L’Instance Vérité et Dignité cherche actuellement à faire héberger ses documents audiovisuels, ses enregistrements des témoignages des victimes plus précisément, dans une base de donnée située hors des murs de l’Instance. Une initiative qui provoque la colère notamment des victimes.
Le mois de janvier, la commission vérité tunisienne communiquait cette information sur son site : « L’Instance Vérité et Dignité se propose de lancer un appel d’offre auprès des entreprises et ce pour la fourniture ; l’installation et la mise en service d’une plateforme de sauvegarde d’archivage et consultation des fichiers vidéos ». L’annonce donne plus de détails. On y apprend que disposant d’un large volume de fichiers audio et vidéo enregistrés lors des séances d’écoutes (80 TO), l’Instance cherche, vu « leur importance et leur criticité » à les préserver « pour une longue durée dans un endroit sécurisé tout en garantissant la disponibilité, la confidentialité , la fiabilité et la qualité des fichiers », cite l’IVD. Une seule entreprise répond à la requête de l’Instance et l’appel d’offre N°1/2018 est publié une seconde fois en février.
Un choix contesté pour une base de données américaine
Cet appel d’offre, plutôt inattendu, publié à trois mois de la fin de la mission de l’IVD (mai 2018) et alors que la commission vérité n’avait pas encore annoncé publiquement son intention de prolonger son mandat jusqu’au mois de décembre 2018, alerte de nombreuses victimes, regroupées depuis le mois d’octobre 2017 en un front, la Coalition tunisienne pour la Dignité et la Réhabilitation, mais également le directeur des Archives Nationales (AN).
Une autre information qui filtre des coulisses de l’IVD, les inquiète encore plus : le choix de l’Instance de confier à Cloud Microsoft azure- plateformes d’hébergement de bases de données qui se trouvent dans plusieurs pays d’Europe occidentale et d’Amérique- l’ensemble de ses vidéos et documents sonores. Pourtant la loi relative à l’instauration de la justice transitionnelle et à son organisation, adoptée en décembre 2018 semble claire sur ce sujet. Elle stipule dans son article 68 : « Les travaux de l'Instance prennent fin à la date prévue par la loi, l'Instance confie alors la totalité de ses documents et références aux Archives nationales ou à une institution de sauvegarde de la mémoire nationale qui sera éventuellement créée ».
Ces multiples appréhensions motivent l’organisation d’un colloque par les victimes et les Archives Nationales la semaine passée sur les archives de l’IVD.
Polémiques autour des dossiers de la dictature
Ce n’est pas la première fois qu’un incident autour des archives des temps de la dictature défraie la chronique en Tunisie. Deux précédents ont démontré à quel point ces documents essentiels pour l’établissement des faits dans le cadre des investigations et renfermant une part de la vérité sur un sombre passé des violations des droits de l’homme constituaient un enjeu majeur pour beaucoup d’intervenants.
Le 3 décembre 2013, au temps de la Troïka dirigée par les islamistes, le président de la République Moncef Marzouki puise dans les dossiers du Palais de Carthage, ceux de Ben Ali essentiellement, pour publier un ouvrage intitulé le « Livre noir. Le système de propagande sous Ben Ali ». Une large controverse est enclenchée quant à l’ouverture de ces archives dans un cadre peu transparent, non scientifique et plutôt partial et partisan. Le seul versant positif de cet événement réside dans la prise en compte de l’importance d’accélérer l’adoption de la loi sur la justice transitionnelle qui croupissait depuis plusieurs mois dans les tiroirs de l’Assemblée Constituante.
Le 26 décembre 2014, alors que Béji Caied Essebsi venait de remplacer le président Marzouki à la tête de l’Etat, Sihem Bensedrine arguant d’une autorisation du président sortant et accompagnée d’une partie de son staff, tente de transférer les fameuses archives des Président Bourguiba et Ben Ali de Carthage au siège de l’IVD. L’évènement, suivi en direct par la chaine Nessma TV, déclenche une crise entre Sihem Bensedrine et la garde présidentielle, qui oppose un véto cathégorique au départ des archives. Les dossiers de la présidence, 17 500 boites en tout, finissent par être traités pendant huit mois par une équipe des Archives Nationales, qui les dépouilleront livrant à la demande des documentalistes de l’Instance des répertoires détaillés d’une matière particulièrement liée au renseignement et au dispositif de la propagande et de la rétribution des thuriféraires du régime de l’ex président.
Des enregistrements lourds de 80 000 Gigas
Mais le contexte actuel semble différent. L’IVD a rassemblé, comme cité par son appel d’offres, un volume très étendu de documents de tous types, dont tous les PV de tous les procès politiques des 60 dernières années. Mais ceux qui font l’objet de l’appel d’offre, lourds de 80 000 Gigas, sont uniquement audiovisuels.
Slah Eddine Rached, vice président de la Commission de conservation de la mémoire et commissaire au sein de l’IVD précise : « Prés de 40 000 témoignages de victimes des violations des droits de l’homme, d’une heure trente en moyenne, ont été recueillis au cours d’auditions privées par les équipes de l’Instance ».
Hedi Jallab, directeur des Archives Nationales réplique : « Le transfert de telles données personnelles en dehors du territoire tunisien, est illégal et contraire à la souveraineté nationale. Ce que l’IVD a rassemblé comme témoignages fait désormais partie de la mémoire collective. Comment transporter cette matière sous d’autres cieux alors qu’elle renferme tant de données confidentielles, jamais encore exprimées par les victimes y compris aux plus proches parents ? Et alors qu’en Tunisie, le Centre national de l’Informatique possède deux bases de données sécurisées susceptible de les héberger ? ».
Des documents périssables et transformables
Recueillis sur des applications numériques, les enregistrements des témoignages des victimes de la dictature, que l’historien et documentaliste Abdel Jelil Temimi appelle « les archives de l’âme » sont périssables, transformables et susceptibles d’actions de piratage. D’où l’intention de l’IVD de les sauvegarder.
Or, pour Hedi Jalleb, les conserver dans des bases de données étrangères ne les épargne pas d’une possible fuite. D’autre part des voix s’élèvent, y compris parmi les victimes, pour dénoncer l’intention de Bensedrine de stocker ces archives dans un lieu sûr le temps de l’installation d’un institut de la mémoire qu’elle ambitionnerait de présider après la fin de son mandat.
A quelques mois de la clôture de la mission de la commission vérité tunisienne, ses rapports avec les victimes, qui se sont dégradées auparavant autour de la question des réparations, n’ont jamais été aussi conflictuels.
Dans un récent communiqué de presse publié le 1er mars sur son site, et répondant à la polémique, l’IVD assure qu’elle est la seule responsable de la sécurité des archives jusqu'à l’achèvement de ses travaux en décembre 2018. Elle ajoute que l’objet de l’appel d’offre N°1/2018 ne couvre que le temps restant de son mandat. « Quant à la décision de confier ses dossiers soit aux Archives Nationales ou à une autre structure dédiée à la mémoire, elle sera émise par l’Instance à la suite de la consultation de ses partenaires se recrutant dans les institutions étatiques et parmi les victimes à l’issue du colloque national intitulé « Le rôle des institutions de l’Etat et de la société civile dans la période post IVD », qui se tiendra le 6 mars ».
Or, cet établissement, qui se rapproche du musée de la STASI en Allemagne ou de l’Institut National de la Mémoire en Pologne n’a jusqu’ici point vu le jour. Si l’IVD optait pour cette alternative, comment peut-elle livrer ses dossiers à un établissement qui n’existe encore pas ? La loi n’évoque point une telle situation, ouvrant la porte à d’autres éventuels conflits concernant les archives de la commission vérité…