits, comme cela s’est passé avec le tribunal des Khmers rouges au Cambodge.
Notre travail doit permettre de faire gagner du temps aux enquêtes. Il permet aussi de conserver les éléments de preuve pour l’avenir. Il est beaucoup plus difficile de documenter ces crimes trente ans après les faits.
Les procès contre certains responsables khmers rouges ont [aussi] montré toute la complexité à identifier et choisir des crimes représentatifs des souffrances des victimes, mais aussi la difficulté à gérer ces procès. II est toujours extrêmement ardu de mener un grand procès qui touche toutes les dimensions des atrocités commises. Il faut que ces procès conservent une dimension gérable. C’est la multiplication des canaux judiciaires qui, selon moi, constitue la meilleure manière de donner toute sa dimension aux crimes commis et à leur contexte.
Le pont que nous constituons entre les commissions d’enquête et les différentes avenues de justice disponibles repose sur notre travail préparatoire, très fortement ancré dans la méthodologie pénale. D’ailleurs, le Conseil des droits de l’homme a décidé de la création d’un mécanisme du même type pour le Myanmar, pour donner suite aux crimes dont les Rohingyas ont été victimes.