206 : ce serait le nombre de villes dans le monde où les abus sexuels de religieux sur mineurs ont eu lieu, selon le générique du film Spotlight qui traitait, en 2015, des révélations sur de tels crimes dans le diocèse de Boston, aux États-Unis. On est certainement loin du compte. L’ampleur d’un phénomène qui touche une Église catholique comptant plus d’un milliard deux cent vingt millions de fidèles dans le monde, longtemps resté caché, prend aujourd’hui des proportions dévastatrices.
Les premiers scandales éclatent dans les pays anglo-saxons dans les années 80. Le Canada en tête, avec ses pensionnats autochtones où des dizaines de milliers d’enfants ont été maltraités physiquement et sexuellement dans des communautés religieuses anglicanes et catholiques, de 1850 à 1996. Une commission vérité est créée en 2008. Dix ans plus tard, des députés canadiens et des victimes autochtones demandaient toujours des excuses formelles du pape.
En France, la condamnation de l’évêque de Bayeux-Lisieux, Mgr Pierre Pican, marque les esprits dès 2001, lorsqu’il est condamné à trois mois de prison avec sursis pour non-dénonciation d’abus sexuels. L’auteur direct des abus, le prêtre René Bissey, est condamné à dix-huit ans de réclusion pour agressions et viols commis sur une quinzaine d’adolescents entre 1985 et 1996. Il s’agit de la première condamnation d’un évêque depuis la Révolution française. Elle reste isolée. Il faudra attendre près de vingt ans pour qu'un autre évêque, Mgr André Fort, soit condamné, aussi pour non-dénonciation d'abus sur mineurs, à dix-huit mois de prison avec sursis.
2002 : le scandale de Boston, un révélateur historique
Mais c’est en 2002 que les révélations du plus grand scandale de pédophilie des États-Unis vont faire le tour du monde, à travers une enquête du quotidien The Boston Globe : plus de 200 victimes accusent 90 prêtres d’abus sexuels commis pendant 33 ans dans le diocèse de Boston. Un prêtre en particulier est mis en cause, John Geoghan, ainsi que l’archevêque Bernard Law qui démissionnera pour avoir caché les faits dont il avait connaissance. En décembre 2002, Jean Paul II accepte sa démission et le fait muter à Rome, d’où il échappe à la justice américaine.
En 2001, le même pape avait confirmé la pleine autorité donnée en 1988 sur les affaires de pédophilie dans l’Église à la Congrégation pour la doctrine de la foi. Sans que, dans les faits, le problème ne soit pris à bras le corps. De son côté, le cardinal Ratzinger, futur pape Benoît XVI, demandait que les affaires de pédophilie remontent à Rome depuis les diocèses – pour que les évêques évitent d’étouffer les affaires. « Dans les quinze années qui ont suivi, l’Église catholique a emprunté diverses voies pour lutter contre l’héritage des abus sexuels commis par des membres du clergé. Du transfert de prêtres à d’autres paroisses, de la thérapie et des règlements judiciaires avec les familles des victimes, la réponse de l’Église catholique s’est largement concentrée sur elle-même tandis que les victimes ont été balayées sous le tapis », écrit Elizabeth B. Ludwin King, professeure auxiliaire à la faculté de droit de l’université de Denver (USA).
Six Affaires Emblématiques
De l’Australie à l’Irlande, du Canada au Chili, des États-Unis à la France, certaines affaires sur les abus sexuels au sein de l’Église ont défrayé la chronique, provoqué un tournant dans le débat public, changé le cours de la justice ou poussé l’Église aux réformes et à une reconnaissance du tort causé. En voici six qui ont marqué les esprits.
2010 : les excuses de Benoît XVI aux catholiques irlandais
Il faut attendre 2009 et la publication de deux rapports en Irlande pour que le Vatican lève la chape de silence. Le 20 mai 2009, le rapport de la Commission Ryan, du nom du juge qui la préside, révèle des décennies d’abus sexuels dans 216 institutions gérées par des ordres religieux, impliquant 800 prêtres, frères, religieuses et laïcs. Les chiffres donnent le vertige : sur 35 000 enfants placés, plus de 2 000 ont subi des abus physiques ou sexuels de la part de prêtres entre 1936 et 1999. Le 26 novembre 2009, le rapport Murphy, du nom d’une autre juge, va plus loin : il met en cause la responsabilité de la hiérarchie catholique. L’enquête concerne 46 prêtres accusés de pédophilie sur 125 enfants, actes couverts par quatre archevêques successifs de Dublin, entre 1975 et 2005. Également victimes de l'Église catholique d'Irlande entre 1922 et 1996, des milliers de jeunes filles ont été exploitées dans des blanchisseries tenues par des religieuses. En mars 2010, Benoît XVI présente ses excuses aux catholiques irlandais et pointe la hiérarchie, qui n’a « pas su s’attaquer à ces actes scandaleux et criminels ». C’est la première fois qu’un pape s’empare du sujet aussi ouvertement.
Mais en juillet 2011, un nouveau rapport ébranle encore l’Irlande et son Église ; il révèle l'inaction des autorités ecclésiastiques et de l’État face aux abus sexuels commis sur 40 victimes dans le diocèse de Cloyne, entre 1996 et 2008, par 19 religieux. « On pourrait légitimement penser qu’après les rapports Ryan et Murphy, l’Irlande ne pouvait plus guère être choquée en ce qui concerne la maltraitance des enfants. Mais Cloyne s'est révélé d'un autre ordre. Parce que pour la première fois en Irlande, un rapport sur les abus sexuels d’enfants révèle une tentative du Saint-Siège de contrecarrer une enquête dans une République souveraine et démocratique. Le rapport Cloyne met au jour les dysfonctionnements, la déconnexion, l’élitisme, le narcissisme… qui dominent la culture du Vatican à ce jour », dénonce le chef du gouvernement irlandais Enda Kenny, le 20 juillet 2011.
au moins 848 prêtres défroqués
« Une fois les allégations rendues publiques en 2002, l'Église ne pouvait plus être passive. Des centaines de prêtres ont été défroqués (exclus) ou rétrogradés, dont au moins 848 depuis 2004, dont près de 400 ont été démis de leurs fonctions entre 2011 et 2012 », documente la professeure de droit Ludwin King. Selon le site bishop-accountability.org qui recense les affaires d’abus sexuels de responsables de l’Église catholique, les seuls évêques américains ont déclaré avoir reçu des allégations d’abus sur 18 565 enfants impliquant 6 721 prêtres pour des faits, prouvés ou présumés, sur la période 1950-2016 – soit 5,8 % des 116 690 prêtres américains entre 1950 et 2016. Concernant les évêques catholiques, le site en a identifié 78 dans le monde accusés publiquement de crimes sexuels contre des enfants et 35 accusés publiquement d'actes sexuels répréhensibles contre des adultes.
Jusqu’en décembre 2019 et un « rescrit » (décret) du pape qui abolit le secret pontifical pour les « plaintes, les procédures et les décisions internes à l’Église » concernant les violences sexuelles commises par des clercs, les lois de l’Église contraignaient ses responsables à ne pas les divulguer. Cela ne concerne pas le secret de la confession. « La règle du secret pontifical fait partie des lois canoniques - ordonnances qui régissent l’Église et ses membres. Elle remonte au XIIe siècle, lorsque l'Église a créé l'Inquisition pour punir l'hérésie » écrit Christine P. Bartholomew, professeure agrégée de droit à l’université de Buffalo, à New-York. Mais pour elle, la levée du secret pontifical « ne clarifie par les obligations du responsable de l’Église de se conformer aux demandes » sur ce qu’il savait à propos de cas de maltraitance ou d’une enquête interne de l’Église. Jusqu’à aujourd’hui, l’exclusion ou la mutation des prêtres, évêques et cardinaux est la mesure privilégiée par l’Église. La pire sanction reste la réduction à l’état laïc, pour la première fois infligée en février 2019 au cardinal américain Théodore McCarrick, âgé de 88 ans et accusé d’abus sexuels sur au moins un adolescent.
En 2015, le pape François annonce la création d’une instance judiciaire à l’intérieur de la Congrégation de la doctrine de la foi, pour juger les évêques coupables d’avoir protégé des prêtres qui ont commis des abus sexuels. Mais ce tribunal n’a pas fait ses preuves et ne rend pas publiques les décisions rendues. Dans une réponse par e-mail, la conseillère du Bureau de presse du Saint-Siège, service d’informations du Vatican, indique que « depuis quelques années, la Congrégation pour la Doctrine de la Foi a cessé de publier les chiffres et les sentences concernant les cas d'abus sexuels commis dans l’Église. » Ce que confirme Karlijn Demasure, théologienne belge, membre de la Commission d’enquête sur les abus sexuels de l’Église en Belgique et à l’initiative de deux centres pour la protection de mineurs à Rome et à Ottawa. « La Congrégation ne publie pas régulièrement de chiffres sur le nombre de responsables accusés ou condamnés », déplore-t-elle.
Il faudra attendre mai 2019 pour que l’on voit ce tribunal aborder la dissimulation et les abus sexuels des responsables de l’Église à travers un processus de type pénal.
Les réactions de l’église face aux crimes sexuels (chronologie)
Les commissions : une solution pour les victimes ?
« Certes, la justice transitionnelle n’est pas une lentille parfaite pour examiner la réaction de l’Église face à une maltraitance de grande ampleur, étant donné que l’Église n’est pas un État ; néanmoins elle peut être utilisée pour mettre en évidence ses lacunes en matière de responsabilité », écrit Ludwin King. L’un des principaux outils utilisés est le recours à des commissions qui lèvent le voile sur des faits et encouragent les victimes à parler, avant de formuler des recommandations en vue d’éviter la répétition des abus. Si, comme en Irlande, aux Pays-Bas en partie (2010) et en Australie (2012), des commissions d’enquête sont lancées par l’État ou la justice, souvent – comme en France (2019), Belgique (2009), Allemagne (2013), Autriche (2010) ou encore Grande-Bretagne (2009) – elles sont diligentées par l’Église.
Jean-Pierre Massias, professeur de droit public et président de l’Institut francophone pour la justice et la démocratie, considère que « ce qui est intéressant dans le domaine des abus sexuels dans l’Église, c’est justement que ce soit l’Église qui diligente une commission. C’est une manière pour elle de faire le ménage, et de le faire collectivement ». « Le grand avantage de la commission vérité », ajoute-t-il, « c’est qu’elle permet une forme d’empathie ouverte pour les victimes et, pour beaucoup d’entre elles, c’est déjà le début du traitement ou de la réparation. Elle propose des solutions et c’est un peu une forme de justice du ‘plus jamais ça’. »
Selon plusieurs experts, la Commission royale australienne serait à ce titre l’une des plus exemplaires. Lancée par la première ministre australienne Julia Gillard en janvier 2013, elle établit en décembre 2017 que sur les 3 498 institutions mises en cause (orphelinats, clubs de sports, écoles, institutions religieuses), 58 % sont des institutions religieuses, dont 61,4 % catholiques et 14,8 % protestantes. 7 % des prêtres catholiques australiens ont fait l'objet d'accusations d'abus sexuels sur enfants entre 1950 et 2010. « C’est le travail le plus exhaustif, le plus complet et le plus radical, dans tous les sens du terme, car cette commission est à mon avis la seule qui avait pouvoir de contrainte, c’est-à-dire d’imposer à des gens d’être auditionnés », estime Joël Molinario, théologien, professeur à l’Institut catholique de Paris et membre de la commission française sur les abus sexuels dans l’Église. La commission australienne incluait, dans une seule et même enquête, les abus sexuels de tous les milieux institutionnels du pays et pas seulement dans l’Église.
Le tournant de 2018 et la « honte » du pape François
Il y a un avant et un après l'affaire chilienne. En mai 2018, le pape s’excuse auprès du peuple chilien pour la mauvaise gestion des scandales de pédophilie. Tous les évêques du pays ont démissionné deux semaines auparavant, après les révélations d’un rapport qui mettait en cause 158 évêques, laïcs et prêtres soupçonnés d’abus sexuels sur 266 victimes, dont 178 mineurs. Six mois plus tard, plus de 119 enquêtes judiciaires étaient ouvertes au Chili pour des agressions commises depuis les années 60. Lors d’un voyage pour des rencontres mondiales de la famille en Irlande, en août 2018, François exprime sa « honte » dans une lettre « au peuple de Dieu » : « L'échec des autorités ecclésiastiques – évêques, supérieurs religieux, prêtres et autres – pour affronter de manière adéquate ces crimes ignobles a justement suscité l'indignation et reste une cause de souffrance et de honte pour la communauté catholique. Moi-même, je partage ces sentiments. »
Une honte qui n’épargne aucune Église. Certes les continents africain et asiatique peuvent paraître préservés de ces scandales d’abus sexuels (voir carte). Toutefois, de nombreux témoignages indiquent que, si les poursuites judiciaires sont rares sur ces deux continents, ils ne sont pas épargnés par les crimes.
En septembre 2018, le rapport sur les abus sexuels dans l’Église allemande révèle qu’entre 1946 et 2015, 1 670 membres du clergé ont abusé de 3 677 enfants. Aux États-Unis, une nouvelle approche est testée, comme en Pennsylvanie où un « grand jury » est constitué, en janvier 2018, composé de 23 citoyens américains sous la conduite d’un procureur. Leur rapport est cinglant : au cours des 70 dernières années, plus de 1 000 enfants ont été maltraités par plus de 300 prêtres à travers l’État. Un prêtre, David Poulson, 65 ans, plaide coupable d’agressions sexuelles et tentatives d’agressions sur deux garçons de 8 et 15 ans. Il est condamné à une peine pouvant aller « jusqu’à 14 ans de prison ». Par la suite, plus d'une douzaine d'autres États américains lancent de nouvelles enquêtes menées par de tels grands jurys.
En France, une commission initiée par l’Église
La France est l’un des derniers pays en date à avoir créé une commission. « Il y avait jusqu’à présent un déni très fort sur ce sujet dans l’institution en France, qui n’a plus pu rester la tête dans le sable et ignorer la souffrance des gens », analyse Stéphane Joulain, « Père blanc » de la Société des missions africaines et psychothérapeute auprès des victimes d’agressions sexuelles. Impulsée par la Conférence des évêques de France et la Conférence des religieux et religieuses de France, une Commission indépendante sur les abus sexuels dans l'Église (Ciase) est chargée, en février 2019, de faire la lumière sur les abus sexuels sur mineurs dans l’Église catholique depuis 1950. Elle voit le jour alors qu’un prêtre, Bernard Preynat, est condamné à cinq ans de prison pour avoir agressé sexuellement 70 scouts du diocèse de Lyon, entre 1986 et 1991. Son supérieur, le cardinal Philippe Barbarin, est accusé de ne pas avoir signalé ces faits à la justice. Condamné en première instance, il est acquitté en appel, le 30 janvier 2020. Un an et demi après sa création, la Ciase livre ses premières estimations : au moins 1 500 prêtres seraient impliqués et le nombre de victimes serait d’« au moins 3 000 ». C’est la première fois que l’ampleur des crimes est ainsi révélée en France, souligne son président Jean-Marc Sauvé, qui se dit « sidéré ».
L’association La parole libérée, créée fin 2015 suite aux révélations sur le père Preynat, a permis de médiatiser et offrir la parole à de centaines d’autres victimes. En 2017 et 2018, précise la Conférence des évêques de France, 49 prêtres ont été suspendus de tout ou partie de leur ministère, dont 9 condamnés à une peine canonique, 10 mis en examen et 4 incarcérés. Mais le pénal ne suffit pas, souligne François Devaux, président de La parole libérée : « Dans le droit français, on cherche la condamnation pénale mais, culturellement, le recours au civil est très peu utilisé, alors qu’il me paraît essentiel. Il faut que l’on trouve d’autres moyens pour nous rendre justice sinon nous resterons à jamais des petites victimes, sans autorité ni légitimité. » Pour la fin 2020, l’association prévoit de sortir un « Livre blanc » rassemblant les témoignages collectés dans le but d’alerter l’opinion publique et d’orienter les pouvoirs publics pour qu’enfin s’enraye la répétition de ces crimes.
EN SAVOIR PLUS
Traitement d’un crime GLOBAL : Des clés pour comprendre
La justice transitionnelle est-elle une forme privilégiée pour traiter des affaires d’abus sexuels au sein de l’une des institutions religieuses les plus importantes au monde ?
La justice transitionnelle, une solution adaptée
Pour Jean-Pierre Massias, professeur de droit public à l’université de Pau (France), « au fond, on est face à un crime de masse, commis sur une longue période historique, où une forme d’impunité complexe s’est développée, à la fois organisée et admise et où, enfin, souvent, victimes et bourreaux sont soit très âgés soit décédés. Face à un crime particulier - les violences sexuelles - dans un contexte particulier - celui du poids des Églises dans les sociétés contemporaines - il faut une forme de justice spéciale. Et là, la justice transitionnelle en est une. »
Une solution pas si révolutionnaire
Pour Elisabeth B. Ludwin King, professeure de droit à l’université de Denver (USA), « La justice transitionnelle a vu le jour en grande partie en réponse aux violations des droits de l'homme perpétrées par des régimes autoritaires en Amérique du Sud dans les années 1970 et 1980. Depuis lors, la justice transitionnelle comprend les innombrables réponses qu'un gouvernement utilise dans ses efforts pour obtenir justice et paix, pour les victimes d'un régime antérieur. Pour autant, évaluer la réaction de l'Église à l'héritage des abus sexuels sur mineurs à travers la lentille de la justice transitionnelle n'est pas si révolutionnaire qu'il y paraît. ». [citations originales].
La responsabilité des Etats mérite d’être clarifiée
Pour Anna Myriam Roccatello, directrice adjointe au Centre international pour la justice transitionnelle (ICTJ), basé à New-York, il faudrait clarifier la responsabilité des États eux-mêmes, « qui étaient et sont toujours les hôtes de l’Église, et qui ont la responsabilité de protéger leurs citoyens, en particulier les mineurs ». Elle précise que « chaque Etat a une relation très différente avec l’Église, certains sont plus séculaires que d’autres ». « On peut se demander si l’Église catholique et l’Etat irlandais n’auraient pas travaillé ensemble pour couvrir les abus sexuels contre les enfants irlandais », s’interroge dans un article Marie Keenan, professeure à l’université de Dublin (Irlande).
Certain pays européens sont encore au stade de l’omerta
Pour Saul Castro Fernandez, du Guernica Center à Madrid, « en Espagne, l'Église catholique a encore un énorme pouvoir et un immense contrôle ; dans le gouvernement conservateur précédent, plusieurs ministres étaient liés à l'Opus Dei ou aux Légionnaires du Christ. La volonté politique actuelle ne va absolument pas dans le sens d’engager ce combat. Et si vous regardez bien, les pays encore foncièrement catholiques, comme l’Italie, la Pologne, l’Espagne, n’ont pas mis en place de commissions de ce genre. »
Omerta totale sur le continent africain ?
Pour Paul Samangassou, ancien directeur de Caritas Cameroun, « l’omerta sur le sujet en Afrique est totale et le restera encore longtemps. Des gens savent que des abus sur mineurs existent, mais personne n’en parle car il y a un trop grand respect pour les hommes en soutane, voire une peur ; il vaut d’ailleurs mieux être de leur côté car ils ont un pouvoir très fort auprès des populations ». Exception : en octobre 2019, une procédure a été lancée à Bangui, en République centrafricaine, contre le prêtre belge salésien Luk Delft. Arrivé dans ce pays en 2015 pour coordonner les activités de l’ONG catholique Caritas, le prélat avait été condamné pour des faits similaires en 2012, en Belgique.
Les pays africains anglo-saxons font mieux
Pour Stéphane Joulain, « dans le droit anglo-saxon, il n’y a pas de prescription de crime. En Zambie, par exemple, des Children Act (lois sur l’enfance) existaient déjà et ont été renouvelés après les indépendances. Des pays comme le Kenya ou l’Afrique du Sud se sont penchés assez tôt sur les abus sexuels dans l’école ». Toutefois, rares sont les procédures. En Afrique du Sud, il y aurait eu trente-sept cas d’abus sexuels par des prêtres catholiques recensés depuis 2003, dont seulement sept auraient fait l’objet d’une enquête policière, selon le journal français La Croix.
Une partie de l’Église s’accroche à son pouvoir
Pour la théologienne belge Karlijn Demasure, « Il est très difficile de changer cette culture de cléricalisme, surtout dans les pays en voie de développement où les jeunes sont encore éduqués à la « vieille » manière, qui met le prêtre sur un piédestal. C’est cette position de pouvoir qui facilite l’abus. Une partie de l'Église veut changer et voit que c'est nécessaire mais une autre partie ne veut pas perdre cette position de pouvoir ». Cette position dont jouit l’institution catholique s’incarne notamment dans la culture du secret qui entoure la justice canonique (lire encadré).
Le Vatican n’oblige toujours pas à signaler à la justice
En février 2019, le pape François convoque à Rome un Sommet sur les abus sexuels. Il veut faire comprendre aux évêques l’importance de la crise qui frappe l’Église et met en jeu sa crédibilité. En mai 2019, François publie une lettre apostolique dite proprio motu, « Vos estis lux mundi » (Vous êtes la lumière du monde), qui établit des procédures pour signaler les cas de violences et harcèlements sexuels. Chaque diocèse devra se doter d’une commission pour accompagner les plaignants. L’Église lève le secret pontifical sur ces abus, mais elle n’oblige toutefois pas ses membres à signaler ces affaires aux autorités judiciaires concernées.
Pas de rédemption sans sensibilisation ?
Stéphane Joulain, prêtre au sein des Père blancs et formateur sur la prévention des abus sexuels, se demande quelle sera l’efficacité du motu proprio du pape et des bureaux de signalement mise en place dans les diocèses, s’il n’y a pas de sensibilisation. « La Commission Sauvé en France pensait qu’exister suffirait à ce que les gens s’en rapprochent, mais non, il a fallu aller vers les victimes, les encourager à témoigner. Si cela est difficile à faire en France, imaginez en Afrique où on ne parle même pas de ces choses-là ! » Joulain croit fortement aux initiatives de sensibilisation qui doivent être menées dans les congrégations religieuses, qu’il s’emploie à mettre en place dans différents pays malgré la chape de plomb qui pèse sur les fidèles.
Inclure les victimes dans le processus
Transfert ou exclusion de prêtres, sanctions pénales, réforme des lois et politiques de l'Église, indemnisation de victimes : pour Elisabeth B. Ludwin King, « aucune de ces réponses ne semble avoir été motivée par le désir de réparer les torts » déplore-t-elle. Elle est d’avis qu’il faut inclure les victimes dans la recherche de solutions. Et pour Anna Myriam Roccatello, une façon d’avancer serait de « créer une plateforme internationale des familles dans plusieurs pays pour qu’elles poursuivent ensemble cette forme de justice, couplée à la justice réparative, réparatrice, restaurative pour leur reconstruction, leur réparation et pour atteindre une forme de réconciliation. Si l’Église avait vraiment cette volonté de raconter les faits plutôt que de les cacher, là nous serions véritablement dans un processus de justice transitionnelle. »
Les autres religions ne sont pas épargnées
Il semble qu’aucune Église ou religion ne soit épargnée par les abus sexuels. En février 2019, un scandale éclabousse ainsi les églises protestantes aux États-Unis ; d’après deux quotidiens texans, 380 membres de La Southern Baptist Convention, qui rassemble 47 000 églises évangéliques et plus 15 millions de membres, sont accusés d'abus sexuels commis sur plus de 700 victimes, principalement mineures. Pour Stéphane Joulain, « tout un travail ait été fait dans l’Église catholique à ce sujet qui n’a pas été mené dans les autres Églises, dont l’Église protestante ». Certes, ajoute-t-il, « elle représente une très grosse part de la communauté chrétienne, donc c'est normal que, statistiquement, il y ait plus de cas dans cette Église. Mais vous savez, si vous allez voir du côté des témoins de Jéhovah, ça n’est pas très beau non plus… »
LA JUSTICE CANONIQUE
La justice canonique est la justice des clercs. Elle est régie par le droit canon, dont le premier code a été publié en 1917. Elle est indépendante de la justice laïque mais cohabite avec elle. Au niveau local, l’évêque est la clé de voûte de cette justice interne : il nomme les juges qui rendent justice dans les tribunaux de chaque diocèse lorsqu’un prêtre est mis en cause. Les laïcs en sont exclus. Les tribunaux de diocèse sont souvent saisis avant la procédure pénale, mais l’Église de France fait valoir que la justice interne de l’Église doit attendre la fin des procédures judiciaires civiles et qu’un jugement soit rendu, pour rendre elle-même son verdict.
Depuis 2002, toutes les affaires remontent des diocèses à la Congrégation de la doctrine de la foi, à Rome, qui juge les cas les plus graves et renvoie les autres affaires au jugement des diocèses. Des jugements sont rendus, même si les délais sont longs et les droits de la défense insuffisants, estiment certains. Ils sont parfois cependant le seul espoir d’obtenir réparation quand la justice civile est confrontée à la prescription de 20 ans.