Dans quelle mesure la destruction d’un chef d’œuvre architectural constitue-t-elle un crime de guerre, si ce chef d’œuvre est aussi utilisé à des fins militaires ? Quid encore si la destruction d’un tel édifice, tel le Vieux Pont de Mostar, entraîne des dommages psychologiques et physiques sur une population civile désormais assiégée ? Comment peser à la fois objectif militaire, dommage au patrimoine culturel, blessures psychologiques et physiques ? Retour sur le dernier jugement du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, un casse-tête chinois dans les Balkans.
L’ultime jugement du TPIY le 29 novembre restera dans les mémoires par le suicide en direct et télévisé de l’un des six accusés, Slobodan Praljak, au moment de l’énoncé de la sentence. Mais au-delà de la dimension spectaculaire de ce geste, l’un des aspects de ce jugement, qui concernait aussi directement Slobodan Praljak, a donné lieu à de profondes divergences d’analyse entre les juges du TPIY de la Chambre de Première Instance et de la Cour d’appel. La cinquantaine d’obus qui se sont abattus sur le Vieux Pont de Mostar (littéralement, en serbo-croate « Stari Most ») relèvent-ils du crime de guerre, si cette destruction est associée à des actes de persécution ? Rappelons que le Vieux Pont fut construit il y a près d’un demi-millénaire et représente un joyau de l’architecture ottomane en même qu’un symbole du multiculturalisme balkanique.
Le jugement du TPIY sur la destruction du Vieux Pont de Mostar revêt une importance particulière à l’heure où la question des crimes culturels prend une résonance nouvelle avec les destructions des bouddhas de Bamiyan opérées par les talibans et celles perpétrées par des groupes salafistes en Irak, en Syrie et au Mali. La Cour pénale internationale a du reste condamné en 2016 pour crime de guerre, Ahmad Al-Faqi Al-Mahdi, l’auteur de la destruction des mausolées de Tombouctou à 9 années de prison.
La destruction du patrimoine culturel a aussi été un élément déterminant dans les guerres de l’ex-Yougoslavie des années 1990 où des centaines de mosquées et d’églises ont été intentionnellement détruites. Souvent, le nettoyage culturel est allé de pair avec le nettoyage ethnique, cherchant à éradiquer le lien identitaire qui unit une communauté aux manifestations de sa culture. Plus d’une quinzaine de jugements du TPIY sanctionnent les auteurs de destructions du patrimoine culturel, comme ceux qui ont ordonné les bombardements menant à l’incendie qui a ravagé la bibliothèque de Sarajevo, brûlant 90% des manuscrits, ou encore la vieille ville de Dubrovnik.
Un objectif militaire légitime?
Cependant la destruction du Vieux Pont de Mostar dans la guerre en 1993 représente un cas distinct. La guerre alors oppose dans la ville de Mostar les forces croates du HVO aux soldats bosniaques (ABiH). Le pont permet à ces derniers de ravitailler en armes et en munitions leurs soldats et d’apporter des vivres et des médicaments aux civils musulmans sur la rive ouest qui se trouvent assiégés.
Dès lors, le Vieux Pont constituait-elle un objectif militaire légitime pour les forces du HVO ? La Chambre de 1ère instance avait répondu positivement en 2013. Dans son jugement, elle affirme que le Vieux Pont était bel et bien un objectif militaire pour ajouter aussitôt que sa destruction était disproportionnée aux gains militaires obtenus. Il s’agit donc d’un acte illégal et, en l’espèce, d’un crime de guerre ainsi que d’un crime contre l’humanité, s’agissant « d’un acte sous-jacent de persécutions pour des motivations politiques, raciales ou religieuses ». Le jugement de 2013 (para. 1294-1366 !) prend en compte les différents éléments pour parvenir à cette conclusion. Il précise ainsi « le caractère exceptionnel de cet ouvrage lié à sa valeur historique et symbolique », tout en reconnaissant « que le Vieux Pont était, pour l’ABiH, essentiel aux activités de combat menées par ses unités sur la ligne de front, aux évacuations, à l’envoi de troupes, de vivres et de matériel et qu’elle l’utilisait à cette fin ». Mais la Chambre reconnaît aussi que le Vieux Pont est « aussi essentiel par les habitants de la rive gauche de la Neretva pour maintenir le contact avec ceux de la rive droite et s’approvisionner en nourriture et médicaments ».
Dans ce long jugement de quelques 2000 pages qui couvrent un spectre de crimes commis par ces six accusés, 80 paragraphes sont consacrés à la destruction du Vieux Pont de Mostar. Mais nul ne sait comment les juges ont déterminé le caractère disproportionné des bombardements du HVO sur le pont, et donc illégal. Comment les juges de la Chambre de Première instance ont-ils mis en balance dommages psychologiques et physiques, patrimoine culturel et objectif militaire ? Le critère de la proportionnalité se base sur l’idée que les gains militaires obtenus doivent être concrets et directs. N’était-ce pas le cas ? Ou les dommages tant patrimoniaux que psychologiques et physiques des populations assiégées étaient-ils trop lourds au regard des avantages concrets et directs obtenus ? Nul ne sait, mais le jugement de 2013 de conclure que dès lors, il s’agit d’un crime de guerre, voir d’un crime contre l’humanité, puisque la destruction du Vieux Pont s’est accompagnée d’une « volonté de terroriser » les civils dès lors totalement assiégés.
Jugement cassé
La Cour d’appel dans son arrêt du 29 novembre 2017 a cassé sur ce point le jugement de 2013, considérant que puisque le pont était un objectif militaire, sa destruction était légale, car elle avait produit « un avantage militaire précis ». Et que par conséquent, sa destruction ne pouvait être considérée comme une destruction gratuite non justifiée par une nécessité militaire. Un point de vue qu’a contesté vigoureusement dans une opinion dissidente le juge Fausto Pocar. Il s’est étonné que ses collègues de la Cour d’appel aient ignoré la Convention pour la protection des biens culturels de 1954 qui dans son article 4 para 2. stipule que la destruction d’un bien culturel ne peut être dérogé que « dans les cas où une nécessité militaire exige, d’une manière impérative ». La nécessité militaire étant définie par l’absence d’alternative à la destruction.
Ces divergences d’analyse entre les juges du TPIY reflètent en l’état les débats du droit de la guerre. Comment mesurer les dommages psychologiques, dont le jugement de 2013 fait état ? Faut-il même en tenir compte ? Affaiblir le moral de l’ennemi n’est-il pas une partie intrinsèque de la guerre ? Au demeurant, comment un commandant dans le feu de l’action pourrait-il déterminer les dommages psychologiques à long terme qu’il inflige ? Comment ajouter aux dommages psychologiques, la valeur patrimoniale d’un objet, et les mettre en regard avec le critère de la proportionnalité du droit international humanitaire ? Ces différentes interrogations reflètent une question plus large : jusqu’où faut-il étendre la définition des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et des actes de génocide ? Depuis la naissance du TPIY en 1993, ces définitions n’ont cessé de s’élargir avec potentiellement à terme le risque de compromettre tout l’édifice juridique. Si tout crime devient potentiellement un crime international, il comporte le risque de se diluer, de sa banaliser et, in fine, de perdre sa valeur d’interpellation. Dans le dernier jugement du TPIY avant qu’il ne ferme ses portes, c’est peut-être cette évolution que la majorité des juges de la Cour d’appel ont voulu freiner.