La troisième étude du Baromètre de la justice transitionnelle, un mécanisme de recherche sur la JT, a pour objectif de réformer les manuels d’histoire
Dans ses recherches de terrain sur les rescapés de la dictature et sur les « régions victimes » de Tunisie, les équipes du Baromètre de la justice transitionnelle se rendent compte que la thématique de l’Histoire et de la mémoire traversent les préoccupations des victimes interviewées dans les différentes localités du pays. Un sentiment persiste chez les uns et les autres, celui de l’oubli officiel, sinon du déni volontaire d’évènements historiques de dimension dissidente, perpétrés au cours de la période contemporaine. Une menace pour la mémoire, estime-t-on, d’autant plus que six ans après la révolution, seules de petites retouches ont été introduites dans les manuels d’histoire.
Le Baromètre de la justice transitionnelle est un mécanisme de recherche en sciences humaines qui réunit à la fois des chercheurs nationaux du Centre Kawakibi des Transitions démocratiques basé à Tunis et des chercheurs internationaux de l’ONG hollandaise Impunity Watch et de l’Université de York, en Grande Bretagne. A l’instar de ses études précédentes, réalisées au cours des années 2015 et 2016, celle, qui vient de paraitre sur « Histoire et mémoire collective en Tunisie : des notions contrastées. Enseigner l’histoire récente et la figure de Bourguiba aujourd’hui », est une recherche qualitative. Elle est basée sur des entretiens avec des professeurs d’histoire et d’éducation civique du secondaire. Leurs critiques et évaluations des manuels scolaires donnent des pistes d’une autre manière, plus « objective » et moins partisane pour enseigner l’histoire.
« Des trois études que nous avons déjà réalisées sur la justice transitionnelle, celle-ci se démarque par l’impact immédiat qu’elle peut avoir. Puisqu’en ce moment où la Tunisie est en train de réfléchir sur la réforme de l’éducation, « Histoire et mémoire collective… » propose un projet de refonte de l’enseignement d’une discipline majeure pour les élèves tunisiens », souligne le juriste et expert en JT Wahid Ferchichi, également coordinateur de la recherche.
Mémoires exclues du programme scolaire
Avant de laisser la parole aux enseignants, les auteurs de l’étude commencent par distinguer entre histoire et mémoire.
« L’histoire est une discipline académique, fondée sur l’objectivité de la recherche et qui répond à des critères méthodologique rigoureux. La mémoire, elle, fait appel à la subjectivité d’un vécu individuel, familial, du groupe ou d’une communauté. Il faut donc reconnaitre que l’histoire n’est qu’un des nombreux facteurs déterminants de la mémoire collective, qui puise dans bien d’autres sources, dont les récits communautaires ou familiaux, les récits et les commémorations publiques ».
Les auteurs font remarquer dans leurs analyses à quel point l’interprétation des faits historiques est une tache difficile, notamment pour les sociétés en transition ou ayant traversé des périodes de conflit.
Dans leurs interviews, les enseignants semblent conscients d’une chose : l’écriture de l’histoire peut devenir un acte politique, fondamentalement partial. Ils avouent également tous les efforts qu’ils font pour distinguer entre ce qu’ils croient, ce qu’ils pensent et ce qu’ils doivent enseigner. D’autant plus qu’ils relèvent toutes les mémoires exclues du programme scolaire : les anciens rois de Tunis résumés en quatre pages, les personnages politiques contemporains occultés en faveur de l’omniprésente figure de Bourguiba, le rôle joué par la centrale syndicale escamoté, les histoires régionales passées sous silence…
« Le passé d’un Etat est généralement considéré par les gouvernements comme une ressource importante pour l’édification de ses valeurs, et c’est souvent le propre des gouvernements autoritaires de contrôler la manière officielle dont le passé est représenté… Le recours à des mythes collectifs pour asseoir une légitimité politique conduit les communautés à se voir écrasées par des images fausses et des stéréotypes. La mémoire collective devient alors le produit de contestations sociales… », cite l’étude.
« Trop de politique a tué le culturel »
Dans leurs propositions de réformes, les enseignants regrettent la méthode de la dictée, qui incite à la passivité de l’élève, bannissant le débat et l’échange au sein de la classe. Ils recommandent de mettre en place une approche proactive, plus vivante et plus dynamique, qui prendrait en compte les instruments numériques et audiovisuels.
Pour les professeurs interviewés, la justice transitionnelle devrait remédier à l’Histoire victime de dénigrement, voire de diffamation. Selon un enseignant d’histoire à Gafsa, dans la région minière du sud du pays : « l’Instance vérité et dignité doit corriger l’histoire afin d’assurer l’équité pour tout le monde…la mémoire qui réunit le peuple ne peut que protéger contre l’extrémisme et assurer l’amour de la patrie ».
L’hégémonie de l’histoire politique dans les cours d’histoire récente apparait problématique pour les enseignants interviewés, qui sont favorables aussi à l’enseignement des faits, des évènements et des personnages artistiques et scientifiques et sociaux qui composent eux aussi l’histoire du pays.
« Trop de politique a tué le culturel dans l’histoire moderne du pays », insiste une enseignante de Sousse, dans la région côtière du pays.